Pendant ce temps, quelque chose de singulièrement important se passait dans l’esprit de Lanthenay. C’est donc à lui que nous allons maintenant nous attacher, sans quoi la suite de notre récit serait incompréhensible.
On a vu qu’au moment où, près du bûcher de Dolet, Lanthenay tournait la tête vers la Gypsie, un soldat lui avait asséné un coup violent, et qu’il était tombé évanoui.
On le jeta tout ligoté sur une charrette qui prit aussitôt le chemin de l’hôtel du grand prévôt.
Lanthenay revint à lui au moment même où on le faisait entrer dans la cour de l’hôtel dont la grande porte se referma.
Or, au moment où il ouvrait les yeux dans cette cour, il lui parut d’une façon précise, d’une façon évidente et irréfutable, il lui parut, disions-nous, qu’il se trouvait en présence d’un paysage familier.
On connaît la force irrésistible de ce singulier phénomène d’esprit qui s’appelle une association d’idées.
Lanthenay éprouva une de ces violentes surprises qui déroutent d’abord l’imagination et la laissent affolée.
Tout cela, d’ailleurs, dura une seconde.
– Je suis fou ! dit-il.
Les soldats qui étaient près de lui l’entendirent et se mirent à rire. Mais il n’y prêta aucune attention et referma brusquement les yeux.
– Voyons, réfléchit-il avec cette intensité et cette rapidité que l’esprit acquiert à certains moments de paroxysme, si je ne suis pas fou, si je ne suis pas le jouet d’un cauchemar ou d’une hallucination, il doit y avoir à ma gauche une porte à laquelle on accède par trois marches, et au-dessus de cette porte, une lanterne de fer…
La porte, les trois marches, la lanterne de fer lui apparurent. Lanthenay demeura comme épouvanté.
On le descendit dans le cachot, on l’enchaîna, on ferma la porte sans qu’il s’en fût aperçu.
Il fut comme hébété pendant quelques heures et ne se réveilla que lorsqu’il entendit la porte de son cachot s’ouvrir. Un geôlier lui apportait à manger.
– Mon ami, fit Lanthenay avec une anxiété qui faisait trembler sa voix, voulez-vous me rendre un immense service… Oh ! un service qui ne touche en rien votre consigne…
La voix de Lanthenay était suppliante.
Le geôlier hocha la tête et songea :
– Voilà donc ce terrible truand qui a tenu tête aux armées du roi ! Le voilà abattu, faible comme un enfant ! Ce que c’est qu’un bon cachot !
Et, à haute voix, il demanda rudement :
– Quel service ?
– Dites-moi seulement ceci… Est-ce que la porte qui est à gauche dans la cour, là-haut, ne communique pas avec un jardin ?
Le geôlier jeta un regard de défiance sur son prisonnier.
– Ne craignez rien ! s’écria celui-ci. Que pouvez-vous craindre !… Enchaîné comme je suis, je ne puis rien…
– C’est tout de même vrai… Oui, la porte communique avec le jardin de monseigneur le grand prévôt !
– Le jardin de monseigneur le grand prévôt… Dites-moi… oh ! dites-moi… est-ce qu’il n’y a pas dans ce jardin, de chaque côté de la porte, deux jeunes ormes ?
– Ma foi, il y a bien deux ormes… je ne sais s’ils sont jeunes.
– Encore une question, brave homme, une seule… Est-ce que, à partir de la porte, il n’y a pas une longue allée bordée de rosiers ?… Est-ce que cette allée n’aboutit pas à une petite terrasse qui surplombe les berges de la Seine ?…
– Tout cela est bien vrai, mais qu’est-ce que cela peut vous faire ?
Lanthenay poussa un cri déchirant et s’affaissa.
La commotion qu’il venait d’éprouver était si violente qu’une cervelle moins froide que la sienne n’y eût pas résisté.
