Cependant le grand prévôt avait pris la tête de là colonne qui marchait sur la Cour des Miracles.
Son plan d’attaque était fait depuis longtemps.
Ce plan, le voici dans toute sa simplicité :
Tricot donnait le signal que tout était paisible dans la Cour des Miracles et qu’on pouvait attaquer.
Dans chacune des trois rues qui aboutissaient au royaume d’Argot se trouvait établie une souricière, c’est-à-dire qu’un poste fort de trois cents hommes était dissimulé dans chacune de ces trois rues.
Au signal donné, Monclar entrait sans bruit dans la Cour des Miracles et en occupait le centre avec cinquante arquebusiers formés en carré.
Aussitôt, des soldats armés de torches pénétraient dans toutes les maisons et y mettaient le feu.
Les habitants sortaient, affolés.
Le carré d’arquebusiers commençait à faire feu dans toutes les directions, les truands se précipitaient en foule dans les trois rues et allaient se faire prendre dans les trois souricières.
L’incendie faisait place nette.
Et le lendemain commençait un procès monstre qui envoyait au gibet tous ceux qui auraient échappé à l’arquebusade.
Pour être juste, nous dirons que ce plan était dû en grande partie à l’imagination de M, de Loyola, qui devenait des plus fécondes dès qu’il s’agissait de tuer et d’incendier… bien entendu dans l’intention de sauver des âmes.
En cheminant, Monclar songeait.
Il pensait à Manfred et à Lanthenay.
Dire que le grand prévôt en était arrivé à haïr ces deux hommes qu’il ne connaissait pas serait peut-être exagéré. Monclar n’avait qu’une passion dans le cœur, et cette passion était une douleur rétrospective.
Le grand prévôt avait l’âme tournée vers le passé mystérieux qui jetait sur sa vie un voile de deuil.
Mais si Monclar ne haïssait pas les deux jeunes gens qu’il appelait des chefs de truands, il mettait son honneur à les pendre haut et court le plus tôt possible.
Monclar, s’il n’avait qu’une douleur dans le cœur, n’avait qu’une pensée dans l’esprit. Et cette pensée, c’était le respect absolu de l’autorité suprême. Dieu et ses représentants sur terre devaient commander en maîtres incontestés. Dieu était Dieu, et ses représentants, c’étaient les hommes comme Loyola, et les rois comme François Ier.
Toucher à Loyola, c’était toucher à Dieu.
Offenser le roi, c’était offenser Dieu.
Or, Manfred avait insulté le roi.
Lanthenay avait frappé Loyola.
Monclar ne comptait même pas, l’audace de Manfred sautant en croupe derrière lui et le menaçant, pour permettre à Lanthenay de fuir…
Il ne s’agissait là que de lui-même, et c’était peu.
Mais avoir touché au roi et à Loyola, c’était là pour Monclar le crime monstrueux pour lequel il n’y avait pas de rémission possible.
Monclar, dans ses longues méditations, lorsque solitaire au coin de sa vaste cheminée, il évoquait le fantôme de la jeune femme qu’il avait perdue, de l’enfant idolâtré qu’il avait perdu aussi, Monclar, dans ses moments terribles, conversait avec Dieu…
Il appelait le Tout-Puissant, celui qui était capable de faire des miracles et de ressusciter les morts.
Lui, grand prévôt, se chargeait de faire respecter Dieu et ses représentants.
« Mais en échange, Ô Seigneur, rendez-moi ma femme, rendez-moi mon fils, ou du moins, si votre serviteur est indigne d’un tel miracle, faites descendre un peu de votre paix auguste dans ce pauvre cœur torturé par la douleur… »
Voilà quel était le cri perpétuel qui montait du fond de cet esprit.
Comprend-on maintenant quelle froide résolution l’animait dans l’accomplissement de ses terribles fonctions ?
Comprend-on avec quelle implacable volonté il avait résolu de s’emparer de Manfred et de Lanthenay, oh ! Lanthenay surtout, Lanthenay qui non seulement avait insulté la majesté royale, mais encore avait porté la main sur un saint !…
Le supplice de ces deux hommes était, il n’en doutait pas, le prix de la paix enfin accordée à son cœur.
