Le premier soin de Buridan fut d’enfermer son prisonnier en prenant cette fois toutes les précautions nécessaires pour qu’il ne pût s’évader. Par surcroît, le sacripant fut ligoté, aux poignets et aux chevilles, avec des chaînettes de fer que Bigorne arracha à une porte. On laissa pourtant assez de jeu à ces entraves pour que le prisonnier n’eût pas à souffrir et qu’il pût marcher. Enfin, il fut résolu que, d’heure en heure, on irait s’assurer que Stragildo ne se livrait à aucune tentative et que, la nuit, chacun monterait faction à tour de rôle devant la porte du caveau où il avait été jeté.
Sur le soir, Buridan se prépara à sortir de la Courtille. Mais, alors, les quatre compagnons s’aperçurent que les environs, toujours si déserts, étaient étrangement animés. Des groupes nombreux allaient et venaient, se dirigeant, semblait-il, vers le Temple.
Buridan remit sa sortie au lendemain.
Mais, le lendemain, dès le matin, la même foule se porta encore du côté du Temple. Bigorne, envoyé en éclaireur pour voir ce qui se passait, revint au bout d’une heure en disant que les Parisiens, campés autour du Temple, chantaient, riaient, buvaient et ne s’interrompaient de cette occupation que pour pousser des cris de mort contre un homme que l’on jugeait à l’intérieur de la vieille forteresse…
Cet homme, c’était le premier ministre de Louis X…
Le procès d’Enguerrand de Marigny avait commencé !…
Buridan se sentit pâlir…
Tant que durerait le procès, c’est-à-dire qu’il y aurait foule autour du Temple, son projet n’était pas exécutable.
Un jour se passa encore, puis un autre…
Enfin, le soir du cinquième jour, comme la nuit tombait, les quatre compagnons virent que la foule se dissipait. Les mêmes groupes animés qu’ils avaient vus arriver tous les matins s’en allaient en poussant force cris de joie. Et cette immense joie de Paris était quelque chose de terrible à voir et à entendre. C’était la revanche des longues années de terreur, c’était la haine accumulée pendant vingt ans qui faisait explosion.
Enguerrand de Marigny, convaincu de forfaiture et dilapidation, était condamné à mort ! La sentence portait qu’il serait exécuté dans le délai de trois jours pendant lesquels le condamné devait prier dans la chapelle du Temple et faire amende honorable. Après quoi, l’ancien favori de Philippe le Bel, le ministre tout-puissant de Louis X, devait être conduit aux fourches de Montfaucon pour y être pendu par maître Capeluche, exécuteur des hautes œuvres.
« Bon ! pensa Buridan, j’ai trois jours… je le sauverai ! »
Il attendit la nuit. Les abords de la Courtille-aux-Roses avaient repris leur aspect de lugubre solitude. Les Parisiens, sûrs désormais d’être vengés, étaient rentrés dans Paris où ils attendaient avec impatience le matin de fête où ils verraient enfin se balancer au bout d’une corde l’homme qui, si longtemps, les avait terrorisés.
Alors, Buridan expliqua à ses amis qu’il allait se rendre au Temple et parler à Valois.
Il embrassa ses compagnons l’un après l’autre et s’éloigna.
« C’est fini ! sanglota Guillaume, nous ne le verrons plus !…
– Qui sait ? » murmura Bigorne qui venait de réfléchir profondément à cette aventure et dont les réflexions avaient peut-être modifié la conviction.
Buridan s’avançait d’un pas ferme vers le Temple dont la sombre silhouette se voyait de la Courtille.
Arrivé à quelques pas de la grande porte, Buridan appela.
« Qui va là ? cria la sentinelle, de l’autre côté du pont-levis.
– De par le roi ! » répondit Buridan.
Le pont-levis s’abaissa. Le chef de poste vint, accompagné de plusieurs archers, reconnaître celui qui venait au nom du roi. Buridan, sans un mot, déplia l’un des deux parchemins qu’il avait enlevés à Stragildo. L’officier le lut à la lueur d’une torche que portait un soldat, et, le rendant à Buridan :
« C’est bien. Vous pouvez entrer. Où dois-je vous faire conduire ?
– Chez le gouverneur du Temple. »
Étant entré, Buridan se trouva en présence d’un homme d’armes tout bardé de fer et armé jusqu’aux dents. Comme il avait fait pour l’officier, Buridan exhiba son parchemin. Le soldat ne savait pas lire, mais le sceau royal suffisait.
« Il faut que je parle à ton maître sur-le-champ, de la part du roi », fit Buridan.
L’homme s’éloigna et alla dire quelques mots à un autre homme qui veillait dans la pièce voisine.