Il ne savait plus s’il était arrêté, enchaîné, pourquoi…
Il n’y avait plus rien au monde que ce fait exorbitant :
C’est qu’il reconnaissait, comme s’il l’eût habité, l’intérieur de l’hôtel du grand prévôt !
Pourquoi ces souvenirs qui s’éveillaient en lui ?
Lanthenay essaya d’abord de se persuader qu’il se trouvait en présence d’une simple réminiscence.
– Voyons, je serai entré un jour ici… j’aurai traversé la cour… j’aurai franchi la porte à la lanterne de fer… j’aurai franchi le jardin dans toute sa longueur… Quand ai-je fait cela ? Je l’ai fait sûrement, puisque la seule vue de la cour m’a rappelé une foule de détails… Voyons… ne perdons pas la tête… Quand et à quelle occasion suis-je entré dans l’hôtel ?… Remontons le cours des années… Non… oh ! non… je ne retrouve pas ! Jamais je ne suis entré dans l’hôtel… jamais !… jamais !…
Il voulut prendre sa tête à deux mains, et s’aperçut alors qu’il était enchaîné. Il s’accroupit, ferma violemment les yeux… Pourtant il était dans la nuit noire… mais cette nuit même gênait son effort…
– Jamais je ne suis entré !… Voyons… peut-être quelqu’un qui est entré m’a-t-il exactement dépeint l’intérieur… et cette description m’est restée dans la tête ? Qui m’a dépeint ce que je vois ?… Qui ? Oh ! personne ! personne !
Il haletait, sentait craquer en lui ses nerfs…
– Si je remonte le cours des années, aussi loin que j’aille, je me vois à la Cour des Miracles… Là… peut-être quelque truand qui aura été arrêté m’aura raconté… Mais non ! Oh ! ces éclairs qui traversent mon cerveau ! Oh ! Est-ce que le truand m’aurait raconté ce que je vois ! Je vois ! Je vois !… L’escalier de pierre qui conduit là-haut… là… le vaste vestibule… puis le cabinet où travaille un homme jeune et souriant… puis la chambre où je suis… oh ! voyons… comment suis-je ?… je suis debout… près d’une jeune femme… et quelqu’un devant nous travaille… Qui est ce quelqu’un ?… Je vois !… c’est un peintre… il fait notre portrait… mon portrait à moi… et celui de la jeune femme… ma mère… ma mère !
Ce mot « ma mère ! » fît, pour ainsi dire, explosion dans la pensée de Lanthenay en même temps qu’il jaillissait de ses lèvres en une rauque clameur discordante.
Si rien n’avait été changé à la disposition de l’hôtel, il pouvait en retracer les moindres détails, depuis la grande salle de réception jusqu’à l’office, depuis la chambre où se trouvait son lit, un petit lit en forme de bateau, avec rideaux de mousseline, jusqu’aux écuries où il allait parfois regarder les chevaux, jusqu’au corps de garde où les soldats lui faisaient toucher les immenses hallebardes et le prenaient dans leurs bras…
Il avait habité l’hôtel. Sa première enfance s’y était écoulée. Il y était né !
Alors, la conclusion se dressa devant lui, effrayante, horrible :
C’est qu’il était le fils du grand prévôt !
Il essaya d’abord de se convaincre que cette conclusion n’était pas absolument rigoureuse. Il pouvait être né dans l’hôtel, au moment où il était habité par quelque autre.
Mais il était notoire que M. le comte de Monclar avait toujours occupé l’hôtel de la prévôté depuis qu’il avait été investi des terribles fonctions dont il s’acquittait avec une si froide et si constante cruauté.
Il était non moins notoire que M. de Monclar était grand prévôt depuis plus de trente ans.
Lanthenay, convaincu qu’il était bien le fils du grand prévôt, ne songea pas une minute que cela pouvait le sauver. Cette conviction ne lui apporta qu’une nouvelle douleur.
L’acharnement de Monclar avait tué Dolet.
Voilà, surtout, ce qui surnageait de sa méditation : il était le fils de l’assassin d’Étienne Dolet !