Pour Manfred, la pendaison suffirait. Peut-être irait-il jusqu’à l’estrapade, mais ce serait tout.
Mais quant à Lanthenay, il ne fallait rien moins que le bûcher. En effet, le feu purifie : Loyola le lui avait formellement affirmé.
Pendant que Monclar réfléchissait ainsi, et voyait déjà se dresser dans son imagination la flamme du bûcher qui monte haute et clair dans le ciel tandis que les foules épouvantées roulent autour du poteau de supplice, les capitaines de compagnie avaient pris position dans la ruelle Saint-Sauveur, la ruelle Montorgueil et la ruelle aux Piètres. Ces mouvements s’étaient accomplis dans le plus profond silence.
Le grand prévôt arrivé sur le champ de bataille ne songea plus qu’à assurer la victoire du roi et la destruction des truands.
Il visita successivement chacune des trois rues, s’assura que chacun avait bien compris ses instructions, et alla se poster lui-même dans la rue Saint-Sauveur.
Au signal de Tricot – trois coups d’arquebuse tirés à minuit – les trois troupes devaient entrer ensemble sur le terrain de la Cour des Miracles et l’opération que nous avons décrite ; plus haut devait commencer aussitôt.
Dès lors, il n’y eut plus qu’à attendre.
Les douze coups de minuit tintèrent gravement à Saint-Eustache…
Quelques minutes encore…
Puis, tout à coup, un coup d’arquebuse éclata dans le silence.
Un deuxième… un troisième… Monclar les compta.
– En avant ! dit-il alors au capitaine de la compagnie qui se trouvait près de lui.
La masse des arquebusiers s’ébranla.
Certain que cette barricade n’était gardée que par quelques hommes qui étaient de connivence avec Tricot, Monclar, arrêté au milieu de la rue, regardait tranquillement défiler les soldats.
Les arquebusiers n’étaient plus qu’à dix pas de l’obstacle.
Àce moment, une voix rude jeta un ordre bref.
La barricade parut s’enflammer comme un cratère éteint qui se mettrait soudain à cracher des laves incandescentes, et une formidable détonation ébranla les masures de la rue, faisant voler en éclats les vitraux des fenêtres fermées.
Dépeindre l’effarement, la stupeur et l’épouvante de la compagnie d’arquebusiers serait difficile. Plus de quarante morts ou blessés étaient tombés, parmi des hurlements et des imprécations. Au nombre des morts était le capitaine qui marchait en tête.
Les survivants reculèrent en désordre, entrechoquant leurs armes, se culbutant les uns les autres.
Monclar, un moment stupide d’étonnement, entendit au loin deux autres détonations sourdes ; c’étaient les truands de la ruelle aux Piètres et de la ruelle Montorgueil qui venaient de faire feu comme ceux de la ruelle Saint-Sauveur.
En toute hâte, il appela auprès de lui quelques-uns des seigneurs qui étaient venus, par distraction, assister au grand massacre de la Cour des Miracles.
Ensemble, ils barrèrent la rue et arrêtèrent les fuyards.
– En avant ! rugit Monclar. Si vous ne prenez pas la barricade d’assaut, vous allez vous faire tuer jusqu’au dernier dans ce boyau…
Ce raisonnement était le seul qui pût rendre courage aux arquebusiers.
Ils se retournèrent vers la barricade, mais au lieu d’y aller en rangs serrés comme la première fois, ils se disséminèrent en rasant les murs.
Ils étaient quatre cents environ.
Au pas de course, ils foncèrent sur la barricade.
Une deuxième détonation retentit, et des hommes tombèrent pour ne plus se relever.
– En avant ! hurla Monclar.
Les arquebusiers, en quelques secondes, furent sur la barricade, avec une grande clameur.
Mais alors, sur cette barricade, se dressèrent une foule de démons armés de lances, de hallebardes, de tronçons d’épées, de vieux estramaçons, et même de lardoires, de toutes sortes de coutelas bizarres.