Au bout d’un quart d’heure, une sorte de valet de chambre, qui remplaçait Simon Malingre, vint le chercher, et, de pièce en pièce, le conduisit jusqu’à une salle où Buridan aperçut le comte de Valois assis dans un fauteuil, près d’une table, écrivant et souriant.
Ce que Valois écrivait à ce moment, c’était le détail de l’exécution de Marigny. Il n’avait pas voulu laisser à d’autres le soin de régler la cérémonie…
Buridan s’était arrêté à deux pas du fauteuil, silencieux et pâle. Il attendait. Son attitude, étrangement paisible, n’avait rien de menaçant…
« Qu’avez-vous à me dire ? » demanda Valois sans lever les yeux.
Et, continuant de sourire, il terminait à ce moment la phrase commencée :
« Après quoi, le maître des hautes œuvres, lui passera la hart au col, de manière que… »
Dans cet instant, Valois, étonné que l’envoyé du roi n’eût pas répondu à sa question, leva les yeux et vit Buridan.
Tout d’abord, la stupeur et l’épouvante le paralysèrent. Un flot de sang monta à son front, sa main trembla. Puis, grondant une sourde imprécation, il allongea le bras vers le marteau qui lui servait pour appeler.
« Monseigneur, dit Buridan d’une voix calme, vous pouvez appeler et me faire jeter dans un cachot, ou me faire tuer même ; cela vous sera facile ; mais je vous préviens que, si je meurs, vous êtes perdu, vous, sans que rien puisse vous sauver. Il vaut mieux pour vous que vous m’écoutiez tranquillement, d’autant que j’aurai vite fait… »
Valois n’appela pas.
« Soit ! dit-il, je vous entendrai. Vous dites que vous venez de la part du roi ?
– Je l’ai dit à vos gens, mais à vous, je vous dis que je viens de ma part…
– De votre part ! murmura-t-il sourdement. Mais comment avez-vous pu entrer ici ?
– Grâce à ce papier, dit Buridan, ou plutôt grâce au sceau royal dont la vue a suffi… »
En même temps, il jeta sur la table l’un des deux parchemins qu’il portait sur lui.
Mais ce n’était pas celui qu’il avait montré à l’officier du poste.
Valois saisit avidement le papier, le parcourut d’un air étonné, puis :
« C’est le roi qui vous a remis cet ordre ?…
– Non, répondit tranquillement le jeune homme. J’ai saisi ce parchemin sur votre serviteur Stragildo, et, comme vous voyez, je m’en suis servi. »
Valois respira… Son fils n’avait pas vu le roi ! Son fils ne venait pas de la part du roi !
« Et ce Stragildo ? reprit-il d’une voix en apparence indifférente, vous le détenez prisonnier ?…
– Non, dit Buridan avec la même tranquillité, Stragildo est mort ; je l’ai tué. »
Cette fois Valois frémit d’une joie puissante. L’un après l’autre, avec une sorte de folie, Buridan jetait tous ses moyens de défense comme il avait jeté sa dague.
Il s’approcha vivement d’un flambeau et présenta le papier à la flamme, tandis que, de sa main droite, il saisissait sa dague pour tenir Buridan en respect.
Mais Buridan ne fit pas un geste ; il laissa le comte brûler le parchemin…
« Je le tiens ! » gronda Valois en lui-même.
En effet, Buridan s’était ainsi dépouillé de toutes ses armes offensives et défensives.
« Parlez maintenant, dit Valois. Que me voulez-vous ?
– Monseigneur, dit Buridan, je suis venu pour vous demander la vie et la liberté de trois hommes que vous détenez prisonniers dans les cachots du Temple…
– Voyons… Quels sont ces trois hommes ?
– C’est d’abord Philippe d’Aulnay…
– Ah ! ah ! dit Valois, toujours souriant. Pour celui-là, mon maître, il me serait difficile de lui rendre vie et liberté, vu qu’il est trépassé !
– Mort !… Philippe est mort !… »
Une puissante douleur étreignit le cœur du jeune homme, et elle lui fut d’autant plus amère qu’il ne pouvait s’y livrer, qu’il devait garder toutes ses forces pour faire face à la situation…
« Philippe d’Aulnay étant mort, quels sont les deux autres ?
– D’abord le frère de Philippe : Gautier d’Aulnay. Est-il donc mort aussi ?…
– Non, Gautier d’Aulnay n’est pas mort ; pas encore ; celui-là est réservé au supplice qui attend les blasphémateurs… Voyons donc le troisième ?
– Enguerrand de Marigny. »
Valois eut un étrange regard pour Buridan.
« Comment, vous qui haïssez Marigny, qui l’avez provoqué, insulté publiquement et l’avez même poursuivi, l’épée au poing, sur le Pré-aux-Clercs, comment pouvez-vous demander la vie et la liberté de cet homme ?
