Le comte de Monclar était redescendu précipitamment au cachot de Lanthenay, répétant avec une obstination où il y avait sûrement un commencement de démence :
– Plus de doute ! c’est bien mon fils !
Il pleurait maintenant.
Il se jeta sur Lanthenay et lui dit :
– Viens !
Lanthenay lui montra ses chaînes.
– Triple fou ! J’ai fait enchaîner mon fils ! Et je ne pense même pas à le délivrer !
Remonter au corps de garde, prendre la clef des cadenas, redescendre en quelques bonds furieux, tout cela fut pour Monclar l’affaire de quelques secondes.
Alors, il essaya d’ouvrir les cadenas.
Mais sa main tremblait trop.
– Attends, attends, c’est la serrure qui est rouillée…
Et ce fut Lanthenay lui-même qui ouvrit les deux énormes cadenas.
Les chaînes s’affaissèrent à grand bruit, si bien que deux geôliers descendirent en toute hâte et apparurent à la porte du cachot.
Monclar les vit. Il marcha sur eux, sa dague à la main.
– Qui vous a appelés ! grogna-t-il. Le premier qui remue, je le tue comme un chien !
Les geôliers, épouvantés, effarés, disparurent. Alors Monclar revint à Lanthenay. Il prit ses mains :
– Tes pauvres mains… Tu as beaucoup souffert, dis ?
– Non, mon père, ce n’est rien…
– Et tes poignets ! Oh ! tout meurtris ! tout contusionnés !… Oh ! ces maudites chaînes…
– N’y pensons plus, père…
– Père !… Ah ! comme c’est bon de s’entendre appeler ainsi ! Il y a plus de vingt ans, sais-tu, que je n’ai entendu cela ! Et comme j’attendais ! comme je cherchais à m’imaginer ta voix !…
– Pauvre père !…
– Alors, voyons, dis-moi… tu pensais quelquefois à ton père ? Tu cherchais à te souvenir, dis ? Comme tu as dû souffrir…
– De cela, oui, j’ai souffert, dit Lanthenay. Et justement parce que je n’arrivais pas à me souvenir…
– Viens… Non… Restons encore ici… C’est ici que j’ai retrouvé mon fils ! Mon fils !… Seigneur ! Ai-je assez pleuré !… Alors tu n’arrivais pas…
– Parfois, des éclairs traversaient mon esprit… il me semblait que si j’avais pu trouver le bout du fil, j’aurais débrouillé l’écheveau de mes souvenirs… C’est ce qui m’est arrivé en entrant dans la cour de l’hôtel… mes souvenirs se sont éveillés l’un après l’autre… C’est la lanterne de fer… Parce que, un jour… vous souvenez-vous, père ? Un jour vous m’aviez donné… quoi… je ne me rappelle plus… quelque chose avec quoi je jouais… et qui alla s’accrocher à la lanterne.
– Je me souviens… un volant… avec des plumes rouges !
– Oh ! c’est cela !… je voyais bien quelque chose de rouge…
– Parle ! parle encore !…
– Ce fut un soldat qui décrocha mon volant… Et la lanterne m’était bien restée dans les yeux…
– Dire que l’an dernier, j’ai failli la faire ôter de là !
– J’aurais reconnu tout de même, père… il y avait d’autres indices…
– Pardieu ! tu aurais sûrement reconnu que ton vieux père était là ! Il le fallait, vois-tu… Mais comme tu parles bien ! Tu t’exprimes avec une aisance… une facilité…
– C’est votre indulgence paternelle.
– Non, non… certes… On dirait que tu as été instruit… Qui t’a instruit ? Quel homme vénérable et bon entre tous a pris soin de ton éducation ?… car ce n’est pas cette horrible sorcière…
Lanthenay, devint livide, sa joie tombée d’un coup. Il fut sur le point de dire le nom de Dolet ; mais cet esprit généreux gardait pour lui toutes ses douleurs…
D’ailleurs, Monclar, avec cette mobilité, avec cette volubilité fiévreuse qui se remarquaient dans ses paroles et ses gestes depuis qu’il était dans le cachot, s’écriait :
– Fou que je suis ! Je te garde là, dans cet infect cachot… Et tu dois mourir de faim… Viens, viens… je vais te faire préparer un souper réconfortant.
