Pendant que ces divers événements s’accomplissaient à la Cour des Miracles, le roi et son escorte, guidés par Alais Le Mahu, étaient arrivés devant la maison de la rue Saint-Denis où Madeleine Ferron avait conduit le chevalier de Ragastens.
Le roi mit pied à terre.
Les vingt cavaliers qui l’avaient suivi l’imitèrent, et l’officier qui les commandait prit aussitôt ses dispositions selon les indications que François Ier venait de lui donner. Le roi fit signe à La Châtaigneraie, à d’Essé et à Sansac de venir avec lui.
– Monsieur, dit-il à l’officier, si j’appelle, vous envahirez cette maison, et alors, n’hésitez pas, tuez tout ce qui voudrait vous faire obstacle, homme ou femme !
L’officier s’inclina en signe qu’il avait compris la consigne et qu’il était prêt à l’exécuter envers et contre tous. Alors le roi s’approcha de la porte. Elle était fermée.
– Forcez cette porte, dit-il à l’officier. Sans bruit.
Sur un signe de l’officier, un soldat s’approcha à son tour, introduisit son poignard dans la jointure de la serrure, et après dix minutes de travail silencieux, parvint enfin à ouvrir.
François Ier s’élança, suivi de ses trois compagnons.
Pour entrer dans la maison, il y avait une autre porte.
Elle fut ouverte par le même procédé.
Cependant, le silence qui régnait dans la maison ne laissait pas que d’inquiéter le roi.
Pourquoi tout était-il silencieux et obscur à l’intérieur ?
Tout à coup, comme il était à peu près au milieu de cet escalier, l’obscurité dans laquelle il se trouvait se dissipa.
Le roi porta vivement la main à son épée et leva les yeux. Car la lumière venait de haut.
Alors, il vit une femme qui tenait une lampe à la main et qui le regardait avec une dignité triste et sévère.
Il la reconnut aussitôt.
– Madame de Ragastens ! fit-il en se découvrant avec cette politesse qui l’abandonnait bien rarement.
Puis, souriant, et prenant déjà son parti, il s’écria :
– Eh ! madame, nous nous étions tout à l’heure quittés un peu en froid, et j’ai tenu à me réconcilier avec une personne aussi accomplie que vous paraissez l’être.
– Sire, dit Béatrix, je vous répéterai ce que je vous ai dit dans l’enclos des Tuileries : Soyez le bienvenu.
Le roi regarda autour de lui avec inquiétude.
Il s’attendait à une résistance, à des reproches, – car enfin il entrait dans cette maison comme un des truands que le grand prévôt combattait à cette heure, – et la parole de Béatrix lui faisait redouter quelque guet-apens.
François Ier avait la bravoure physique poussée à un degré extraordinaire.
– On va peut-être me poignarder, songea-t-il, mais, tant pis, la mort plutôt que le ridicule !
Et il monta lestement les quelques marches qui le séparaient de Béatrix.
– Aurais-je le plaisir de voir M. de Ragastens ? demanda-t-il en s’inclinant.
– M. le chevalier sera désespéré de ne pas s’être trouvé là pour répondre à l’honneur que lui fait Sa Majesté pour la deuxième fois…
En même temps, elle s’effaça pour laisser entrer le roi.
Elle vit son hésitation et comprit.
– Ne craignez rien, sire, dit-elle, il n’y a personne que moi dans cette maison…
Le roi rougit un peu et entra, immédiatement suivi de ses compagnons, dans une belle et vaste salle incomplètement meublée.
– Quoi, madame, s’écria-t-il alors, vous êtes seule ici, dites-vous ?
– Absolument seule, sire.
– Cependant, madame, on a vu entrer ici plusieurs personnes…
– Qui étaient présentes il n’y a pas plus d’un quart d’heure, sire. Mais en ce moment, malgré tout le regret que j’en éprouve, je suis seule à essayer de rendre au roi les honneurs qui lui sont dus…
– Où est M. de Ragastens ?
– Sire, dit Béatrix avec un calme qui imposa au roi une sorte de respectueuse admiration, je pourrais vous répondre que vous, le premier chevalier de France, vous interrogez en ce moment une femme venue en ce pays sur sa réputation de loyale hospitalité…
– Pardonnez-moi, madame, fit le roi frémissant. Mais il y va d’intérêts fort graves, je vous assure. Aussi, malgré le chagrin que j’en éprouve, je vous interroge comme maître de la suprême justice dans ce pays et vous somme de me répondre… Où est M. de Ragastens ?
– Puisque vous parlez en maître, sire, je répondrai contrainte ; M. de Ragastens est sorti pour conduire en lieu sûr une jeune fille à laquelle nous avons voué tous les deux une grande affection.
– De quoi se mêle ; éclata-t-il, ce petit aventurier qui n’est ni Français ni Italien et qui prétend nous donner des leçons !
Béatrix pâlit.
– Sire, dit-elle d’une voix étrangement ferme, le chevalier de Ragastens n’a jamais toléré que qui que ce fût au monde l’insultât impunément. Ce m’est un impérieux devoir de veiller à ce qu’il ne soit pas insulté en son absence. Mais comme je suis femme et que je n’ai aucun moyen d’empêcher quatre hommes d’être insolents je me retire pour ne pas en entendre davantage…
– Restez, madame, s’écria le roi. Vous venez de prononcer des paroles bien audacieuses ; mais selon vos propres expressions, vous êtes femme, et je n’userai pas, à Dieu ne plaise ! du droit de répression que je pourrais employer. Restez, je mesurerai mes paroles, et j’espère que vous ferez de même.