. . . . . . . . . . . . . . . . . . .
La nuit avançait.
Un peu de calme revenait lentement dans l’esprit du jeune homme.
Il n’avait pris aucune résolution en ce qui concernait Monclar.
Il n’était pas probable qu’il le revît, pensait-il.
Nous devons ajouter que Lanthenay ne savait pas son supplice si proche. Il s’attendait à passer en jugement et ignorait la résolution que le grand prévôt avait prise.
Toute cette partie de la nuit s’écoula donc sans qu’il eût arrêté son esprit sur son supplice.
Cela ne lui apparaissait que comme une chose vague et lointaine.
Il songeait seulement qu’il venait de retrouver son père, et que loin d’en éprouver une joie, il n’en ressentait qu’une sorte d’horreur dont il n’arrivait pas à triompher.
Ce fut à ce moment qu’il entendit le bruit des verrous de son cachot.
La porte s’ouvrit : M. de Monclar apparut.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Le grand prévôt s’était levé de son fauteuil en disant :
– Il faut que je descende voir cet homme !
Àce moment-là, il était quatre heures du matin.
Il y avait au rez-de-chaussée, un corps de garde où dormaient quelques geôliers. C’est à cette salle que commençait l’escalier qui descendait vers les cachots.
– Venez m’ouvrir la porte du prisonnier, dit Monclar.
Le geôlier auquel il s’adressait prit les clefs.
– Monseigneur descend seul ? demanda-t-il.
– Oui, Pourquoi cette question ? fit le grand prévôt.
L’homme s’arrêta, embarrassé. Car ce lui était en effet une grande audace que d’interroger le grand prévôt, même quand la question lui était dictée par un bon sentiment.
– Monseigneur me pardonnera, bredouilla-t-il.
Au bas de l’escalier, il y avait un caveau en forme de rotonde. Autour de cette rotonde, cinq ou six portes massives, bardées de fer, munies de verrous énormes.
Le geôlier se dirigea vers l’une des portes.
Mais Monclar l’arrêta par le bras.
– Tu m’as posé une question, là-haut ? demanda-t-il.
Question bien simple pourtant et à laquelle, en tout autre moment, le comte de Monclar n’eût prêté qu’une médiocre attention… Mais il était dans une situation d’esprit telle que les choses les plus insignifiantes prenaient un relief extraordinaire.
– Oui, monseigneur, répondit le geôlier tremblant.
– Répète-la…
– Puisque monseigneur l’ordonne !… Je demandais à monseigneur s’il descendait seul dans le cachot du prisonnier.
– Seul !… Qu’entends-tu par là ?
– Je voulais savoir si monseigneur ne se ferait pas escorter de quelques gardes…
– Ah ! ah ! fit Monclar avec un sourire. Tu avais peur pour moi… Merci, mon brave !
– C’est que, monseigneur… fit le geôlier enhardi.
– Parle franchement, je te l’ordonne.
– Eh bien, monseigneur, le prisonnier est devenu fou !
– Fou !… Allons donc !…
– Oui, monseigneur, fou ! Tout ce qu’il y a de plus fou ! Et on dit que les fous acquièrent une force extraordinaire… je pouvais donc croire…
Monclar demeura un moment tout songeur.
– Et comment sais-tu que cet homme est devenu fou ? demanda-t-il alors. En quoi consiste sa folie ? A-t-il crié, menacé ?…
– Non, monseigneur…
– Alors ?…
– Alors, voilà, monseigneur. Lorsqu’il est arrivé, ou plutôt lorsqu’on l’a transporté dans l’hôtel, au moment où la charrette s’arrêtait dans la cour, il est revenu de son évanouissement, il a ouvert les yeux, regardé autour de lui… Les soldats qui l’entouraient l’ont vu pâlir comme s’il eût reçu sur la tête un autre coup aussi bien asséné que celui qui l’avait mis en cet état…
– Achève donc !