Àce moment, une ombre se dressa devant la porte du cachot. Et la voix de Loyola gronda :
– Eh bien ! que signifie ? Un grand prévôt qui fait évader un prisonnier ! Devenez-vous fou, comte de Monclar !
. . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Oui, c’était Loyola qui parlait ainsi.
L’heure du supplice de Lanthenay approchait, et le révérend venait offrir les consolations de la religion au prisonnier, ce qui était une grande marque de l’estime où il le tenait. Car il ne se fût pas dérangé pour d’autres prisonniers, eussent-ils été d’illustres seigneurs.
Mais Lanthenay lui avait tenu tête avec une audace qui l’avait déconcerté ; Lanthenay l’avait dangereusement blessé, lui qui se croyait invincible à l’épée.
De tout cela, il résultait que la haine de Loyola pour Lanthenay s’était décuplée.
Peut-être le haïssait-il plus qu’il n’avait haï Dolet.
Àl’aube, donc, Ignace de Loyola était sorti en toute hâte du monastère où il s’était réfugié depuis son aventure du Trou-Punais, et avait pris le chemin de l’hôtel de la grande prévôté.
En arrivant à l’hôtel de la grande prévôté, Loyola vit des gardes et des domestiques rassemblés dans la cour et, à voix basse causant avec animation.
Dès qu’il apparut, les conversations cessèrent, et tous ces hommes prirent cette attitude humble et penchée, particulière aux laquais qui se trouvent soudain en présence d’un maître.
L’ordre donné par Monclar lui-même d’obéir, en toute occasion, au moine, le respect singulier que le grand prévôt lui avait témoigné, la peine qu’il avait prise de l’escorter lui-même jusqu’à la porte, d’autres indices encore avaient contribué à donner aux domestiques une haute idée de Loyola. Avec l’instinct spécial des serviteurs, ils devinaient en lui un redoutable personnage, si haut placé que le comte de Monclar, devant qui tremblaient la cour et la ville, tremblait à son tour en sa présence.
Loyola avait, du premier coup d’œil remarqué que quelque chose d’étrange avait dû arriver.
Il se dirigea vers le sergent qui commandait le poste.
– Que se passe-t-il, mon brave ? demanda-t-il.
– Mon père, fit le soldat d’un ton embarrassé, rien de bien grave…
– Où est M. le comte de Monclar ?
– Justement… c’est de cela que nous causions… Monseigneur le grand prévôt est dans les cachots, causant avec un prisonnier…
– Lanthenay ?…
– C’est cela, mon révérend…
– Eh bien, qu’y a-t-il d’extraordinaire ?
Le sergent se tut, n’osant répéter ce que les gardes et les domestiques étaient en train de se dire.
– Conduisez-moi auprès de M. le grand prévôt, fit brusquement Loyola.
– Tout de suite, mon révérend, dit le sergent qui n’était pas fâché d’aller voir ce qui se passait dans le cachot de Lanthenay.
Mais son espoir fut trompé. Car, à la dernière marche, le moine le renvoya d’un geste.
Loyola s’arrêta au pied de l’escalier.
Immobile, le cou penché vers la porte du cachot demeurée ouverte et vaguement éclairée par la lanterne de Monclar, le moine écouta…
Et quand il eut entendu ce que se disaient le père et le fils, quand il eut compris que Lanthenay lui échappait, le moine eut un effroyable sourire de haine.
En lui, l’ancien chevalier, le rude jouteur d’armes, l’impétueux manieur d’estramaçon disparurent : il ne demeura que le sombre rêveur de despotismes surhumains, le patient et sinistre théoricien qui avait inventé que la fin justifie les moyens…
D’un pas léger, il remonta au corps de garde, montra un papier au sergent, lui donna des ordres rapides et clairs…
Puis, avec son même sourire, il descendit.
Àla voix de Loyola, Lanthenay tressaillit d’angoisse, une sueur perla à son front et, machinalement, il chercha à son côté son poignard absent.
Mais Monclar avait jeté un cri de joie.
