Oui ! c’était en place Maubert que les deux mille gardes de la prévôté, accompagnés de plus de cinq cents moines, conduisaient Étienne Dolet. C’est une pensée de génie qu’avait eue Loyola.
Le terrible moine s’était fait expliquer minutieusement l’attaque de la Cour des Miracles, et la résistance des truands, et leur victoire extraordinaire !
Et il avait résolu de prendre ses précautions pour que Dolet ne lui fût pas arraché au meilleur moment.
On a vu qu’il avait été trouver Monclar.
Il lui donna des conseils, ou plutôt ses ordres, qui se résumèrent en ces opérations très simples :
Répandre le bruit que Dolet serait brûlé en place de Grève, y faire édifier un bûcher pour mieux tromper Paris ; puis vers cinq heures du matin, édifier rapidement un bûcher place Maubert, et faire fermer les ponts en les gardant par des forces imposantes.
Tel avait été le plan de Loyola.
Nul ne fut mis dans le secret, et jusqu’au dernier moment Dolet lui-même crut qu’il serait conduit en Grève.
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Aussitôt après la sentence de condamnation lue par l’official Faye, Dolet avait été saisi par les gardes qui l’entouraient et ramené dans son cachot par le passage souterrain qui faisait communiquer la Conciergerie avec la maison de justice.
Vers sept heures du soir, Gilles Le Mahu pénétra dans le cachot et dit à Dolet qu’il serait fait droit à toutes ses demandes et requêtes.
– Voulez-vous, ajouta-t-il, que je vous fasse servir quelque bon repas, que vous arroserez d’une bouteille sortie de mes propres caves ?
Toute l’âme de Gilles Le Mahu tenait dans cette proposition. Il ne concevait pas qu’un homme sur le point de mourir pût souhaiter autre chose qu’un bon pâté et un flacon de bon vin d’Anjou.
Aussi fût ce avec une sincère surprise qu’il entendit Dolet lui répondre :
– Merci maître Le Mahu, mon pain me suffira.
– Que désirez-vous donc ?
– Que vous me laissiez dormir tranquille, car je suis fatigué.
Gilles Le Mahu se retira très étonné.
Étienne Dolet se jeta en effet sur sa botte de paille et ferma les yeux.
Dolet ne dormit pas.
Mais à cinq heures du matin, lorsque s’ouvrit la porte de son cachot et que reparut Gilles Le Mahu, Étienne Dolet, aussitôt sur pied, montra un visage serein.
Un prêtre accompagnait Gilles Le Mahu.
– Mon fils, dit cet homme, je viens vous apporter les consolations que notre religion de pardon, de douceur et de résignation réserve à tous ses enfants, même les plus pervers.
Il avait dit cela d’une voix glaciale.
– Monsieur, répondit Dolet, vous me voyez tout consolé ; je n’ai donc pas besoin de vos secours, dont pourtant je vous remercie en toute sincérité.
– Quoi, mon fils ! Vous ne voulez pas, au moment de paraître devant Dieu, confesser vos fautes, erreurs et péchés ?… Je vous apportais l’absolution.
– Je me suis absous moi-même, dit Dolet.
– Sacrilège !… Vous entendrez pourtant le divin sacrifice de la messe !
– Il faudra donc qu’on m’y porte !
Le prêtre fit le signe de la croix, qui était sans doute un signal convenu, car au même instant les gardes et les geôliers se jetèrent sur Dolet, le terrassèrent, le ligotèrent de cordelettes et l’emportèrent.
Dans la chapelle, où le condamné fut déposé, la messe funèbre commença…
Dies irae ! Dies illa !
Les moines, rangés autour de la chapelle, reprenaient le chœur menaçant que Dolet, enchaîné, entouré de gardes, entendait et traduisait en lui-même.
De profundis ad te clamavi !
Ce fut avec une sorte de sombre furie que l’officiant attaqua le chant des morts.
Près du condamné, un moine ne chantait pas.
Il regardait Dolet.
Et à travers les deux trous de la cagoule, le condamné voyait briller deux yeux noirs, – un regard spécial, un regard d’ironie, de force et de victoire.
Le supplice de cette messe funéraire prit fin.
On délia les jambes de Dolet.
Mais on resserra les liens qui attachaient ses mains.
Le cortège se forma.
Des confréries de pénitents noirs et blancs, en tête, portant de lourds crucifix, puis des théories de nonnes, puis des prêtres psalmodiant les prières des agonisants, puis des moines en quantité, tous couverts de cagoules et tous porteurs de gros cierges en cire.
Venait alors Dolet, entouré des moines.
Dolet marchait d’un pas très ferme.
Près de lui s’avançait le moine dont il avait remarqué le regard étrange.
Àpeine le cortège se fut-il mis en route que toutes les églises commencèrent à sonner le glas.
Dolet s’aperçut à peine qu’on se dirigeait vers la place Maubert et non vers la place de Grève.
Au loin, de l’autre côté du pont Saint-Michel, une sourde rumeur s’élevait.
Les gens de la Cité et de l’Université, à défaut de ceux de la ville, accouraient et se rangeaient le long des rues.
Le sentiment qui dominait cette foule était celui de la pitié. Mais d’imperceptibles mouvements de colère et d’indignation se manifestèrent.
Des hommes crièrent à voix haute qu’il était abominable de tuer un innocent et que son supplice retomberait sur l’official Faye, à qui on s’en prenait surtout de l’inique condamnation.