– Eh bien, les soldats l’ont donc vu pâlir, et l’ont entendu s’écrier : Je deviens fou :… Et il est certain qu’il avait l’air très singulier, monseigneur.
Monclar haussa les épaules.
– Mais ce n’est pas tout, monseigneur, fit le geôlier qui tenait à donner à son chef une preuve de sa sagacité et peut-être par la même occasion préparer son avancement.
– Qu’y a-t-il encore ?
– Ce qui me reste à dire est encore plus curieux, monseigneur… Vous saurez donc que vers la fin de la journée, je suis descendu voir le prisonnier. C’était l’heure où je devais lui porter à manger. Je me suis donc muni d’un pain réglementaire et d’une cruche d’eau et je suis descendu.
– Continue ! dit Monclar d’un ton bref.
– J’y arrive, monseigneur. Me voilà donc descendu. Je pose la cruche dans un coin, près du prisonnier. Bon. Je lui montre le pain. Bon. Je reprends ma lanterne et je me dispose à me retirer. Alors, monseigneur, voilà que le prisonnier, qui n’avait fait attention ni au pain ni à la cruche, ce qui est déjà mauvais signe pour un homme qui devait sans doute mourir de faim et de soif…
– Achève donc, imbécile !…
– Voilà donc que le prisonnier se met à me regarder… mais avec des yeux si doux, si implorants, si pleins de larmes que moi, qui ne me laisse pas facilement attendrir, je me suis senti tout bouleversé… C’est peut-être mal, monseigneur, de la part d’un geôlier…
– Non, fit doucement Monclar.
Et il dit ce « non » machinalement, sans savoir.
Et à peine l’eût-il dit qu’il en fut stupéfait.
C’était lui, lui Monclar, qui disait cela !
– Oh ! monseigneur ! s’écria le geôlier, voilà que vous parlez exactement comme lui… ou plutôt… c’est le son de la voix qui est tout pareil…
– Continue ! fit sourdement le grand prévôt.
– Alors, il me parle. Il me pose des questions.
– Une tentative d’embauchage ! songea le grand prévôt en revenant à lui. Il t’a parlé !… Tu ne lui as rien dit, j’espère !…
– Voilà, monseigneur !… Je lui ai répondu… mais je n’ai pas cru mal faire… Monseigneur va en juger.
– Tu sais pourtant que c’est défendu !
– Oui, monseigneur…
– Enfin, que t’a-t-il dit ?… Il t’a offert de l’argent…
– Eh bien, non, monseigneur ! Je me suis d’abord méfié, comme monseigneur peut croire. Mais j’ai bien vu tout de suite que le pauvre diable, loin de songer à fuir, avait complètement perdu la tête…
– Voyons donc ce qui t’a fait penser cela ?
– Il s’est mis à me poser des questions… des questions sans queue ni tête… s’il y avait bien deux ormes à l’entrée du jardin de monseigneur, si l’allée des rosiers aboutit bien à une terrasse au bord de l’eau, enfin, des choses pareilles qui n’ont aucun intérêt…
– C’est tout ? fit Monclar.
Cette pensée lui venait, très nette, que le prisonnier avait cherché à avoir un plan de l’hôtel pour le cas d’une évasion. Évasion impossible, il le savait bien !
– Mais l’espoir est si tenace au cœur des prisonniers ! pensa-t-il.
– C’est tout ce qu’il a demandé, monseigneur, reprit le geôlier ; mais dans tout cela, voyez-vous, ce qu’il y a eu de plus bizarre, c’est la façon dont il me parlait, et encore la façon dont il accueillait mes réponses. Quand je lui ai dit qu’il y avait deux ormes de chaque côté de la porte du jardin, il a paru tout à fait égaré, comme si je lui avais annoncé un événement extraordinaire. Vous voyez qu’il est fou, monseigneur… Faut-il aller chercher quelques gardes ?…
– N’est-il pas enchaîné ?…
– Oui, monseigneur.
– C’est bien… laisse-là tes clefs et la lanterne, et va-t’en.