– Mon père ! s’écria-t-il en s’avançant vers le moine, comme vous allez être heureux du bonheur qui m’arrive ! Ah ! soyez béni cent fois !… Car je n’en doute pas, c’est par l’intercession de vos prières que…
– Comte de Monclar, interrompit rudement Loyola, vous avez le délire ! Quoi ! c’est vous qui délivrez les rebelles ! Car cet homme, vous le savez, est rebelle, traître à son roi et à son Dieu ; il a tenté d’assassiner Sa Majesté en plein Louvre ! Et malheur à tout sujet français qui hésiterait à l’arrêter ! Malheur, acheva-t-il en haussant la voix, à tout serviteur du roi qui hésiterait à vous arrêter, vous-même, si vous vous faites le complice de l’hérétique, rebelle, truand, convaincu de crimes insupportables tels que d’avoir attenté à la Majesté royale.
– Mon père, dit Monclar, stupéfait, vous vous oubliez, il me semble… Je vais d’un mot, vous expliquer…
– Gardes ! tonna Loyola, au nom du roi que je représente ici, au nom de l’Église dont je suis le mandataire, faites votre devoir !
Loyola s’effaça. Le caveau apparut plein de gardes.
Éperdu, Monclar cria :
– Misérables ! oseriez-vous porter la main sur votre maître !
– Sergent ! gronda Loyola, si vous tenez à votre tête, obéissez !
Les gardes, qui avaient eu un instant d’hésitation, se jetèrent alors sur Monclar. En une seconde, celui-ci fut arraché du cachot dont la porte fut violemment refermée sur Lanthenay, ou moment où celui-ci s’élançait pour se porter au secours du grand prévôt.
– Àmoi ! hurla Monclar, à moi ! Lâches ! Misérables ! Mon enfant ! Ils me volent mon enfant !
Il voulut se jeter sur la porte.
Loyola fit un signe. Le grand prévôt fut saisi, enlevé…
. . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Lorsque Monclar revint à lui, il se vit dans son cabinet, assis dans son fauteuil.
Il passa ses deux mains sur son front, avec cette sensation précise qu’il venait de faire un horrible cauchemar… Oui ! ce devait être cela !
La bohémienne… la descente dans les cachots… les paroles de Lanthenay… l’arrivée de Loyola… un rêve, tout cela… un affreux rêve !…
Il s’était endormi à sa table de travail.
Ses yeux tombèrent sur le travail qu’il avait commencé :
« Sire,
« J’ai l’honneur de faire parvenir à Votre Majesté le détail des circonstances qui ont accompagné le supplice et la mort de l’hérétique Étienne Dolet, et je la prie de bien…
C’est tout ce qu’il avait écrit de son rapport.
Il prit alors sa tête dans ses deux poings, posa les deux coudes sur la table.
– Voyons, murmura-t-il, le sourcil froncé par l’effort de l’attention, je ne suis pas fou, n’est-ce pas ?… J’ai bien toute ma raison ?… Voici bien ma table… mon bureau… le rapport que j’ai commencé… je vois bien la phrase que je voulais écrire… je pourrais l’achever… j’ai bien toute ma lucidité… Que m’est-il arrivé ?…
Il reprit son lamentable monologue :
– Procédons avec ordre… ne laissons pas notre raison s’égarer… Je suis frappé par un immense malheur, je le sais… Je m’y connais… deux fois déjà j’ai éprouvé cette épouvantable angoisse à la gorge, ce grand vide à l’estomac, la sensation de cette main de fer agrippant mon cœur… Je sais !… Une première fois, lorsque mon enfant me fut volé… la deuxième fois, lorsqu’elle mourut dans mes bras… Où est le malheur ? Quelle catastrophe est encore venue me frapper ?… Tâchons de reconstituer la nuit… Voyons : hier le révérend Loyola… celui qui est maintenant mon maître… mon maître plus que le roi (il fut agité d’un long frisson en prononçant ces derniers mots) est venu… Il m’a dit qu’il voulait, avant le supplice, descendre interroger le prisonnier… Quel prisonnier ?… (quelque effort qu’il fît, Monclar n’arriva pas à dire le nom qui était sur ses lèvres)… C’est bien cela… Puis j’ai dîné… j’ai donné des ordres… je me suis installé dans mon cabinet, ici même… je voulais travailler… je n’ai pas pu… pourquoi ? Ah ! oui, à cause de cette bohémienne qui était là devant la porte de l’hôtel… ai-je dormi ? ai-je médité ? Je me souviens du trouble étrange qui m’agitait… l’attitude de la bohémienne faisait passer dans ma tête des pensées qui me stupéfiaient… Alors… je me souviens qu’il était quatre heures du matin… c’est cela… je suis descendu dans le cachot… Et je l’ai vu… lui !… Je lui ai parlé !…
Ces derniers mots achevèrent de déchirer le voile qui s’était appesanti sur l’esprit de Monclar.