Des plaintes, des cris de rage, des jurons en toutes les langues, des coups de pistolet et d’arquebuse, voilà ce qu’on entendit pendant près de vingt minutes.
Cependant les soldats du roi reculaient peu à peu.
Monclar, entouré de seigneurs, avait gardé son épée au fourreau, tandis que ceux qui l’entouraient s’escrimaient à outrance.
Le grand prévôt se trouvait maintenant tout près des truands qui bondissaient autour de lui.
Son attitude et, ses ordres donnèrent un peu de sang-froid aux soldats ; un effort suprême fut tenté, et ce fut au tour des truands de reculer.
Mais derrière eux, du fond de la Cour des Miracles, voici qu’une bande accourait, comme une trombe. Ils avancèrent en ordre serré, bien cuirassés, bien armés, jouant de l’estramaçon et du pistolet.
En quelques instants, la rue fut déblayée.
Monclar, demeuré l’un des derniers, la pâleur au front, la rage au cœur, allait s’enfuir à son tour.
Àce moment, un homme saisit la bride se son cheval et lui dit :
– Vous êtes pris, monsieur, rendez-vous !
Monclar se vit entouré de truands. Au loin, il entendit le roulement de la fuite de ses hommes.
Il leva les yeux vers le ciel comme pour y chercher Dieu qu’il avait imploré, puis il ramena son regard sur l’homme qui, à la tête de la bande de truands, avait mis en fuite les soldats du roi, l’homme dont il était le prisonnier…
Et il reconnut Lanthenay !
. . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Les truands célébrèrent leur victoire par de terribles clameurs. Les grands feux furent rallumés.
Autour, prirent place les blessés que déjà d’actives ribaudes pansaient et frottaient d’onguents.
Aux tables, maintenant, l’orgie se déchaînait.
Des tonneaux de vin étaient placés de distance en distance : ils se vidaient rapidement. Àchaque table, chacun racontait maintenant les beaux coups qu’il avait donnés, les crânes qu’il avait pourfendus.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Dans la ruelle aux Piètres et dans la ruelle Montorgueil, les événements s’étaient déroulés à peu près comme dans la ruelle Saint-Sauveur.
De longtemps, sans doute, on ne songerait à attaquer la Cour des Miracles.
Les truands s’énuméraient les uns aux autres les avantages que leur donnait cette victoire inespérée – due surtout à la découverte de la trahison de Tricot.
Ragastens n’avait pas tiré l’épée.
Il s’était contenté de se tenir constamment près de Manfred, prêt à le protéger au besoin de sa rapière, arme formidable dans ses mains.
Lorsque le grand prévôt fut conduit au milieu de la Cour des Miracles, il s’éleva parmi les truands une telle clameur que la ville entière parut en être ébranlée jusque dans ses assises.
Les massiers, les suppôts entourèrent aussitôt Monclar.
Sans cette précaution, le grand prévôt eût été à l’instant traité comme venait de l’être son agent Tricot.
Mais l’autorité des chefs était grande.
Devant leurs ordres répétés, les truands reculèrent en grondant, pareils à des dogues affamés à qui on arrache l’os qu’ils voulaient ronger.
Monclar fut enfermé dans la salle basse de l’une des maisons de la Cour des Miracles.
Et les chefs tinrent conseil pour savoir ce qu’on en ferait.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Ragastens, aussitôt après l’action, avait demandé à Manfred :
– Cette bohémienne dont vous me parliez… cette…
– La Gypsie ? fit Manfred étonné.
– Oui. Vous avez dit que je pourrais la voir ?
– Sans aucun doute.
– Eh bien, je désire la voir…
Manfred, surpris de cette hâte, s’inclina pourtant et dit au chevalier qu’il était prêt à le conduire auprès de la vieille bohémienne.
– Allons donc, je vous prie, fit Ragastens avec une émotion qui surprit de plus en plus le jeune homme.