Le geôlier se retira sans surprise.
Cependant, comme le geôlier commençait à remonter l’escalier, il le rappela d’un mot.
– Àpropos… fit-il.
– Monseigneur ? dit l’homme en s’arrêtant.
Monclar réfléchit quelques instants. Puis il dit :
– Non, rien… Va-t’en.
Cette fois, le geôlier disparut.
En rappelant cet homme, le comte de Monclar avait subitement songé à la Gypsie, et le mot qui lui était venu à l’esprit avait été celui-ci :
– Assure-toi donc si une sorte de vieille bohémienne qui a passé la journée sous un auvent en face de l’hôtel est toujours là…
Puis, non moins brusquement, il jugea la question inutile.
Pourquoi, à la suite des bavardages du geôlier, le grand prévôt, avait-il coup à coup pensé à la Gypsie ? Pourquoi, maintenant, les deux figures de la bohémienne et du prisonnier demeuraient-elles unies dans son esprit ?
Il se faisait dans la pensée de Monclar un travail qui l’étonnait. Qui se fût trouvé près de lui à ce moment l’eût entendu murmurer :
– Pourquoi la Gypsie est-elle si acharnée à la mort de cet homme ? Car voilà la lumineuse vérité ! Elle veut le voir mourir… Sa scène d’hier n’est qu’une comédie…
Il avait laissé la lanterne à terre, là où le geôlier l’avait posée. Les bras croisés, son menton dans une main, les yeux étrangement fixés sur la porte du cachot de Lanthenay, il rêvait profondément.
Il murmura encore ceci :
– Pourquoi cet homme a-t-il demandé ces détails sur l’hôtel ?… Ce ne peut être pour s’évader. Il est trop intelligent pour ne pas avoir vu tout de suite l’impossibilité de l’évasion…
Il y eut un grand quart d’heure de silence pesant, pendant lequel les pensées de Monclar évoluèrent, roulèrent comme des nuées d’orage, et enfin, la rêverie aboutit à cette question nouvelle qui fit frissonner le grand prévôt :
– Mais, au fait, comment connaît-il ces détails ?
Alors, lentement, il ramassa la lanterne, fit manœuvrer les verrous, ouvrit la porte et pénétra dans le cachot de Lanthenay…
Monclar dirigea le jet de lumière de sa lanterne sur le visage de Lanthenay et le regarda, nous pourrions dire l’étudia, avec une avidité telle que son cœur battait à grands coups.
Lanthenay, cependant, l’examinait ardemment.
Son premier regard fut un regard de haine absolue, de haine mortelle, de haine furieuse.
Et sa première parole fut :
– Assassin !
Monclar avait posé sa lanterne et s’était avancé de deux pas.
Le mot « assassin ! », il ne l’avait pas entendu.
Il s’approcha, disons-nous, et d’une voix sourde qui contenait un monde d’angoisse, il demanda :
– Ces questions que vous avez posées au geôlier… tout à l’heure…
Il s’arrêta, n’osant pas, ne sachant pas ce qu’il allait dire.
– Terreur et folie ! songeait Lanthenay. Est-ce que je ne rêve pas ! Est-ce que ma raison ne va pas sombrer ici !… Quoi ! C’est là mon père !… Mon père… Mon père qui vient voir si je suis bon à jeter au bourreau !
Un sanglot déchira sa gorge.
– Vous pleurez ! fit Monclar d’une voix dont la douceur l’épouvanta.
Ah çà ! que se passait-il donc ?
Et il se trouvait bouleversé par ce sanglot !
Lui !… Lui !…
Haletant, torturé, brisé par un sentiment pour lequel il n’y a pas d’expression, puisque ce sentiment ne répondait à rien de positif et de normal, le comte de Monclar reprit :
– Ces questions… ces questions posées au geôlier… dites… voulez-vous me les poser à moi…
Lanthenay demeura une longue minute sans répondre.
