La journée s’écoula lentement.
À mesure que l’heure fixée approchait, Buridan sentait son impatience et ses terreurs s’exaspérer. Pourtant, il était impossible que Valois ne tînt pas parole, puisqu’il y allait de sa propre vie !…
À quatre heures, il décida de sortir.
Guillaume devait rester en surveillance devant le caveau où était enfermé Stragildo. Riquet devait rester dans le grenier du logis, afin de surveiller les abords de la Courtille.
Bigorne seul devait accompagner le jeune homme qui, ne tenant plus en place, s’éloigna une heure avant celle qu’il avait fixée lui-même.
« Un instant, dit Bigorne en le rejoignant. Supposez qu’à cinq heures Marigny et Gautier franchissent le pont-levis du Temple, que ferez-vous ?
– Eh bien, je m’avancerai à leur rencontre…
– Bon, fit Bigorne. Maintenant, supposez qu’à cinq heures, les portes du Temple ne s’ouvrent pas pour vous rendre Gautier… je ne parle pas de Marigny. Que ferez-vous ?
– J’attendrai jusqu’à six heures, dit Buridan, d’une voix altérée. À six heures, j’irai au Louvre.
– Vous y êtes bien décidé ?
– Certes !…
– Eh bien, nous irons ensemble… »
Lorsque, après une affreuse attente, cinq heures sonnèrent enfin, son cœur se mit à battre violemment… Les dernières ondulations sonores du bronze s’évanouirent… les minutes s’écoulèrent… le pont ne s’abaissait pas !…
Buridan se rongeait les poings.
Six heures sonnèrent !… Buridan eut comme un rugissement de rage…
« Au Louvre ! dit-il.
– Au Louvre, soit ! » fit Bigorne.
Ils couraient dans la rue Saint-Martin, lorsque tout à coup, une église se mit à sonner le glas.
Une autre église, tout à coup, puis une autre sonnèrent le glas des morts, puis d’autres encore… toutes les églises de Paris sonnaient le glas !
« Oh ! murmura Buridan, que se passe-t-il donc ? Qu’importe, après tout ! reprit Buridan. Au Louvre ! Au Louvre !… »
Il allait s’élancer… À ce moment, du coin de la rue Saint-Martin déboucha un groupe pareil à une apparition de rêve dans la nuit qui s’épaississait.
Ce groupe comportait d’abord douze jeunes garçons vêtus comme des enfants de chœur qui eussent servi une messe des morts. L’un d’eux, qui marchait en tête, agitait sans cesse une sonnette au son grêle. Derrière, venait un moine colossal, la tête sous la cagoule noire et portant une croix énorme dont le christ était couvert de voiles noirs. Puis douze clercs en deuil, psalmodiant des prières. Puis un rang de six porteurs de torches. Puis douze hallebardiers, la pointe de la hallebarde tournée vers la terre. Enfin, le héraut-juré de la ville de Paris, monté sur un cheval noir que deux valets conduisaient en bride. Derrière, il y avait encore un rang de porteurs de torches, puis encore douze hallebardiers, et, enfin, la foule… La fantastique procession s’arrêta.
Le héraut, alors, un grand parchemin à la main, cria d’une voix forte, dans le silence :
« Nous, Louis, dixième du nom, comte de Champagne et de Brie, roi de Navarre, roi de France :
« Faisons savoir à tous et à toutes, à notre noblesse, à nos bourgeois et manants, à nos curés parisiens de notre bonne ville que des prières publiques seront dites à compter de ce jourd’hui et pendant un mois durant dans toutes les églises de notre royaume… »
Le héraut sonna de la trompe. Puis il prit un autre parchemin et cria :
« De par le roi !
« Nous, Jean-Baptiste Biron dit Bel-Air, crieur-juré de la ville de Paris, bachelier de l’Université, héraut prévôtal et royal ;
« Avec douleur et meurtri de cœur ;
« Faisons savoir à tous présents que lesdites prières ordonnées par notre sire le roi sont à l’effet d’obtenir la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Dieu, de Notre-Dame la Vierge et de messieurs les saints du paradis ;
« Pour l’âme de très haute, très noble, très puissante princesse Marguerite de Bourgogne, reine de France, épouse très vertueuse et très aimée de notre Sire Louis dixième ;
« Laquelle est morte dans la fleur de son âge, dans le Louvre royal, le soir de ce jour, vingt-deuxième de septembre de l’an de grâce 1314. »
Le héraut sonna de la trompe. Et, comme si c’eût été un signal, les cris de douleur, les lamentations éclatèrent. L’enfant de chœur agita sa sonnette. Les clercs crièrent :
« Priez, mes frères ! Priez, mes sœurs ! Priez pour la reine !… »
Et la fantastique procession passa dans la lueur des torches, dans cette rumeur de pitié, de gémissements, de désespoir qui bruissait sur Paris.
Pitié véritable, car Marguerite de Bourgogne était très aimée du peuple.
Gémissements et clameurs exagérés, car il n’était pas bon de paraître témoigner une douleur tiède pour une aussi auguste mort. Buridan était atterré.