– Ah çà ! pensa-t-il, le chevalier connaît donc la vieille sorcière qui m’a élevé ? Ou s’il ne la connaît pas, que lui veut-il ?
Quelques instants plus tard, ils entraient dans le logis de la Gypsie.
– Mère, fit Manfred, voici un étranger qui désire vous voir. Recevez-le bien, je vous en prie, car je lui ai de grandes obligations.
– Qu’il soit le bienvenu, mon fils, dit la bohémienne.
Ragastens se tourna vers Manfred.
– Mon enfant, dit-il voulez-vous avoir la bonté de me laisser seul avec, cette femme ? Excusez-moi…
– Chevalier, répondit Manfred, j’ai pour vous une telle sympathie et une si grande reconnaissance que je considère vos désirs comme des ordres…
Àces mots, il s’inclina gracieusement, et Ragastens le regarda s’éloigner, admirant sa taille svelte, l’aisance de sa parole, l’intelligence qui brillait en ses yeux…
Lorsque Manfred eut disparu déjà depuis plus d’une minute, le chevalier poussa un soupir et s’adressa à la Gypsie.
Celle-ci semblait le considérer avec cette curiosité indifférente qu’on accorde à une personne qu’on voit pour la première fois.
– Je désire, dit-il, – et sa voix tremblait légèrement – vous poser quelques questions. Je vous demande de me répondre en toute franchise et vérité. Si vous êtes pauvre, je vous enrichirai…
– Parlez, seigneur, dit-elle sans que sa voix trahît la moindre émotion ou défiance, je répondrai de mon mieux…
– Ce jeune homme qui sort d’ici…
– Manfred ?
– Oui… Manfred ! Voulez-vous me dire où il est né ?
– En Italie, fit simplement la vieille.
Ragastens sentit son cœur battre à coups redoublés.
– Il n’en faut plus douter ! pensa-t-il. C’est mon fils ! Mon fils ! Ah ! que Béatrix va être heureuse !
Il reprit à haute voix :
– Où l’avez-vous trouvé ? Dans quel pays de l’Italie ?
– Trouvé, seigneur ?
– Oui, trouvé… ou recueilli… ou autre chose enfin !
– Je ne comprends pas, répondit la Gypsie d’un air de naïveté. Manfred n’est pas un enfant trouvé…
– Je m’exprime mal… Je voudrais savoir qui vous a remis cet enfant ?
– Personne !
Ragastens chercha à pénétrer la pensée de la bohémienne, mais celle-ci montrait un visage parfaitement calme.
Il reprit :
– Je vous répète que je vous enrichirai. Demandez-moi ce que vous voulez. D’avance, je vous l’accorde.
– Je vous remercie, seigneur, fit la Gypsie avec effusion. Il est certain qu’un peu d’argent serait le bienvenu dans ma pauvre demeure. Voulez-vous que je vous dise la bonne aventure ?
– Je veux simplement que vous me répondiez : Manfred est un enfant volé, n’est-ce pas ? Oh ! je ne cherche pas à savoir par qui…
– Vous vous trompez, seigneur…
– Mais enfin, qui est son père ? Le connaissez-vous ?
– Hélas ! Comment ne le connaîtrais-je pas ! s’écria la bohémienne avec une mélancolie admirablement jouée. Son père est un noble napolitain.
– Napolitain ! exclama Ragastens palpitant.
– Oui… J’étais jeune alors… J’étais jolie… je lui plus… je l’aimai… et de cet amour éphémère est né mon Manfred…
Ragastens tomba sur un siège. La déception était cruelle.
– Ainsi, balbutia-t-il, Manfred est votre fils ?
– Mon fils, oui, seigneur… Je l’ai appelé Manfred en souvenir de son père, qu’il n’a pas connu…
– Mais ce jeune homme, reprit vivement Ragastens se raccrochant à un dernier espoir, ce jeune homme dit que vous n’êtes pas sa mère…
– Je le lui ai laissé croire… pauvre enfant ! il est si intelligent, si fort au-dessus de ceux qui l’entourent qu’il a fini par se persuader qu’il a des parents illustres… Lui prouver qu’il est simplement le fils de la pauvre bohémienne, c’eût été lui briser le cœur… Il faut être mère, seigneur, pour concevoir des sacrifices pareils !…
La Gypsie essuya deux larmes qui coulaient de ses yeux.
