Nous revenons maintenant à Manfred et à Lanthenay que nous avons laissés arrêtés près du pont Saint-Michel.
Ce pont avait une porte à chacune de ses extrémités.
Ces deux portes n’étaient d’ailleurs que rarement fermées, excepté les jours où il y avait sédition en l’Université, et où on voulait empêcher les écoliers de se répandre par la ville.
Le jour se leva, blafard et sinistre.
Il était environ six heures.
Dolet devait sortir à sept heures de la Conciergerie pour être amené au lieu de son supplice, c’est-à-dire en place de Grève, comme cela avait été annoncé.
Àsix heures et demie deux cents cavaliers débouchèrent sous la porte et se rangèrent en bataille.
Derrière eux s’avancèrent trois petits canons de campagne.
– Le moment approche ! dit sourdement Lanthenay.
Cependant, des soldats, ostensiblement, chargèrent les canons et les pointèrent en trois directions différentes sur la foule.
Cette menaçante démonstration fut remarquée de tout le monde et accueillie par des cris de terreur. Seuls, les truands ne manifestèrent aucune surprise.
Seulement, ayant jeté un regard sur l’enfilade du pont, Manfred et Lanthenay constatèrent plusieurs choses qui leur donnèrent une vague inquiétude.
D’abord, toutes les boutiques du pont étaient fermées, ce qui n’arrivait jamais en pareille occurrence, les boutiquiers de Paris étant au contraire friands de ces spectacles.
En outre, Manfred et Lanthenay remarquèrent que le pont était couvert de soldats ; il y avait peut-être deux régiments massés dans l’étroit passage libre entre les deux rangées de boutiques.
Six autres canons parfaitement visibles achevaient de donner au pont l’aspect d’une forteresse qui se prépare à soutenir un assaut.
Le beffroi du Palais de Justice sonna sept heures.
Àce moment, la porte du pont fut fermée.
– Que se passe-t-il ? murmura Lanthenay devenu livide.
– Je viens de la place de Grève, haleta une voix près de lui.
Manfred et Lanthenay se retournèrent vivement.
L’homme qui venait de parler ainsi était Cocardère.
Et ces paroles pourtant si simples avaient résonné comme un glas.
Àce même instant précis, le glas se mit justement à tinter à Saint-Germain-l’Auxerrois et à Notre-Dame, puis à Saint-Eustache, puis aux autres églises, gagnant de proche en proche comme une voix de malheur qui se serait répercutée en échos de deuil…
Au loin, de l’autre côté de la Seine, on entendit le chant des centaines de moines qui, couverts de cagoules et le cierge à la main – cierges bientôt torches d’incendie !… – formaient le cortège du condamné.
– J’arrive de la place de Grève ! reprenait Cocardère, et savez-vous ce qui s’y passe ? Il y a un bûcher, mais autour du bûcher, ni le bourreau ni ses aides ! Ce n’est pas en Grève qu’on va le brûler.
Lanthenay jeta un cri déchirant.
Manfred rugit un terrible juron.
Il y eut parmi les truands un violent remous.
Et cette clameur, soudain, répétée par des voix furieuses, éclata, tonna :
– Àla place Maubert ! Àla place Maubert !
. . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Des cris, des imprécations, se heurtèrent, se croisèrent…
Un millier de truands se ruèrent sur la porte du pont, et là, une effroyable mêlée commença, tandis que, de toutes parts, s’enfuyait une foule terrifiée.
Comment passer ?
Comment courir à son secours ?
La tête en feu, les cheveux hérissés, Lanthenay rugissait ces questions hachées de jurons où se déchaînait son désespoir.
Et, tout à coup, une idée traversa sa cervelle affolée.
– En avant ! hurla-t-il.
En quelques bonds, il avait dévalé la berge.
Il y avait des barques attachées par des cordas à des pieux fichés dans le sable. Il est sûr qu’il ne les vit pas.
Il entra dans l’eau !
Lanthenay perdit pied presque aussitôt et se mit à nager avec une telle furie qu’il coupait le courant presque en droite ligne.
Alors, ce fut un spectacle inouï, un spectacle de rêve ou de cauchemar.
Derrière Lanthenay, Manfred ; derrière Manfred, Cocardère et Fanfare, dix, vingt, cent, mille truands se jetèrent à l’eau, hurlant, vociférant, se poussant, se soutenant ; la Seine fut noire de toques, hérissée de fêtes furieuses, de poings qui brandissaient des poignards…