– Je veux sauver Enguerrand de Marigny, parce que je ne veux pas que sa fille pleure ; je ne veux pas qu’il y ait dans la vie de Myrtille cette douleur de la mort de son père sous la hache du bourreau.
– Et si j’accepte ? Si je vais ouvrir le cachot de Gautier d’Aulnay, si je vais chercher Marigny dans la chapelle où il demande pardon à Dieu, au pied de l’autel, avant de demander pardon aux hommes, au pied du gibet, si je les conduis hors du Temple et que je leur dise : « Allez, vous êtes libres… », voyons, que ferez-vous pour moi ?
– Monseigneur, dit Buridan, j’oublierai alors que vous êtes mon père, et le père que vous avez été. Si vous faites grâce, je fais grâce…
– Et si je refuse ? rugit Valois.
– En ce cas, monseigneur, j’irai trouver le roi dans son Louvre. Le roi me fera saisir et livrer au bourreau, je le sais. Mais, avant de me livrer, il aura entendu ce que j’ai à lui dire. Et voici, monseigneur, ce que je dirai au roi : « Sire, vous avez appris par moi, bien que je ne l’aie pas voulu, les crimes de votre épouse, Marguerite de Bourgogne. Vous détenez la reine prisonnière. C’est par ma faute, bien que la faute ait été involontaire. Il est donc juste, Sire, que vous appreniez aussi par moi que peut-être madame la reine est moins coupable que vous ne pensez. Oui, il y a une explication à la conduite de la reine, sinon une excuse. C’est qu’un homme, quand elle était jeune fille, quand elle habitait à Dijon le palais du duc de Bourgogne, l’a poussée dans l’abîme ; cet homme, l’amant de Marguerite, Sire, c’était l’ambassadeur du roi votre père à la cour de Bourgogne ; il s’appelle Charles, comte de Valois. »
– C’est vrai ! Tu sais ce secret. Mais en admettant que tu sortes d’ici vivant et que le roi t’entende, insensé, le roi ne te croira pas !… »
Buridan répondit :
« Le roi ne me croira pas, moi, c’est sûr ! car il imaginera que c’est là une simple vengeance de ma part…
– Alors ?… rugit Valois.
– Mais il croira la reine !
– La reine !… bégaya Valois, frappé de vertige.
– La reine prisonnière dans le Louvre ! La reine que le roi pourra interroger dès que j’aurai parlé ! La reine qui confirmera tout ce que j’aurai dit en fournissant les preuves !… »
Valois se leva : l’effroyable évidence lui sautait aux yeux ; il était perdu, si Buridan pouvait rejoindre Louis X.
« Misérable, bégaya-t-il, tu ne sortiras pas d’ici, car…
– Un mot ! Un dernier mot ! cria Buridan, qui d’un geste arrêta Valois prêt à frapper. Si je sors d’ici, monseigneur, vous avez vingt-quatre heures pour réfléchir ; si je ne sors pas, vous n’avez même pas une heure ; car en ce moment même quelqu’un attend que je sorte ; si ce quelqu’un ne me voit pas à l’heure convenue, il court au Louvre… Et ce quelqu’un, monseigneur, sera aussitôt reçu, car le roi le connaît… il s’appelle Lancelot Bigorne !…
– Lancelot Bigorne !… râla Valois.
– Votre ancien serviteur !… »
Il y eut une minute d’effrayant silence. Valois, effondré, la tête pleine de bourdonnements, agonisait de terreur. Son regard vitreux était rivé sur Buridan qui, de son côté, le contemplait avec une sorte de sombre pitié… Et ce silence, ce fut Buridan qui le rompit.
« Monseigneur, dit-il, Enguerrand de Marigny doit être conduit à la mort sous trois jours. Un jour est écoulé déjà. Il est en ce moment dix heures du soir. Je vous donne toute la journée de demain pour exécuter mes volontés. Demain soir, si à cinq heures Gautier et Marigny ne sont pas hors du Temple, à six heures, je suis au Louvre… je parle… le roi interroge Marguerite… la nuit prochaine, monseigneur, vous coucherez dans les cachots du Temple… »
Un soupir souleva la poitrine de Valois. De la tête, il fit un signe d’acceptation, puis il se laissa aller en arrière, privé de sentiment, en apparence.
Buridan se rapprocha, se pencha sur lui, le contempla un instant d’un étrange regard et murmura :
« Adieu, mon père… ! »
À la Courtille-aux-Roses, il fut saisi, embrassé, étouffé dans les bras de ses amis, délirants de joie.
« Corbleu ! Ventre du pape ! Tripes du diable ! hurla Guillaume en manière de conclusion, mettons-nous à table !…
– Je savais bien qu’il reviendrait ! » murmura Bigorne.