Il se dressa tout debout, avec un cri terrible qui se termina par un sanglot suppliant :
– Mon enfant !… rendez-moi mon enfant ! Grâce, messieurs !… c’est mon fils !…
– C’est un rebelle ! dit une voix rude.
Monclar se retourna.
Dans un angle de son cabinet, debout, les bras croisés, funèbre dans sa robe monacale, il vit Loyola qui dardait sur lui un regard fixe à donner le vertige.
– Vous ! gronda le grand prévôt en faisant deux pas vers le moine.
– Moi, comte de Monclar !
– Vous !… c’est vous… vous qui m’arrachez le cœur ! Vous qui me volez mon fils ! Vous, tigre sans pitié ! Vous, exécrable imposteur… Vous que j’ai haï d’instinct dès la première seconde ! Vous, devant qui je me suis courbé tremblant, épouvanté par votre formidable puissance !… Vous, moine… Eh bien, à nous deux !…
– Vous me faites pitié, dit lentement Loyola.
Et Monclar marchait sur lui.
– Un pas encore, et je vous fais saisir, et je vous fais plonger dans un de vos cachots, et tout espoir de revoir votre fils sera à jamais perdu…
Il trembla sur ses genoux, ses mains se joignirent, ses yeux brûlèrent de larmes chaudes qui tombèrent avec une sorte de violence, et sa voix, sa voix faible et bégayante comme une voix d’enfant battu, proféra :
– Non, vénéré père… pardon ! Oh ! dites-moi seulement que je puis espérer le revoir ! Dites-moi qu’il ne va pas mourir !…
– Obéissez d’abord ! gronda le moine ! Asseyez-vous ! (Monclar obéit). Là, maintenant, sachez plusieurs choses : d’abord, il y a derrière chacune de ces portes dix gardes en armes qui accourront à mon premier appel… Êtes-vous décidé à m’écouter sans essayer d’une violence inutile ?
– Oui, mon père, balbutia Monclar.
– Bien ! maintenant, sachez que j’ai montré au chef de vos gardes le papier que vous avez bien voulu me donner du jour où vous vous êtes enrôlé dans notre ordre.
Monclar frémit.
– Ce papier, vous le savez, signé par vous, scellé de votre sceau, ordonne à tout agent du guet, garde prévôtal, geôlier de toute prison, et en général à tout suppôt de la force, de m’obéir en quelque circonstance que ce soit, quel que soit l’ordre qu’il me plaît de donner et ce, sous les peines de la hart.
Loyola, très calme, continua :
– Je vous rappelle aussi, pour simple mémoire, que vous vous êtes lié à la Société de Jésus par un engagement formel, bien et dûment signé et scellé, par lequel acte vous jurez obéissance passive, sans discussion ni en paroles ni en pensée, au grand-maître de la Société, fût-ce envers et contre vos amis, fût-ce envers et contre votre famille, votre pays, votre roi ! Il me suffirait donc : d’une part, donner l’ordre à vos gardes de vous tenir en vos cachots et ce en vertu de votre propre commandement ; d’autre part, envoyer au roi de France l’engagement par lequel vous jurez de trahir ses intérêts si l’intérêt supérieur de la Société l’exige. Je vous laisse, monsieur le grand prévôt, le soin de conclure.
Le comte de Monclar eût entendu son arrêt de mort qu’il n’eût pas été plus épouvanté.
Loyola se rapprocha alors du grand prévôt.
Il comprit qu’il le tenait sous sa domination.
– Qu’êtes-vous dans mes mains ? Un pauvre instrument. Vous ne devez avoir ni pensée personnelle ni affections, ni haines qui ne soient pour la gloire de la Société de Jésus à laquelle vous appartenez. Que je fasse un geste, que je dise un mot, et vous êtes précipité de la haute et brillante situation que vous occupez ; à mon, gré, vous êtes un puissant seigneur que chacun redoute, ou un criminel qu’attend le gibet… Soyez donc docile, soldat de Jésus, chevalier du Sacré-Cœur ; soyez obéissant ! ne discutez pas ! Ni vos paroles ni votre pensée ne doivent s’élever contre le commandement de votre maître ! Ne l’oubliez jamais : vous êtes dans mes mains perinde ac cadaver !…
Loyola s’assit.