– Ah ! reprit-elle tout à coup, ce n’est pas comme Lanthenay, par exemple ! Celui-là n’est pas mon fils, bien qu’il m’appelle aussi sa mère… Celui-là est vraiment un enfant recueilli… Son père était Parisien… Il est mort !
Ragastens fit un geste de la main comme pour dire qu’il en savait assez…
Il se leva alors, fouilla dans sa bourse, et tendit à la bohémienne une poignée de pièces d’or qu’elle prit en murmurant des bénédictions.
Nous laisserons Ragastens redescendre tout pensif dans la Cour des Miracles et s’approcher de Manfred avec qui il commença un entretien que nous aurons à relater.
Lorsque le chevalier fut sorti de chez elle, la Gypsie s’assit près d’un coin de table et se mit à songer.
– J’aurais pu, murmura-t-elle, dire la vérité au seigneur de Ragastens. Du coup, je faisais bien des gens heureux. Mais à quoi m’aurait servi, à moi, tant de bonheur dont j’aurais été cause ? Voyons un peu ce qui se passerait si je disais au chevalier : « Oui Manfred est votre fils ! C’est moi qui l’ai enlevé pour plaire à Mme Lucrèce Borgia. Mais elle est morte maintenant ! » Si je disais cela, il arriverait que, sous peu de temps, Manfred partirait avec son père. Or, qui me prouve qu’il ne chercherait pas à emmener Lanthenay et qu’il n’y réussirait pas ? Et que m’importe, après tout, que les gens soient heureux ou malheureux… Est-ce que quelqu’un s’inquiète de mon bonheur à moi ? Est-ce que personne a jamais songé aux larmes que j’ai répandues depuis que j’ai vu mon fils pendu sous mes yeux ?
La Gypsie mit sa tête dans ses deux mains.
Et cette évocation de son fils pendu la fit frissonner.
Elle murmura, les dents serrées :
– Emmener Lanthenay ! Qu’est-ce que je deviendrais, moi, du jour où je n’aurais plus sous ma main le fils de Monclar pour assurer ma vengeance.
Elle se leva, s’approcha de la fenêtre qui donnait sur la Cour des Miracles.
Au milieu de la cour, près d’un grand feu, elle vit les chefs assemblés. Parmi eux, Lanthenay.
Quant à Manfred, il s’était écarté en compagnie de Ragastens.
En reconnaissant Lanthenay, la Gypsie tressaillit, et un éclair de haine sauvage brûla dans son regard.
Pourtant, ce n’est pas Lanthenay qu’elle haïssait.
C’était au père de Lanthenay, au grand prévôt de Paris, au comte de Monclar que cette haine farouche s’adressait.
Pendant toute la bataille, la Gypsie était demeurée à sa fenêtre ouverte, écoutant les bruits, scrutant la nuit.
Elle ne doutait pas de l’issue du combat.
Les gens du roi, et Monclar avec eux, seraient vaincus.
C’était chez elle une conviction – une foi.
Il fallait que Monclar fût vaincu pour que la rage du grand prévôt s’accrût ! Il fallait que Monclar en arrivât à haïr son propre fils !
Lorsque ce fut fini et qu’elle sut que les troupes du roi étaient refoulées des trois côtés à la fois elle referma tranquillement sa fenêtre et dit :
– Je savais bien que les choses tourneraient ainsi !
Maintenant, elle examinait avec curiosité l’assemblée des chefs et trouvait bizarre que le conseil durât si longtemps.
– Est-ce que tout ne serait pas fini ? murmura-t-elle.
Et elle descendit et s’approcha du brasier près duquel se tenait le conseil en plein vent, selon les mœurs et habitudes de la Cour des Miracles.
C’était Lanthenay qui parlait à ce moment.
