Pendant que dans la Cour des Miracles s’achevaient les préparatifs d’une résistance désespérée, d’autres événements s’accomplissaient.
On a vu que François Ier était venu avec M. de Monclar et une forte troupe, faire une perquisition dans l’enclos des Tuileries, et que, ayant constaté la disparition de Gillette et du chevalier de Ragastens, il était retourné au Louvre, décidé à prendre part à l’expédition contre les truands.
Or, dans la troupe que Monclar avait amenée à la maison de Madeleine Ferron, se trouvait un homme que nos lecteurs connaissent. C’était Alais Le Mahu.
Depuis qu’il avait aidé la duchesse d’Étampes à enlever Gillette, Alais Le Mahu avait fort réfléchi.
Et le résultat de ses réflexions avait été que, d’une part, il devait se méfier de la duchesse d’Étampes, et que, de l’autre, c’est sur lui que retomberait la fureur du roi s’il apprenait jamais la vérité.
Lorsqu’il connut la mort soudaine de la vieille Mme de Saint-Albans, les réflexions d’Alais Le Mahu redoublèrent d’intensité.
– Ma pauvre amie est morte, se dit-il en se donnant à lui-même le simulacre d’essuyer une larme absente. Nous sommes tous mortels, il est vrai. Mais cette chère amie était de santé robuste. Or, on dit qu’elle est morte d’une colique inopinée… Je me suis renseigné à la Bastille, et j’ai appris que la colique était survenue après un envoi de fruits… Qui avait envoyé les fruits ? Mystère… Mais j’ai dans l’idée que ce mystère pourrait bien s’appeler Mme d’Étampes. Or, moi, qui déteste les fruits et qui ne suis pas sujet aux coliques, on pourrait bien un de ces soirs, au détour de quelque rue sombre, me faire avaler six pouces d’acier. Merci bien, madame d’Étampes…
Poursuivant le cours de ses méditations, maître Alais avait ensuite ajouté, toujours se parlant à lui-même :
– Et si Sa Majesté finit par savoir comment s’appelle l’homme qui entraîna la jolie demoiselle ?… J’ai vu qu’on avait mis des cordes toutes neuves à toutes les potences de la ville. Malepeste ! Que la corde soit neuve ou vieille, mon cou n’a nul besoin d’une pareille cravate…
Et Alais Le Mahu avait décidé : 1° d’être sur ses gardes nuit et jour, 2° de tâcher de rendre au roi quelque signalé service.
Comme nous l’avons dit, il faisait partie de la troupe de Monclar en cette soirée où fut visitée la maison des Tuileries.
Lorsqu’on eut donné le signal du retour, Alais Le Mahu se demanda la cause de cette disparition soudaine des personnes qu’on voulait arrêter. Il voyait que François Ier attachait un prix extraordinaire à cette arrestation, et que son désappointement avait été vraiment étrange.
Quelles étaient ces personnes qu’on avait voulu arrêter ?
Le Mahu l’ignorait.
Mais il se dit que celui qui ferait l’arrestation deviendrait du coup un favori de Sa Majesté.
De tout cela, il résulta que Le Mahu, au lieu de suivre le roi et Monclar vers le Louvre, se cacha aux environs de l’enclos des Tuileries.
– Si ces gens sont réellement partis, je n’aurai rien perdu à attendre, dit-il. Mais comme on n’avait vu sortir personne, et qu’il est possible que personne en effet ne soit sorti, si je puis rapporter au roi quelque bonne nouvelle, j’aurai tout gagné à attendre. Attendons !
Alais Le Mahu, abrité derrière un massif de vieux arbres, se mit donc en devoir de monter une garde sérieuse et attentive.
Son attente fut assez longue, et il allait renoncer à sa faction lorsqu’il vit quelqu’un sortir de la maison. Ce quelqu’un, aux yeux d’un observateur quelconque, eût passé pour un jeune cavalier.
Il reconnut une femme.
C’était, en effet, Madeleine Ferron qui venait s’assurer, comme on l’a vu, que les environs étaient tranquilles.
Il s’apprêta à suivre le cavalier, ou la femme.
Mais elle rentra tout à coup dans la maison.
– Il faut attendre encore ! pensa Le Mahu. Toute la nichée doit être au nid, et je suis sûr qu’elle ne va pas tarder à s’envoler.
En effet, dix minutes plus tard, une lumière se montra.
– Voici nos gens ! murmura Le Mahu.
Il vit sortir le jeune cavalier, puis deux femmes et deux hommes.