Un changement brusque se fit dans sa physionomie qui devint paternelle et bienveillante.
Il reprit doucement :
– Maintenant que vous êtes rentré dans la voie de la soumission absolue, la seule qui conduit au Seigneur, maintenant, mon fils, ouvrez-moi votre cœur…
Monclar voulut parler ; tout un plaidoyer se pressait sur ses lèvres ; il ne put qu’éclater en sanglots en balbutiant :
– C’est mon fils !… Oh ! vous le savez… ce fils que j’ai tant pleuré… ce fils… c’est lui !… Laissez-moi mon fils… C’est le désespoir qui m’a jeté à vos pieds… C’est la douleur qui m’a fait votre esclave… Et maintenant que je le retrouve… qu’est-ce que cela peut vous faire que j’aime mon enfant… Est-ce que cela m’empêchera d’être votre serviteur fidèle… Ô mon père… laissez-le-moi…
– Vous vous égarez encore dans une affection qui ne peut que vous éloigner de Jésus…
– Jésus !… Qu’est-ce donc alors que ce Dieu épouvantable qui empêche les pères d’aimer leurs enfants !… Est-ce possible cela !… Allons donc ! Vous mentez !…
– Je m’y attendais : la révolte engendre le blasphème… Adieu donc !
Loyola se leva.
Monclar tomba à genoux.
– Grâce ! râla-t-il ; grâce pour lui… et faites de moi ce que vous voudrez…
– Pas de grâce pour le criminel !
– C’est mon fils !…
– Pas de grâce pour qui se rebelle !
– C’est mon fils !…
– Pas de grâce pour qui frappe un soldat du Christ !
– C’est mon fils ! hurla Monclar toujours à genoux.
– Vous vous trompez !… Vous n’avez pas de fils… Ou plutôt, votre fils, et à la fois votre père, mère, famille, votre tout, c’est la Société de Jésus… L’homme dont vous parlez ne vous est rien !
– Atroce ! C’est atroce de torturer ainsi un cœur !
– Choisissez, monsieur de Monclar : soumettez-vous ou révoltez-vous ouvertement. Dans le premier cas, Lanthenay doit mourir ; dans le deuxième cas, je sais ce qu’il me reste à faire…
– Je ne me soumets pas ! rugit Monclar. Et toi, moine infernal, tu ne sortiras pas d’ici, vivant !
En parlant ainsi, le grand prévôt s’était relevé d’un bond et s’était placé entre la porte et Loyola.
Celui-ci, non moins prompt, avait mis entre lui et Monclar le grand bureau de travail.
Alors, Monclar éclata de rire.
– Je te tiens ! dit-il.
Loyola haussa les épaules.
– C’est bon ! grogna le grand prévôt. Hausse les épaules tant que tu voudras ; tu vas mourir ; je te hais ; ta religion, je la hais ; ton Dieu, je le hais ; ta société abominable, je la hais ; les théories monstrueuses, je les hais. Tu résumes à mes yeux tout ce qu’il y a d’horrible et d’abject dans l’abus de la force. Ah ! tu veux me tuer mon fils !… Eh bien, tu vas savoir de quoi un père est capable !
Loyola se vit perdu. Il tenta un effort.
– Je vous préviens, dit-il, que si je ne suis pas dehors dans une heure, un cavalier partira pour remettre au roi l’engagement que vous avez pris de l’espionner toujours et de le trahir au besoin.
– Tu es fou ! gronda Monclar. Que veux-tu que cela me fasse qu’on me pende ou qu’on me coupe le cou, si mon fils est sauvé !… Ces moines sont plaisants, sur ma foi ! Drôles ! vous vous croyez tout permis, et vous inventez de nouveaux supplices pour le cœur des pères ! Vous trouvez qu’on ne souffre pas assez par vous ! Vous jugez que vous n’avez pas assez accumulé d’impostures, assez répandu de sang, assez entassé de ruines ! Il vous faut encore entrer de vive force dans la conscience des hommes, tarir en eux la source de toute joie ! Il vous faut encore vous emparer des cœurs pour les broyer sous la formidable meule de votre tyrannie !… Et dans quel but ? Pour quels complots ? Pour établir je ne sais quel pouvoir invisible devant qui tremblerait l’univers !… Attends, attends, monstre ! Je vais toujours débarrasser la terre de ta présence ! Que chacun en fasse autant toutes les fois qu’il trouvera un moine sur son passage !… Qu’il ne perde pas son temps à discuter, à ergoter, à discourir… Qu’il l’écrase sans pitié, comme je vais t’écraser !…
Loyola, pendant ces paroles qu’il n’écoutait pas, avait rassemblé toute sa force de volonté dominatrice et d’imagination inventive.