Et Lanthenay disait :
– Si nous le mettons à mort, comme on vous en donne l’avis, les plus grands malheurs sont à redouter. Croyez-moi, profitez au contraire de cet événement pour confirmer vos privilèges. Arrachez-lui la promesse formelle de ne plus rien tenter contre vous, et renvoyez-le. Croyez-vous que le roi laisserait sa mort impunie ? Dès demain la bataille serait à recommencer, et peut-être, cette fois, l’avantage des circonstances ne serait-il pas pour vous. Tandis que si vous le renvoyez vivant, sans lui avoir fait aucun mal, non seulement le roi y regardera à deux fois avant d’attaquer à nouveau des gens qui se défendent si bien, mais encore il aura pour votre générosité une sorte d’estime, sans compter la reconnaissance de votre prisonnier…
La Gypsie tressaillit. De qui était-il question ?
Elle toucha le bras d’un suppôt qui se trouvait près d’elle.
– Frère, dit-elle, de quel prisonnier s’agit-il ?
– Comment, vieille Gypsie, tu ne le sais pas !
– Je ne sais qu’une chose, c’est que mes chers enfants n’ont pas été tués ou blessés dans la bagarre ; c’est tout ce qu’il me faut, à moi !
– Oui, oui… on connaît ton affection pour nos frères Manfred et Lanthenay. Il est vrai, qu’ils en valent la peine. C’est grâce à eux que les gens du roi ont fui ! Lanthenay surtout !
– Ah !
– Oui ! C’est lui qui a fait le prisonnier.
– Et ce prisonnier ?
– C’est le grand prévôt.
– Le comte de Monclar ? balbutia la Gypsie.
– On discute sur son sort…
– Et où l’a-t-on mis ?
– Là ! fit le truand.
D’un geste, il désigna une masure.
– Pas de danger qu’il se sauve, au moins ?
Le truand éclata de rire.
– Il est dans la cave, lié avec des cordes solides, et la cave est fermée à double tour, dit-il.
– La précaution est bonne, dit la Gypsie, pour un prisonnier de cette importance.
Elle s’écarta doucement.
Monclar était prisonnier, et c’était grâce à Lanthenay !
Elle se dirigea droit vers la masure.
Devant une porte, elle vit Cocardère en faction.
– Lanthenay veut te parler, lui dit-elle. Je vais te remplacer.
– Bon ! fit Cocardère, voici la clef de la cave.
– Tu attendras que le conseil soit terminé. Il m’a recommandé que tu ne le déranges pas avant.
– Bien, bien…
Cocardère s’éloigna en sifflotant.
La Gypsie s’élança chez elle.
Quelques instants plus tard, elle revenait avec un paquet sous le bras, et une petite lampe.
Alors, elle ouvrit la porte de la cave, entra et referma.
Au bas de l’escalier, il y avait deux caves.
Dans la deuxième, elle vit Monclar étendu sur le sol, lié solidement, et bâillonné. D’un tour de main, elle défit le bâillon et coupa les cordes.
– Me reconnaissez-vous, monsieur le grand prévôt ?
– Oui ! Que me veux-tu ? dit-il, persuadé que la vieille était escortée de truands et qu’elle venait l’insulter.
– C’est Lanthenay qui vous a pris ? reprit-elle.
– Oui ! dit-il.
– En ce moment, le conseil des chefs est réuni pour statuer sur votre sort.
Monclar haussa les épaules et sourit dédaigneusement.
– Tous sont d’avis de vous renvoyer indemne… Un seul, vous entendez, un seul est d’avis qu’il faut vous mettre à mort. Malheureusement, son avis, à lui, vaut plus que celui de tous les autres. Il sera écouté…
– Ah ! Et quel est cet homme implacable ?
– Lanthenay.
– J’aurais dû m’en douter. Eh bien qu’ils fassent vite !…
– Je viens vous sauver…
– Et pourquoi me sauves-tu ?
– Nous n’avons pas le temps de nous expliquer. Plus tard, vous saurez. Seulement, je vous demande de ne pas oublier que Lanthenay voulait vous faire pendre, et que je vous sauve, moi !
