Le chevalier de Ragastens, en quittant la Gypsie, s’était approché de Manfred. Pendant la mêlée des truands et des gens du roi il avait étudié le jeune homme avec une curiosité passionnée, et il avait senti se fortifier en lui cette sympathie qui avait pris naissance au pied du gibet de Montfaucon.
– Il n’est pas mon fils, soit ! songeait-il. Mais si j’avais le bonheur de retrouver l’enfant que j’ai perdu, je ne le voudrais pas autrement que ce jeune homme…
Et maintenant, tout en causant, il l’examinait à la lueur du brasier, cherchant encore, se demandant confusément si la bohémienne n’avait pas menti.
Mais pourquoi aurait-elle menti ? La seule raison plausible d’un mensonge eût été la crainte de Lucrèce Borgia ou le désir de se ménager ses bonnes grâces. Or, Lucrèce Borgia était morte, et Ragastens avait offert une fortune à la Gypsie.
Donc elle ne mentait pas.
Pourtant, sur les traits fins et hardis du jeune homme, il semblait parfois à Ragastens qu’il démêlait quelque chose du profil si fier et si pur de Béatrix. Mais, aussitôt, il se disait que ce n’était là sans aucun doute qu’une illusion créée par son imagination tendue vers la recherche des ressemblances.
– Vous avez su ce que vous désiriez savoir, monsieur le chevalier ? avait demandé Manfred.
– Hélas ! oui fit Ragastens avec un soupir. Mais, dites-moi, n’avez-vous jamais entendu parler d’un enfant qui aurait été enlevé par des bohémiens et amené à la Cour des Miracles ?
– Les histoires de ce genre sont nombreuses ici, monsieur. Et moi-même, je suis très probablement un enfant volé… ou perdu.
– Ah ! Et avez-vous gardé quelque souvenir de votre enfance ?
– Des souvenirs bien vagues, de fugitives réminiscences qui m’échappent dès que j’essaie d’en former une image précise. Ainsi, tenez, il m’arrive souvent de rêver de l’Italie. Il y a des moments où il me semble que je vais pouvoir reconstituer un paysage familier… Je vois de hautes montagnes, un jardin somptueux, une belle maison… puis, dès que je veux étreindre ces fantômes, ils se dissipent et m’échappent…
Ragastens écoutait avec une avidité et une émotion extraordinaires.
– Ainsi, dit-il, vous croyez que cette bohémienne n’est peut-être pas votre mère ?
– Je ne crois rien, monsieur, je doute, voilà tout, La Gypsie n’a jamais eu envers moi l’attitude d’une mère. Ah ! si c’était Lanthenay, ce serait plus probable ! Elle a pour lui une profonde affection… mais, je vous prie, ne parlons pas de ces choses. Je vous avouerai que j’éprouve quelque chagrin à essayer de lire dans un passé qui demeurera pour moi un livre à jamais fermé…
– Qui sait ? murmura Ragastens. Vous avez raison, ajouta-t-il à haute voix ; ces regards en arrière sont pénibles pour un homme jeune, dans toute la force et l’ardeur de son printemps ; l’avenir vous sourit. Brave, chevaleresque, intelligent comme vous l’êtes…
Manfred l’interrompit par un hochement de tête.
– L’avenir, dit-il, m’apparaît aussi sombre que mon passé est obscur.
– Voilà de bien tristes pensées, à votre âge.
– Excusez-moi, monsieur. Je vous attriste vous-même, alors que je devrais m’efforcer de vous être agréable, vous qui venez de me rendre coup sur coup des services aussi importants !
– Non, non, fit vivement le chevalier. Je voudrais seulement savoir la cause de votre tristesse.
– Vous le voulez ?
– Je vous en prie, mon ami.
– C’est étrange, monsieur le chevalier, que vous m’inspiriez tant de confiance et de sympathie. J’éprouve, à m’ouvrir à vous que je connais à peine, la même consolation que lorsque je parle à Lanthenay, mon seul ami.
– Eh bien, s’écria Ragastens d’une voix émue, parlez donc à cœur ouvert.