Au moment où Monclar allait se jeter sur lui, un sourire de triomphe éclaira la figure du moine.
Il leva les bras et s’écria :
– Seigneur ! Seigneur ! Que ta volonté soit faite ! Si l’heure où je dois rentrer dans ton sein est venue, bénie soit cette heure !… Et malheur à ceux qui ne comprennent pas qu’Abraham put lier son fils sur l’autel de l’holocauste et saisir son couteau pour l’immoler ! Malheur à ceux qui ne se souviennent pas que tu envoyas dans le buisson un agneau pour remplacer le fils d’Abraham !…
Monclar s’arrêta court.
– Que dit-il ? murmura le grand prévôt.
– Il est perdu ! songea Loyola.
Et à haute voix, froidement :
– Frappez, monsieur, je ne me défends pas.
– Que disiez-vous ?
– Rien !… sinon qu’Abraham n’hésita pas à saisir le couteau pour immoler son fils !
– Mais Dieu, disiez-vous, envoya un agneau…
– Insensé ! tonna le moine, qui te dit qu’au moment suprême, l’agneau ne surgira pas dans le buisson ! Qui te dit que Dieu n’a pas voulu éprouver ta foi et ta fidélité, comme il éprouva la fidélité, la foi d’Abraham !… Qui te dit qu’il laissera s’accomplir l’épouvantable sacrifice ! Tu nous accuses, ô mon fils !… Crois-tu donc que nos entrailles, à nous, soient insensibles et que notre cœur ne batte pas !… Ne comprends-tu pas… Mais non… non ! Je ne veux rien dire… frappez !…
– Je vous en supplie, s’écria Monclar délirant, achevez !… oh ! s’il était possible que j’eusse compris !… Si ce que j’entrevois était une radieuse vérité !…
– Eh bien !… ne comprenez-vous pas, pauvre père affolé, qu’il faut à la foule des exemples salutaires… Ne comprenez-vous pas que pour Paris, pour le bien de la religion, Lanthenay doit aller au supplice !… Mais ne comprenez-vous pas aussi que tout est préparé pour le sauver, et qu’ainsi l’esprit d’autorité n’aura pas subi d’atteintes, en même temps que vous conservez votre fils, en même temps que vous conservez votre haute situation, votre pouvoir !…
L’arme que tenait Monclar lui échappa des mains.
– Ainsi, balbutia-t-il… mon fils sera sauvé !…
– J’en ai trop dit ! s’écria Loyola. J’ai enfreint pour vous la règle de notre ordre qui veut que le grand maître soit obéi sans qu’il ait à expliquer sa pensée…
Monclar s’inclina très bas.
Il avait cette conviction que Loyola avait voulu l’éprouver.
– Comment vous faire oublier mes paroles impies ? murmura-t-il.
– Quelles paroles, mon fils ? Je n’ai rien entendu… rien, vous dis-je !… sinon que vous vous soumettez !
– Oui, oui !… dit Monclar le front courbé.
– Il ne vous reste plus qu’à donner vous-même l’ordre de conduire au gibet le scélérat qui a frappé le Christ en me frappant !
Monclar frémit, secoué de la tête aux pieds.
– Et maintenant que le maître de la Société a parlé, l’homme ajoute… tout en réprouvant la faiblesse qu’il a pour vous : Soyez sans crainte ; votre fils ne sortira pas d’ici. J’ai tout prévu. Dans cinq minutes, il sera dans vos bras…
Monclar jeta une clameur de joie terrible.
– Mon père, dit-il, quand me demanderez-vous ma vie ?…
– Hâtez-vous, mon fils ! dit Loyola en souriant.
– Gardes ! appela Monclar d’une voix tonnante.