– Sois tranquille, je n’oublierai ni l’un ni l’autre !
En parlant, la vieille avait défait son paquet.
Il contenait un ample manteau et une toque.
– Laissez votre épée, dit-elle. Elle pourrait vous trahir.
Monclar obéit, se couvrit de la toque et s’enveloppa du manteau.
– Venez dit la Gypsie lorsque ces préparatifs furent terminés.
Ils montèrent l’escalier.
La bohémienne referma la porte à double tour et mit la clef dans sa poche.
Elle se dirigea droit vers la ruelle Saint-Sauveur.
Au bout de la rue, la Gypsie s’arrêta.
– Allez, monseigneur, dit-elle.
– Et toi ?
– Moi ?… Je rentre chez moi, voilà tout.
– Mais on saura que c’est toi qui m’as délivré ?
– Peut-être !
– Alors, on te tuera. Viens, je me charge de te faire une existence plus heureuse que celle que tu as menée jusqu’à ce jour.
– Nul ne peut plus rien pour mon bonheur, fit-elle.
– Tu es donc bien malheureuse ?
– Autant qu’une créature humaine peut l’être.
– Étrange femme ! murmura le grand prévôt. N’est-ce pas toi qui m’as parlé un jour, comme je passais à cheval près de la rue Saint-Denis ?…
– Oui, monseigneur, c’est moi.
– Mais tu me disais alors que tu t’intéressais à ce Lanthenay…
– C’est vrai, et je m’intéresse encore à lui.
– Pourtant tu me sauves, alors que tu sais bien ce que je vais faire…
– Non, monseigneur, je ne le sais pas.
– Eh bien, il faudra bien qu’un jour ou l’autre Lanthenay tombe dans mes mains…
– C’est probable, monseigneur… Et après ?
– Après ? Je le ferai rouer vif. Il ne m’eût pas épargné, lui ! Tu me le disais tout à l’heure…
– Je le disais parce que c’est la vérité, Monseigneur.
– Ainsi donc, tu t’intéresses à Lanthenay et tu délivres celui qui le fera rouer ?
– N’y a-t-il donc qu’une manière de s’intéresser à quelqu’un ?
Le grand prévôt garda un instant le silence.
– Qu’est devenu Tricot ? demanda-t-il.
– Il est mort ; nos hommes l’ont tué parce qu’il trahissait.
– Qui les a prévenus ?
– Lanthenay, répondit la Gypsie.
– Tu ne mens pas ?…
La bohémienne tressaillit. Est-ce que Monclar la devinait ?
– Pourquoi mentirais-je ? fit-elle avec son calme.
– Que sais-je ?… Si tu hais ce Lanthenay…
– Je ne le hais pas. Il n’est rien pour moi. Et lors même que je le haïrais, je ne daignerais pas mentir. Lorsque je veux frapper quelqu’un, je le frappe moi-même. Et je vous jure, Monseigneur, que le coup est toujours bien appliqué.
– Je le crois ! dit Monclar en frissonnant.
Il reprit, après un court silence :
– Que veux-tu pour m’avoir délivré ?
– Je n’ai besoin de rien, monseigneur. Je vous ai délivré simplement parce que si mes hommes vous avaient tué, il en serait résulté de terribles calamités pour nous tous.
– Soit ! Adieu, alors…
– Au revoir, monseigneur…
Elle le regarda un instant s’éloigner d’un pas aussi tranquille que s’il n’eût pas couru dix minutes avant un terrible danger.
Alors elle rentra dans la Cour des Miracles.
Elle s’approcha du brasier, et, tranquillement, pénétra dans le cercle des truands qui discutaient le sort du grand prévôt.
Une sorte de respect superstitieux s’attachait à la Gypsie.