– La cause de ma tristesse, chevalier, est bien simple : j’aime avec passion une jeune fille ; il est probable que je l’aime depuis longtemps, bien que je ne me sois avoué cet amour que depuis peu…
– Eh bien, fit en souriant le chevalier, je ne vois rien là de terrible.
– Vous allez voir. Cette jeune fille, c’est la fille du roi de France.
– Ah ! je comprends… vous redoutez de ne pouvoir combler le fossé qui vous sépare d’elle ?
– Non, ce n’est pas cela. Il y a là tout un drame que je vous conterai. Sachez seulement que le roi persécute Gillette…
– Elle s’appelle Gillette ?
– Et elle est plus jolie encore que ce joli nom.
– Mais comment le roi peut-il persécuter sa propre fille ?
– Il est poussé par un sentiment si étrange, si bas, si vil, si improbable et si contre nature qu’à peine on peut le concevoir. Il aime sa fille, vous entendez, il l’aime d’amour.
– C’est affreux, dit Ragastens sans trop d’étonnement ; car à force d’interroger Gillette, il avait fini par démêler à peu près la vérité.
– N’est-ce pas ? fit Manfred.
– Je comprends dès lors votre chagrin ; car sans doute vous ne trouvez pas le moyen d’arracher celle que vous aimez à ce père dénaturé…
– Heureusement, elle n’est plus en son pouvoir…
– Mais alors, qui vous empêche de la rejoindre ?
– Voilà mon tourment ! Gillette a disparu du Louvre, mystérieusement enlevée ; depuis, je la cherche ; mais jusqu’ici, acheva le jeune homme avec découragement, je l’ai cherchée en vain.
Ragastens le contempla un instant avec un sourire.
– Voulez-vous m’accompagner jusque chez moi ?
– Ce me sera un précieux devoir que de vous faire escorte, monsieur le chevalier.
– Vous me comprenez mal. Je vous demande de venir jusque dans ma maison.
– Quoi ! à cette heure ?
– Qu’importe l’heure ! Je vous présenterai à quelqu’un qui pourra peut-être vous donner des nouvelles de Mlle Gillette.
– Que dites-vous ! s’écria Manfred en pâlissant.
– La vérité…
– Ah ! monsieur, prenez garde de me ménager quelque désillusion trop cruelle…
– Je sais trop, dit gravement le chevalier, ce que c’est qu’une déception du cœur. Ne redoutez rien. Venez, et je crois que vous serez satisfait.
– Je vous crois, monsieur, je vous crois, fit Manfred avec agitation. Mais le trouble où vous me voyez ne vous surprendrait pas si vous saviez à quel désespoir succède la joie que vous me donnez… Mais j’y songe, reprit-il tout à coup, il faut que vous me permettiez d’amener quelqu’un avec moi…
– Votre ami Lanthenay ?
– Non ! Un homme que j’ai appris à aimer et à respecter… Celui qui a élevé Gillette et lui a servi de père… M. Fleurial.
– Quoi ! s’écria Ragastens, M. Fleurial est ici ?
– Vous le connaissez donc ? fit Manfred surpris.
– Non… mais j’ai fort entendu parler de lui par la personne même qui vous donnera des nouvelles de votre Gillette. Allez, mon ami, allez chercher M. Fleurial ; non seulement je vous permets de l’amener avec vous, mais sa présence est nécessaire.
Manfred s’élança.
– Ce n’est pas mon fils, soupira Ragastens. Mais en mérite-t-il moins le bonheur qu’il va éprouver dans quelques minutes… Plus je regarde et écoute ce jeune homme, plus je lui trouve de perfections. Allons, mon voyage n’aura pas été inutile, puisque j’aurai pu faire deux heureux… sans compter ce malheureux Fleurial que je ne m’attendais guère à trouver ici.
Àce moment, il vit revenir Manfred. Un homme vêtu de noir l’accompagnait.
– Monsieur le chevalier, dit Manfred, voici M. Fleurial. Comme je vous le disais, je le considère comme le véritable père de Gillette, et elle-même le considère comme tel.