Ce n’est pas qu’il ne sût que dire…
Mais tant de choses se pressaient sur ses lèvres !…
Enfin, il parla :
– À vous !… oh ! ce ne sont pas des questions… À vous !… c’est une description que je veux faire !…
– Une description ! haleta Monclar.
– Là-haut… une chambre… une grande belle chambre tendue de vieilles tapisseries… L’une des tapisseries représente les quatre fils Aymon… Une autre représente Roland avec sa bonne épée… Les deux autres… oh !… les deux autres… je ne sais plus…
Hypnotisé, livide, secoué d’un tremblement convulsif, le front couvert de sueur, Monclar écoutait.
Lanthenay continua :
– Il y a de grands fauteuils en bois noir dont les bras sont figurés par des chimères et dont les dossiers portent un écusson… L’écusson… je le vois… non… je ne sais plus…
– Après ! Après ! râla Monclar, vacillant.
– Deux fenêtres… elles ouvrent sur un vaste jardin… elles sont ouvertes… le soleil entre à flots, avec des parfums de roses… car il y a dans le jardin toute une longue allée bordée de roses…
– Après ! oh !… après !…
– On a tiré l’un des fauteuils près de la deuxième fenêtre ; tout près… je dis bien… oui, la deuxième fenêtre… en entrant par le cabinet… En arrière du fauteuil tombe le rideau de la fenêtre… un rideau de soie brodée… sur le fauteuil est assise une femme… oh ! elle est jeune, si belle… si radieuse… Un peintre est là qui travaille à son portrait… Un homme est entré… il a baisé au front la jeune femme… et elle !… elle l’a regardé avec amour… puis l’homme a examiné le travail du peintre… il lui a fait des éloges en souriant… puis il est entré dans son cabinet… après avoir tapoté les joues de l’enfant… Et l’enfant s’appuie contre sa mère… et l’enfant… oh !… il sourit de toute son âme… il est heureux… heureux comme jamais, depuis, il ne l’a été… jamais !… Car il n’a plus que son père maintenant… Et alors… il avait sa mère… ma mère !
– Mon fils !
Ce mot sortit à grand’peine, comme un souffle, des lèvres tuméfiées de Monclar… Il voulut s’avancer, titubant, ivre, fou, en plein délire… Mais, au premier pas, il s’abattit comme une masse, blême, inanimé… mais le visage transfiguré, la bouche détendue en un sourire d’extase !…
. . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Lanthenay fit un surhumain effort pour aller plus loin que la longueur de ses chaînes.
Il gémissait comme un petit enfant qui pleure.
Et il répétait, sans savoir, sans s’entendre :
– Mon père… mon père…
En s’allongeant, en faisant saigner ses poignets et craquer ses muscles, il parvint à saisir Monclar et, violemment, avec un cri rauque, l’attira à lui, le mit sur ses genoux, l’enveloppa de ses bras chargés de chaînes, et la pluie chaude de ses larmes réveilla le grand prévôt !…
. . . . . . . . . . . . . . . . . . .
– Mon père !… Mon père !…
– Mon enfant !… Mon fils !…
Pendant dix minutes, on n’entendit, dans le noir cachot, que le sublime concert de leurs gémissements, de leurs paroles bégayées, balbutiées, incohérentes, sans expression humaine…
Monclar regardait son fils comme il eût regardé quelque miraculeux phénomène.
– Laisse que je te voie, murmurait-il. As-tu toujours ce bon petit rire clair et joyeux ? Cela devait arriver, vois-tu !… Je savais que tu vivais… je pensais trop à toi… Et toi, as-tu quelquefois pensé à moi ? Comme tu es grand et fort ! C’est incroyable… Qui t’a élevé… voyons ! Je veux savoir… les braves gens qui t’ont élevé… Si ! Je veux faire leur fortune…
Lanthenay répondit machinalement :
– Une bohémienne de la Cour des Miracles… On l’appelle la Gypsie…
– La Gypsie ! rugit le grand prévôt.