Elle passait pour avoir des accointances avec certains démons ; elle avait en outre la réputation de lire comme à livre ouvert dans les étoiles, « ce que la nuit des temps renferme dans ses voiles » – pour employer la somptueuse expression de La Fontaine. Plus d’un truand qui n’eût pas redouté de se colleter avec le guet et qui, au besoin, eût marché à la potence avec un sourire de bravade, frissonnait en rencontrant la Gypsie, par les nuits obscures, et se hâtait de toucher quelque amulette capable de conjurer le mauvais sort.
Aussi, lorsqu’elle pénétra dans le cercle des chefs et qu’elle leva ses deux bras maigres comme pour réclamer le silence, on se tut aussitôt.
– Frères, dit la Gypsie, vous discutez pour savoir si vous devez tuer le grand prévôt…
– Donne ton avis ! lui cria-t-on.
– Mon avis est inutile. Votre avis à tous est inutile. Le grand prévôt n’est plus dans la Cour des Miracles. Il s’est évadé…
Un grand cri de rage et de fureur s’éleva.
Plusieurs truands s’élancèrent vers la cave où Monclar avait été enfermé ; Ils revinrent au bout de quelques instants en disant que la Gypsie avait dit la vérité.
– Ne cherchez pas, reprit la bohémienne, comment la chose a pu se faire. C’est moi qui ai ouvert la porte au grand prévôt et qui l’ai conduit hors le territoire du royaume d’Égypte.
Un silence de stupéfaction accueillit ces paroles, et la Gypsie se hâta de continuer :
– En délivrant le grand prévôt, c’est nous tous que j’ai sauvé. Les esprits m’ont révélé que la mort du grand prévôt serait le signal d’un massacre général. Cependant, si j’ai eu tort, je me soumettrai à la peine que vous m’infligerez. Mais même si cette peine doit être la mort, je mourrai heureuse d’avoir sauvé mes frères.
Nul n’éleva donc la voix pour réclamer une punition contre la Gypsie.
Et celle-ci put se retirer tranquillement.
Mais comme elle allait remonter sans son taudis, elle vit Lanthenay qui s’approchait d’elle en hâte.
– Pourquoi avez-vous sauvé cet homme ? demanda-t-il.
– Mais toi-même, tout à l’heure, n’as-tu pas parlé dans le conseil pour que Monclar fût épargné ?… J’ai cru que je te serais agréable, mon fils…
– C’est possible… Allez, mère Gypsie, pardonnez-moi ma colère.
– Ai-je donc vraiment si mal fait ? demanda-t-elle. Et sa voix avait une singulière douceur d’affection.
– Ne comprenez-vous pas, répondit sourdement Lanthenay, ne comprenez-vous pas que si j’avais pris cet homme, c’est que, moyennant sa vie et sa liberté, je comptais lui arracher la vie et la liberté d’un autre !
– Ah ! malheureuse, je n’ai point songé à cela !
– N’y pensons plus… Le mal est fait… il est irrémédiable… Mais, vraiment, si tout autre que vous eût fait ce que vous venez de faire, je ne sais si j’aurais assez de puissance sur moi pour m’empêcher de le tuer…
La colère et le désespoir de Lanthenay était d’autant plus effrayants qu’il contenait sa voix pour ne pas épouvanter la vieille femme.
Un geste violent lui échappa, et il s’éloigna brusquement en s’écriant :
– Il faut que je sois maudit !
La Gypsie était demeurée à la même place.
– Maudit ? gronda-t-elle alors entre ses dents. Qui te dit que tu ne l’es pas !
. . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Le désespoir de Lanthenay fut immense.
Depuis l’avortement de la tentative insensée qu’il avait faite à la Conciergerie pour délivrer Étienne Dolet, il attendait avec une fébrile impatience que la Cour des Miracles fût attaquée.
Il était persuadé que le grand prévôt dirigerait en personne l’opération.
Son plan était simplement de s’emparer de Monclar.
Une fois le grand prévôt prisonnier il ne doutait pas qu’il pût lui arracher la liberté de Dolet.
On a vu que ce plan avait admirablement réussi dans la partie que Lanthenay pouvait à juste titre considérer comme la plus difficile.
Et on a vu comment, grâce à la Gypsie, il avait échoué dans la deuxième partie.