En même temps, il prit les mains de Loyola :
– Mon vénéré père ! supplia-t-il, vous me jurez qu’il, sera sauvé ?…
– Je vous le jure… votre fils sera sauvé.
– Vous me jurez, reprit Monclar frémissant, qu’il ne sortira même pas de l’hôtel ?
– Je vous jure que votre fils ne sortira pas d’ici !…
Mentalement, Loyola ajouta :
– Mais comme j’ignore si Lanthenay est le fils de Monclar, je ne suis pas tenu de me conformer à ce serment.
Cependant, les gardes, à l’appel du grand prévôt, avaient ouvert les deux portes du cabinet. Monclar vit alors que Loyola n’avait pas menti : il y avait dix gardes à chaque porte.
Le sergent, assez embarrassé, regardait alternativement le moine et le grand prévôt.
– Obéissez aux ordres du révérend père, dit Monclar.
– Saisissez-vous du prisonnier, commanda le moine.
Les gardes descendirent, étonnés.
Immédiatement derrière eux venait Monclar, blême et agité de frissons convulsifs, puis Loyola.
Dans la cour, le grand prévôt s’arrêta et interrogea le moine du regard.
– Patience ! dit Loyola.
Les gardes et les geôliers étaient descendus dans les cachots.
– Mon père, fit Monclar tremblant, l’épreuve n’a-t-elle pas assez duré ?…
– Patience !
– Ces misérables vont lui faire du mal…
– Non non… ne craignez rien…
– Oh !… tenez ! entendez-vous !… Je n’y puis tenir !… Assez !…
On entendait en effet le bruit d’une lutte.
Monclar s’élança.
Au même instant, les gardes apparurent, et, au milieu d’eux, Lanthenay, étroitement lié.
– Déliez-le ! rugit Monclar… ou plutôt… c’est moi qui vais le délier !…
– Gardes ! ordonna Loyola de sa voix glaciale, conduisez le prisonnier à la Croix-du-Trahoir !
Monclar se tourna vers lui, et, sur son visage bouleversé, il se contraignit à dessiner un sourire.
– C’est fini, n’est-ce pas vénéré père ? murmura-t-il.
– C’est fini, en effet, dit Loyola.
– Mon père ! mon père ! clama Lanthenay, me laisserez-vous supplicier ?…
– Mon fils ! Attends ! je suis à toi !…
Monclar se jeta sur les geôliers.
– Gardes, commanda Loyola, saisissez-vous de ce rebelle qui, après avoir feint un retour aux bons sentiments, méconnaît encore l’autorité royale et religieuse !
– Pardon, monseigneur ! dit le sergent en mettant la main au collet de Monclar.
– Misérable !… Lâche imposteur ! bégayait le grand prévôt.
Il se débattait, fonçait sur Loyola, entraînant avec lui les cinq ou six gardes qui le maintenaient.
La voix déjà lointaine de Lanthenay appela encore :
– Àmoi, père, à moi !…
– Grâce ! hurlait Monclar, grâce pour mon fils !…
– Vous voyez bien qu’il est devenu fou ! dit le sergent. Allons, allons, monseigneur !…
– Je ne veux pas ! je ne veux pas ! Oh ! c’est trop horrible ! Àmoi ! au secours !…
Àterre, cherchant à se débarrasser de l’étreinte des gardes, Monclar ne dit plus rien. Il écumait…
Soudain, de ce groupe informe que Loyola contemplait d’un œil sombre, jaillit un éclat de rire !…
Et cet éclat de rire, funèbre, déchirant, c’était le comte de Monclar qui le poussait.
– Lâchez-le, maintenant ! commanda Loyola.
Les gardes obéirent. Tandis que Loyola rejoignait l’escorte qui entraînait Lanthenay, Monclar entrait dans le corps de garde, et poussait un cri de joie en apercevant la lanterne avec laquelle on descendait dans les cachots. Il s’en empara vivement.
Alors, sa lanterne éteinte à la main, il s’élança au dehors, traversa la cour et se perdit dans la rue.
Des gens qui le virent l’entendirent grommeler :
– Maintenant que j’ai une lanterne pour y voir clair, je finirai bien par trouver la porte de son cachot… Attends, mon fils, attends !… N’appelle pas ainsi… cela me fait trop de mal !…