– Votre Majesté peut en être assurée, dit alors Béatrix. Le roi garda un instant le silence.
– Madame, reprit-il, tout à l’heure, dans l’enclos des Tuileries, je vous ai dit clairement que Gillette est ma fille… Me croyez-vous ?
– Je crois d’autant plus volontiers Votre Majesté que Gillette elle-même nous a raconté toute son histoire.
– Et sachant que Gillette est ma fille, sachant que je la cherche, le chevalier de Ragastens la soustrait, la cache, l’enlève !… Sans vouloir invoquer d’autres droits, je vous dirai, madame, que je n’ai pas agi ainsi à l’égard du chevalier lorsqu’il est venu me supplier de l’aider à retrouver son fils… votre fils, madame !
– Sire, le chevalier m’a dit la bienveillante réception que vous aviez bien voulu lui faire, et je vous garantis sa reconnaissance comme la mienne…
– Je n’en doute pas, madame ; mais le chevalier a une étrange façon de témoigner sa reconnaissance.
– M. de Ragastens a, tout à l’heure, demandé à Gillette si elle désirait être conduite au Louvre ; sur sa réponse affirmative, sire, le chevalier était tout prêt à vous ramener votre enfant…
– Et qu’a-t-elle dit ? fit le roi avidement.
– Qu’elle préférait mourir…
François Ier baissa la tête.
– Me hait-elle donc à ce point ! murmura-t-il.
Mais bientôt la colère l’emporta à nouveau.
– Soit, dit-il. Le chevalier de Ragastens a emmené ma fille. Mais moi, je désire savoir en quel lieu il l’a conduite.
– Je ne le sais pas, sire.
– Vous le savez, madame ! Ou plutôt, tout dans votre attitude, dans le son de votre voix, dans votre regard embarrassé, tout me prouve que vous vous jouez de moi. Je vous prie donc de me répondre avec exactitude, sans quoi…
– Sans quoi, sire ?…
– C’est à vous, à vous seule, madame, que je m’en prendrais ! Donc, vous m’affirmiez que le chevalier n’est pas ici ?
– Oui, sire !
– Qu’il a emmené Gillette ?
– Oui, sire !
– C’est bien. Il séquestre ma fille ; moi je séquestre sa femme. Veuillez vous préparer à nous suivre, madame.
– Quoi, sire, vous oseriez…
– J’oserai tout ! fit violemment le roi. Je vous arrête, madame. Lorsque le chevalier de Ragastens me rendra ma fille, je vous remettrai en liberté, cela, je le jure, – mais je jure également que le chevalier ne vous reverra pas avant que je n’aie revu Gillette…
– Sire, c’est un indigne abus de force !
– Non, madame, c’est de la clémence.
– Sire, je ne céderai qu’à la force, et nous verrons si, en France, quatre gentilshommes armés auront osé porter la main sur une femme.
– Qu’à cela ne tienne ! s’écria le roi au paroxysme de la fureur.
Et il fit un signe à ses gentilshommes qui sans hésitation, s’avancèrent sur Béatrix.
Celle-ci poussa un cri.
Àce moment, une porte s’ouvrit, et Gillette parut.
La jeune fille, blanche comme un lys, mais ferme, s’avança vers le roi stupéfait.
– Sire, dit-elle, me voici prête à vous suivre…
– Malheureuse enfant ! s’écria Béatrix.
– Hélas ! madame… je suis condamnée. Mon malheur se doublerait de la certitude que j’ai pu causer le vôtre. Sire, continua-t-elle, une première fois je me suis rendue à vous pour sauver un homme qui se dévouait pour moi. Cette fois-ci, j’ose penser que l’arrestation du chevalier de Ragastens ne suivra pas de près mon entrée au Louvre, comme l’arrestation d’Étienne Dolet…
– Mon enfant, dit le roi agité d’une foule de sentiments, l’arrestation de Dolet est un fait politique. Quant au chevalier, je vous jure qu’il ne sera pas inquiété…
– Adieu, madame, adieu, ma chère bienfaitrice ! s’écria Gillette en se jetant dans les bras de Béatrix.
– Sire, dit celle-ci, ce que vous faites ce soir est odieux. Prenez garde que quelque catastrophe ne vienne payer la mauvais action que vous commettez !
Le roi tressaillit.
Mais il se contenta de s’incliner froidement.
Puis, s’adressant à Gillette :
– Mon enfant, dit-il, vous avez contre moi d’injustes préventions. Je les ferai tomber à force d’affection, un jour prochain, j’espère… La Châtaigneraie, continua-t-il, offrez votre main à la duchesse de Fontainebleau.
La Châtaigneraie s’empressa d’obéir et saisit la main de Gillette, qui se laissa entraîner sans résistance.
Puis le roi salua profondément Béatrix.
– Madame, lui dit-il, je viens de promettre à cette enfant de ne pas inquiéter le chevalier de Ragastens ; je tiendrai ma parole, mais, croyez-moi, conseillez-lui de s’en retourner au plus tôt en Italie.
Il se retira alors en murmurant :
– Cette fois, on ne me l’enlèvera pas !