Il bondit sur ses pieds, et, sans songer qu’il laissait son fils enchaîné, s’élança hors du cachot, monta l’escalier en quelques sauts, traversa en courant le corps de garde et la cour…
Une lumière aveuglante se faisait dans son esprit.
Il comprenait enfin le drame de sa vie !
– La Gypsie ! grondait-il. Oh ! pourvu qu’elle soit encore là !
Oui ! Elle était encore là !…
En un instant, il fut sur elle. Il la saisit violemment par le bras, l’entraîna sans prononcer une parole.
Et quand ils furent dans son cabinet :
– Alors, bohémienne, tu veux assister au supplice de Lanthenay ?
La Gypsie tressaillit. La voix altérée du grand prévôt, cette manière folle de venir la chercher, de l’entraîner, cette question étonnante, tout lui disait qu’elle était menacée d’une catastrophe.
– Monseigneur, dit-elle, attentive, je vous demande encore sa grâce…
– Sa grâce ! Il est trop tard ! Il m’échappe !
– Évadé ! gronda la bohémienne.
– Mieux qu’évadé ! Mort !
La Gypsie comprit dès lors, ou crut comprendre l’attitude du grand prévôt.
– Mort ; répéta-t-elle. Mort… comment ?
– Il s’est tué ! Je te dis qu’il m’échappe !
– Vous êtes sûr qu’il est bien mort ?
– Il est mort, te dis-je ! fit Monclar en pâlissant.
– Et rien ne pourrait le ranimer ?
– Rien ! Les médecins ont tout essayé…
La Gypsie éclata d’un rire funèbre. Farouche, elle marcha vers Monclar.
– Je rêvais, fit-elle d’une voix stridente, je rêvais d’une autre vengeance…
– Que veux-tu dire, vieille folle ?
– Ce n’est pas moi la folle ! continua-t-elle. Je rêvais mieux… Mais je sais me contenter ! Et vous dites donc qu’il est mort, monseigneur ?
Monclar fit un signe de tête affirmatif.
– C’est donc dans vos cachots qu’il est mort ?
– Oui ! Dans mes cachots.
– Arrêté par vous ?
– Par moi !
– Ah ! C’est donc vous qui l’avez tué ! Vous ! Vous !…
– Oui, c’est moi !
– Eh bien, misérable ! sache-le donc ! Ce jeune homme… ce Lanthenay ! Tu avais un fils, tu avais une femme !… Je vins te demander d’épargner la chair de ma chair ! Et tu fus impitoyable ! Ton fils ! c’est moi qui le volai ! Entends-tu ? C’est moi ! C’est moi qui l’élevai ! C’est moi qui en fis un truand ! C’est moi qui le désignai à tes coups ! Et ton fils, grand prévôt, c’est Lanthenay… Va l’embrasser et pleurer sur son cadavre !
– Sorcière d’enfer ! Ta vengeance t’échappe. Meurs de rage comme j’ai failli mourir de douleur ! Il est vivant. Il vivra !
La Gypsie ouvrit des yeux exorbités. Sa gorge voulut exhaler un cri… Elle n’en eût pas le temps. Elle tomba en arrière, tout d’une pièce, toute raidie…
Sans plus faire attention à elle, Monclar s’élança vers les cachots…
. . . . . . . . . . . . . . . . . . .
La bohémienne demeura évanouie quelques minutes.
Elle ne cria pas, ne dit pas un mot.
Chancelante, elle se dirigea vers la porte.
Était-elle prisonnière ? Non ! la porte était ouverte !
Elle descendit, traversa la cour, et comme on l’avait vu entrer avec le grand prévôt, comme aucun ordre n’avait été donné contre elle, on la laissa sortir sans difficulté.
Dans la rue, la Gypsie respira largement.
Elle se tourna vers l’hôtel, sur lequel elle darda un regard de haine. Son poing se tendit, menaçant. Elle murmura :
– Tout n’est pas fini encore !
Puis elle s’enfonça dans les profondeurs de Paris.