Il lui tendit la main. Triboulet la serra en disant :
– Il y a donc de grands seigneurs qui s’occupent du bonheur des pauvres gens, alors qu’il est si facile et si agréable de les tourmenter ?
– Monsieur Fleurial, répondit Ragastens, je pourrais d’abord vous dire que je ne suis peut-être pas aussi grand seigneur que vous semblez le supposer ; j’aime mieux vous dire simplement qu’élevé moi-même à l’école du malheur, j’ai appris à respecter la douleur des autres et à la considérer d’un œil pitoyable…
– Monsieur, fit Triboulet, ému, qui que vous soyez, vous êtes un homme de cœur, et, par ma foi, laissez-moi vous regarder bien en face, car la chose est rare…
– Allons ! venez ! fit Ragastens en souriant.
Les trois hommes se mirent aussitôt en chemin, suivis de Spadacape.
– Vous dites donc, reprit Triboulet, que quelqu’un peut nous donner des nouvelles de Gillette ?
– Vous verrez, dit Ragastens.
Le reste de la route se fit en silence.
Ils arrivèrent rue Saint-Denis.
La porte de la cour qui entourait la maison était ouverte. Ragastens pâlit et s’élança vers la porte d’entrée, ouverte aussi !
– Oh ! gronda-t-il, un malheur est arrivé ici ! Béatrix ! Béatrix ! appela-t-il d’une voix angoissée, en se jetant dans l’escalier.
– Me voici ! répondit la voix de Béatrix.
Et elle apparut sur le palier, comme tout à l’heure elle était apparue au roi. Ragastens soupira, rassuré.
Manfred et Triboulet l’avaient suivi avec étonnement.
Tous trois entrèrent dans la salle où était entré François Ier.
– Chère amie, dit Ragastens, je vous présente M. Fleurial et M. Manfred.
Béatrix jeta un profond regard sur le jeune homme, puis ce regard se tourna vers le chevalier, avec une ardente et muette interrogation.
Ragastens, tristement, fit non de la tête.
– Est-ce notre fils ? avait demandé le regard de la mère.
Et, au signe négatif, ses yeux se voilèrent d’une larme.
Mais aussitôt, dans cette nature généreuse, son propre chagrin disparut ; elle ne songea qu’au chagrin de Triboulet et de Manfred.
Elle avait compris pourquoi Ragastens les avait amenés.
– Messieurs, dit-elle, je vous connais l’un et l’autre… Vous, monsieur Fleurial, vous êtes le meilleur et le plus dévoué des pères… Et vous, monsieur, Manfred, on m’a longuement parlé de vous, bien qu’on vous connaisse à peine…
– Madame… balbutia Triboulet, regardant autour de lui comme s’il se fût attendu à voir entrer Gillette.
Quant à Manfred, ce jeune homme qui était si ferme et si insoucieux devant les arquebuses des gens du roi, il tremblait et se sentait défaillir.
– Messieurs, reprit alors Béatrix, soyez courageux, soyez fermes, soyez hommes, car j’ai une triste nouvelle à vous apprendre…
– Gillette ! s’écria Ragastens.
– Enlevée !
– Gillette était donc ici ! s’écria Triboulet.
– Vous ne le saviez donc pas ?
– Hélas ! fit Ragastens, je leur en réservais la surprise.
– Madame ! madame ! fit à son tour Manfred, parlez, je vous en conjure ! Peut-être est-il temps encore de courir… Quand cela s’est-il fait ?
– Vers onze heures et demie, c’est-à-dire qu’il y a maintenant près de deux heures…
– Oh ! ces portes ouvertes ! s’écria Ragastens. Mais qui ? qui est venu ?
– Et qui serait-ce donc ? éclata Triboulet dont l’œil s’illumina d’un feu sombre. Qui, sinon le bandit qui s’embusque la nuit pour courir sus aux femmes, le lâche que son autorité et son pouvoir mettent à l’abri des vengeances d’une foule de pères, de frères ou de fiancés ! Qui, sinon le roi de France !
– C’est lui, en effet, qui est venu, dit Béatrix.
Alors, en quelques mots rapides, mais sans omettre aucun détail, elle raconta la scène à laquelle nous avons assisté dans le précédent chapitre.