Àcinquante pas derrière Spadacape, qui formait l’arrière-garde de la petite troupe, Le Mahu se mit à marcher prudemment, se dissimulant le long des arbres tant qu’on fut loin des rues, et le long des maisons lorsqu’on fut en plein Paris, se jetant ventre à terre toutes les fois qu’il voyait s’arrêter la haute silhouette de Spadacape.
Lorsqu’on arriva rue Saint-Denis, Alais Le Mahu changea de tactique.
Il s’avança au milieu de la chaussée en chantant une chanson à boire.
Et il dépassa ainsi d’abord Spadacape, puis Ragastens escortant les deux femmes.
Le plan de Le Mahu était d’essayer de voir au moins l’un de ces visages. Il vit bien Spadacape et Ragastens…
Mais ils lui étaient complètement inconnus.
Quant aux deux femmes, elles étaient si bien encapuchonnées qu’il était impossible de distinguer leurs traits.
Un coup de vent décoiffa tout à coup les deux femmes, au moment où la petite troupe passait dans la zone de lumière qui sortait de la devanture d’un cabaret.
Le Mahu, qui entonnait à tue-tête le quatrième couplet de sa chanson à boire, s’arrêta court, saisi.
Déjà les deux femmes avaient replacé leurs capuchons.
Mais Le Mahu avait reconnu l’une d’elles.
Il se mit à tousser fortement, comme s’il eût voulu expliquer l’arrêt de son couplet, puis recommença à chanter, et bientôt disparut en avant.
– La petite duchesse ! dit-il en lui-même. C’est la petite duchesse ! Le joli petit oiselet que j’avais conduit en cette fort vilaine cage, par ordre de Mme d’Étampes ! Ah ! ça, elle s’est donc sauvée ? Morbleu ! voilà qui prend bonne tournure, il me semble !
Ayant dépassé à son tour Madeleine Ferron, Le Mahu se contenta de garder une avance suffisante pour ne pas perdre de vue ceux qu’il filait ainsi. Le mot filer n’est pas de l’époque, sans doute, mais il rend très bien le genre d’espionnage auquel se livrait Le Mahu.
Tout à coup, il les vit disparaître dans une grande belle maison d’aspect bourgeois et presque seigneurial.
Il revint alors sur ses pas, nota soigneusement la maison qui était d’ailleurs très facile à reconnaître.
– C’est ici le gîte définitif, murmura-t-il. Je comprends tout. L’homme qui accompagne les deux femmes est un parent, un frère peut-être de la petite duchesse de Fontainebleau. C’est lui qui l’a enlevée de la rue des Mauvais-Garçons, de chez la Margentine. Le roi l’a vue par hasard dans la maison des Tuileries. Mais il y avait une cachette dans la maison. Et maintenant, c’est ici qu’ils vont se cacher. Bonne chasse, par tous les diables !
Et Le Mahu, tout joyeux, prit grand train la direction du Louvre. Chemin faisant, le bandit réfléchissait à ce qu’il devait faire.
– Dois-je prévenir la duchesse d’Étampes ? Dois-je prévenir le roi ? Lequel des deux maîtres vais-je choisir ?
En arrivant au Louvre, Le Mahu était décidé à tout dire au roi. Sans compter qu’il saurait bien mettre à profit le moment de bonne humeur que la nouvelle apportée par lui procurerait au roi.
Le Mahu était officier subalterne.
Il discuta avec lui-même s’il demanderait une somme d’argent ou un grade. Il se décida pour l’argent.
On a pu voir déjà que Le Mahu était un esprit très pratique.
En arrivant au Louvre, il trouva qu’il se faisait un étrange remue-ménage. Plusieurs compagnies d’arquebusiers se rangeaient dans la grande cour à la lueur des falots que portaient des laquais.
Dans les écuries, on sellait les chevaux.
Un grand nombre de seigneurs de la cour étaient déjà à cheval en tenue de guerre, c’est-à-dire cuirassés, l’estramaçon battant les flancs de leurs montures.
Le grand prévôt, isolé, immobile, assistait sans mot dire à tous ces préparatifs.
Le Mahu se dirigea vivement vers les appartements du roi.
– Je veux parler à Sa Majesté, dit-il à Bassignac.
– Comme cela ? Sans demander audience ?
– C’est une nouvelle importante que j’apporte au roi.
– Dites-la moi et je la transmettrai à Sa Majesté.
– Non, dit-il. Je garde ma nouvelle.
Et Le Mahu tourna les talons.
Il se disait qu’il trouverait bien le moyen de parler au roi, qui devait monter à cheval pour assister à l’attaque de la Cour des Miracles…
– Donner ma nouvelle ! grondait-il. Je donnerais plutôt ma main au bourreau ! Alors, c’est moi qui aurais pris toute la peine, et c’est Bassignac qui en profiterait ? Car je connais le roi. Dès qu’il saura la chose, il jettera une chaîne d’or quelconque à celui qui l’aura prévenu et il ne pensera plus à lui !