Le moine qui marchait près de Dolet vit ces larmes de la foule, et d’une voix pleine de cinglante ironie, murmura :
– Dolet pia turba dolet !
Le condamné tressaillit ; il venait de reconnaître la voix de Loyola ! Il redressa la tête et répondit sans trembler :
– Sed Dolet ipse non dolet . Ah ! c’est vous, monsieur de Loyola ? Eh bien, vous allez voir comment sait mourir un homme qui ne craint rien ; pas même vous en ce moment !
Bientôt on déboucha sur une étroite place autour de laquelle se massèrent les cavaliers, les soldats et les moines.
Ceux qui portaient des cierges entourèrent aussitôt le bûcher. On avait dressé une échelle pour arriver sur la plate-forme.
Le bourreau et ses aides s’approchèrent et voulurent saisir le condamné pour lui faire monter l’échelle.
– Arrête, bourreau, dit Dolet. Je ne veux pas être aidé.
En même temps Dolet monta les échelons, bien qu’il ne pût s’aider de ses mains attachées.
Arrivé sur la plate-forme, il se plaça contre le poteau.
Aussitôt, le bourreau l’y attacha solidement par une corde qui faisait plusieurs fois le tour du corps.
Dolet voulut commencer à parler.
Mais, sur un signe de Loyola, les moines entonnèrent le De Profundis d’une voix sauvage ; on ne peut entendre un mot de ce que disait l’infortuné savant.
Au même instant, le bourreau saisit une torche qu’un de ses aides venait d’allumer.
Mais Loyola la lui arracha des mains.
– Ainsi périssent les ennemis de Jésus ! cria-t-il furieusement.
Et il inclina sa torche vers les fagots secs qui formaient la base du bûcher.
En un clin d’œil, tous les cierges s’étaient baissés vers les fagots. Une fumée grise et odorante, comme la fumée qui s’élève des fours de boulanger, monta alors et enveloppa Dolet de ses tourbillons.
Quelques secondes encore, sa figure sereine apparut.
Soudain, les flammes montèrent, déchirèrent la fumée des zébrures écarlates : de larges flammes onduleuses, souples, se balançant au vent comme des drapeaux funestes et dardant vers le condamné des pointes qui semblaient siffler…
Une clameur, une immense et déchirante clameur de pitié monta de la foule…
Puis, tout à coup, ce fut une rumeur d’effroi ; des hurlements éclatèrent ; il y eut une fuite éperdue, et deux ou trois cents êtres hagards, échevelés, dégouttants d’eau, se ruèrent sur les cavaliers qui entouraient le bûcher, et, à leur tête, Lanthenay, Manfred, livides, forcenés !…
– Feu ! feu de toutes armes ! tonna Loyola.
Un homme à cheval commanda :
– Visez bien ! Feu !…
C’était Monclar.
Le tonnerre de deux cents arquebuses déchargées d’un coup roula sur ce quartier de Paris en même temps que le tonnerre des clameurs de la foule ; une cinquantaine de truands tombèrent ; parmi eux, Manfred, le bras fracassé.
– En avant ! hurla Lanthenay.
Une nouvelle décharge retentit lugubrement.
Des morts culbutèrent, des blessés se roulèrent avec d’énormes imprécations.
Cocardère et Fanfare toujours ensemble étaient tombés l’un près de l’autre.
– En avant ! hurlait Lanthenay sans s’apercevoir qu’ils n’étaient plus qu’une dizaine.
Ses yeux exorbités, fous, sanglants, s’étaient rivés à l’effroyable vision… là, à quelques pas de lui, par-dessus les têtes des moines et des soldats, la vision rouge, noire et grise, les flammes qui montaient, montaient en se tordant et en sifflant, montaient plus haut que le faîte des maisons voisines, le poteau calciné, l’immense brasier ardent qui s’écroulait en tisons écarlates, la fournaise monstrueuse au centre de laquelle un pauvre corps atroce à voir, convulsé, contourné sur lui-même, tordu, ratatiné, aminci, n’ayant plus figure d’homme, figure de quoi que ce soit de déjà vu, achevait de se consumer en grésillant !…
Tout à coup, la vision disparut…
Le bûcher s’écroula. Le poteau s’abattit…
C’était fini.
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Lanthenay, son poignard à la main, s’était rué.
Il allait droit devant lui, insensé, terrible, surhumain…
Àchacun de ses pas, son bras se levait et s’abaissait dans un geste foudroyant, et un soldat tombait.
Il se frayait ainsi un chemin de sang vers Monclar qui, immobile sur son cheval, les yeux fixes, le voyait venir comme dans les cauchemars on voit venir la bête de l’Apocalypse.
Mais à chacun de ses gestes mortels, une sorte de grognement furieux déchirait sa gorge.
Il marchait à Monclar. Il le tenait.
Lanthenay atteignit le cheval de Monclar.
Il se ramassa sur lui-même.
Il prépara le bond prodigieux par lequel il allait se trouver poitrine à poitrine avec Monclar…
Àce moment, par derrière, une main sèche, violente et nerveuse s’appesantit sur sa nuque.
Cette main était celle d’une femme !
Et cette femme, c’était la Gypsie !
En un instant, vingt gardes furent sur Lanthenay.
La seconde d’après, il se trouva lié solidement.