– Espérez ! ajouta Béatrix. Le roi parlait vraiment comme un père… peut-être ne court-elle aucun danger…
– Ah ! madame, s’écria Triboulet, vous ne connaissez pas cet homme comme je le connais. Hypocrite, habile à prendre tous les masques, d’autant plus cruel qu’il croit n’avoir rien à redouter, tenace dans les passions qui se succèdent en lui, il est capable des pires crimes. Il doute en réalité que Gillette soit bien sa fille. Mais en eût-il la preuve indiscutable que je le crois capable de passer outre !
Manfred serrait nerveusement les poings.
Triboulet, cependant, s’enveloppait de son manteau.
– Pardonnez-moi, madame, dit-il de vous quitter aussi brusquement. J’eusse voulu savoir où et comment vous avez retrouvé mon enfant. J’eusse voulu surtout vous faire comprendre quelle reconnaissance déborde de mon cœur… Mais chaque seconde qui s’écoule rend plus effroyable le danger…
– Où cours-tu ? fit Manfred, les dents serrées, tutoyant pour la première fois celui qu’il appelait le père de Gillette.
– Au Louvre, mon fils, dit Triboulet.
– Je t’accompagne. Ànous deux nous tuerons le tyran…
– Non, non ! fit vivement Triboulet. Il faut de la ruse et non de la force. La ruse, c’est mon arme, à moi. Quand l’heure sera venue, je ferai appel à la force de ton bras.
– M. Fleurial a raison, dit Ragastens en saisissant la main du jeune homme.
– Oh ! râla Manfred, ne rien pouvoir ! C’est à se briser la tête contre un mur !
– Adieu ! fit Triboulet. Que cette maison soit notre rendez-vous général. Manfred, ajoute-t-il en voyant que le jeune homme, allait malgré tout le suivre, il faut que tu restes. S’il n’y a plus personne, dans le cas où un malheur m’arriverait, que deviendrait-elle ? Et puis, je suis son père. J’ai le droit de marcher le premier… Reste, je te l’ordonne !
Triboulet s’élança et courut au Louvre, se dirigeant vers une petite porte qui s’ouvrait sur la berge de la Seine. Au moment où il y arrivait, il s’arrêta soudain.
Devant la petite porte, il venait de distinguer une voiture, une chaise de voyage. Et autour de la voiture s’agitaient confusément des ombres.
Triboulet demeura cloué sur place.
Gillette venait d’apparaître !
Une femme la soutenait, ou plutôt l’entraînait…
Le bouffon les vit monter dans la voiture dont les man-telets se baissèrent aussitôt.
Une voix ordonna :
– Route de Fontainebleau !…
Triboulet la reconnut.
C’était la voix du roi !
Et il l’aperçut, arrêté dans l’encadrement de la porte.
Le postillon fit claquer son fouet, les porteurs de torches s’élancèrent en avant, la voiture s’ébranla au galop, suivie de l’escorte… En un instant, toute la vision disparut dans les ténèbres…
Et Triboulet vit le roi qui rentrait dans le Louvre, la porte qui se refermait.
Tout cela avait duré deux ou trois secondes.
Alors, il s’élança à son tour.
Il était deux heures sonnées lorsqu’il arriva à la maison de la rue Saint-Denis.
Ragastens et Manfred étaient encore dans la salle où il les avait laissés.
– On l’entraîne à Fontainebleau ! s’écria Triboulet.
– Partons à Fontainebleau ! répondit Manfred.
– Partons ! dit Ragastens froidement.
– Quoi ! chevalier, vous consentiriez…
– Rien ne me retient plus à Paris, dit Ragastens. Je ne vous cacherai pas que je m’intéresse vivement à votre sort, et au vôtre, monsieur Fleurial. De plus, l’action du roi François Ier m’a révolté. Enfin, je m’étais attaché à cette jeune fille. Voilà plus de motifs qu’il n’en faut pour tirer l’épée en l’honneur de Mlle Gillette !…
– Nous sommes sauvés ! dit Manfred en saisissant la main de Fleurial.