Vers onze heures, il se fit un grand mouvement dans la cour du Louvre.
Les compagnies défilèrent silencieusement.
Chaque officier venait prendre les ordres de Monclar qui, penché sur le cou de son cheval, donnait à chacun des indications précises.
Le roi parut tout à coup, entouré d’une dizaine de ses favoris. Il se mit en selle.
Près de lui, le grand prévôt attendait.
– Quand vous voudrez, monsieur, dit le roi.
– Nous sommes prêts, sire.
Le roi fit un geste, et se mit en route, causant avec La Châtaigneraie qui était à côté de lui.
Le Mahu avait sauté sur son cheval, et pris la suite, à la queue de l’escorte des seigneurs.
Mais lorsqu’on eut franchi la porte du Louvre, il prit le trot, et s’avançant, s’arrêta à la hauteur du roi.
– Que veut cet homme ? dit François Ier.
– Sire, s’écria Le Mahu, j’apporte à Votre Majesté des nouvelles de l’enclos des Tuileries.
Le roi eut un tressaillement.
Il fit un geste, et ceux qui l’entouraient demeurèrent quelques pas en arrière.
– Viens ça, dit-il à Le Mahu.
Celui-ci se plaça près du roi.
– Parle, fit le roi d’un ton bref.
– Sire, dit Le Mahu, je sais où se trouve la duchesse de Fontainebleau.
– Qui es-tu ? dit François Ier en pâlissant.
– Un pauvre officier obscur, perdu au plus bas de l’échelle, sire !
Et il ajouta avec impudence :
– Mais j’espère que Votre Majesté daignera ne pas oublier le pauvre diable qui s’est dévoué…
Le roi regarda avec dégoût cet homme qui, avec une pareille grossièreté, réclamait sa récompense.
– Qu’as-tu fait ? demanda-t-il.
– Voici : lorsque tout le monde a eu quitté la maison de l’enclos des Tuileries, j’ai eu l’idée de rester, moi !
– Ah ! ah !… Et tu as vu quelque chose ?
– J’ai vu sortir de cette maison cinq personnes : trois femmes et deux hommes. L’une des trois femmes était déguisée en cavalier. De ces trois femmes, je n’en connais qu’une. Quant aux deux hommes, je ne les connais ni l’un ni l’autre.
– Et celle que tu connais ?
– Je la connais pour avoir eu l’honneur de l’apercevoir étant de garde à la porte de la grande salle des fêtes : c’est Mme la duchesse de Fontainebleau.
– Tu es sûr ?
– Aussi sûr que j’ai l’insigne faveur de me trouver près de Votre Majesté en ce moment, faveur qui comptera dans ma pauvre existence, quand bien même il conviendrait à Votre Majesté d’oublier…
– C’est bien, je n’oublierai pas… Continue.
– Eh bien, sire, lorsqu’ils ont quitté la maison des Tuileries, il m’est venu une autre idée : celle de les suivre. Et si Votre Majesté avait par hasard le désir de revoir d’ici une demi-heure Mme la duchesse de Fontainebleau, je me charge de l’y conduire.
Le roi se retourna alors sur sa selle.
– La Châtaigneraie, dit-il, envoie-moi M. de Monclar.
– Me voilà, sire, dit le grand prévôt qui chevauchait à deux ou trois rangs en arrière.
– Monclar, dit François Ier, vous ferez établir demain un bon de mille écus de six livres sur mon trésor, au nom de…
Et il interrogea Le Mahu d’un regard plein de cette insolence qu’il aimait à affecter parfois.
– Alais Le Mahu, officier aux arquebusiers de Sa Majesté, dit Le Mahu.
Monclar le regarda avec indifférence.
– Es-tu content ? reprit le roi.
– Votre Majesté me comble, fit le bandit.
Six mille livres étaient en effet pour lui une fortune inespérée. Mais au prix qu’attachait le roi au renseignement qu’il apportait, il put juger de sa véritable valeur et se promit de ne pas en rester là.
– Monclar, avait continué le roi, choisissez-moi une escorte d’une vingtaine d’hommes et continuez sans moi vers la Cour des Miracles.
Le grand prévôt s’inclina et fit demi-tour.
Deux minutes plus tard, une vingtaine de cavaliers vinrent se ranger derrière le roi qui, faisant signe à ses trois fidèles de le suivre, prit le trot en disant à Le Mahu :
– Marche devant !
Après un temps de trot de vingt minutes, la troupe, guidée par Alais Le Mahu, s’arrêta devant la maison.