« Morte ! gronda-t-il. Marguerite est morte ! Valois triomphe !…
– Et notre voyage au Louvre est inutile, seigneur capitaine ! dit Bigorne, qui reprit instantanément cette expression d’insouciance qui faisait le fond de sa physionomie. Croyez-moi, maître, vous vous obstinez à une besogne impossible. Le sire de Marigny est condamné, – et c’est justice, par tous les diables. Songez au nombre de malheureux qu’il a fait pendre pour s’enrichir ; songez que vos amis, vos frères, les d’Aulnay, ont mené, grâce à lui, une misérable existence, alors qu’ils étaient nés pour être de riches seigneurs. Je vous jure, maître, que si vous aviez réussi à sauver cet homme, c’eût été un crime dans votre vie…
– C’est le père de Myrtille ! dit le jeune homme.
– Quoi qu’il en soit, c’est fini. Marguerite est morte. Valois n’a plus rien à redouter de vous. Donc, il est maintenant inutile de vous obstiner. »
Buridan, revenant sur ses pas, s’était remis en marche vers la Courtille-aux-Roses. Il était accablé. En même temps, une colère furieuse se déchaînait en lui contre ce qu’il appelait un coup du sort : Marguerite mourant juste à ce moment-là !…
« Il me reste un jour ! gronda Buridan. Je puis trouver encore le moyen de sauver le père de Myrtille… »
Il faisait nuit.
Buridan et Bigorne, l’un désespéré, l’autre tout joyeux, arrivaient dans la rue Vieille-Barbette. Au loin, ils entendaient la rumeur de Paris qui pleurait et priait pour l’âme de Marguerite.
« Je le sauverai ! » répéta Buridan qui triomphait de son abattement.
Comme il pensait ces mots avec une ardeur de farouche obstination, il vit à deux cents pas de lui, dans la direction du Temple, une grande lueur de torches.
Était-ce la procession funèbre qui passait par là ?… Non !… Buridan, à la lueur des torches, distingua une masse de cavaliers qui s’avançaient au pas vers lui.
Il frissonna. Le pressentiment d’une catastrophe s’abattit sur lui. De ses yeux hagards, il contemplait ces cavaliers qui venaient du Temple, formidables sous leurs armures.
Il sentit que Bigorne le saisissait par le bras et l’entraînait derrière une haie, en murmurant :
« Alerte ! Ce sont les gens d’armes de Valois !… »
Et comme Buridan, haletant d’une insurmontable horreur, se demandait ce que signifiait cette sortie des troupes de Valois, Bigorne gronda à son oreille :
« Vous avez demandé la vie de Marigny à Valois ? Regardez, maître. Voici la réponse de Valois qui passe ! »
En effet, derrière les cinquante premiers cavaliers, venaient deux prêtres ! Derrière les deux prêtres, marchait le bourreau Capeluche ! Et derrière Capeluche, venait un homme pieds nus, vêtu d’une chemise, la corde au cou, un cierge à la main !… Et cet homme, c’était Enguerrand de Marigny !…
Tout aussitôt, venait le comte de Valois, à cheval, couvant son ennemi d’un sourire de mort. Puis, cinquante autres gens d’armes fermaient la marche.
Ce fut une vision terrible qui passa en quelques minutes.
Buridan, l’âme pleine d’épouvante, la bouche ouverte, les yeux exorbités, regardait sans pouvoir faire un pas ni un geste ; il était rivé au sol.
« Venez ! » dit Bigorne, lorsque le cortège fut passé.
Autour du Châtelet, c’était un fouillis de ruelles noires d’où s’exhalaient de fétides émanations.
Ce fut dans une de ces ruelles que Lancelot Bigorne conduisit Buridan.
Ils s’arrêtèrent devant une maison basse. Il n’y avait aucune fenêtre sur la rue. La porte était peinte en rouge ; solide, puissante, elle eût défié les madriers d’attaque avec ses armatures de fer. Elle était munie d’un judas.
Bigorne frappa violemment du poing dans la porte. Au bout d’un instant, le judas s’ouvrit et une figure bestiale apparut à travers le treillis qui la protégeait, vaguement éclairée par une lumière que l’habitant de cette maison tenait à la main.
« Allons, ouvre ! dit Bigorne. C’est moi qui t’ai parlé tout à l’heure, quand tu es sorti de Notre-Dame où tu as remisé ton gibier de demain matin.
– Bon ! » fit tranquillement la figure.
Buridan entendit grincer les verrous. La porte s’ouvrit. L’homme apparut, une forte dague à la main.
Buridan se signa d’un geste rapide et entra, suivi de Bigorne. L’homme referma la porte. Nous disons que Buridan fit le signe de la croix, car il était bon chrétien, et cette maison, c’était le logis du maître des hautes œuvres, cet homme, c’était Capeluche…
Le maître des hautes œuvres n’avait pas lâché la dague qu’il tenait à la main. Il interrogea ses visiteurs d’un regard :
« Me connais-tu ? fit Bigorne.
– Non, répondit Capeluche.
– Je suis Lancelot Bigorne…
– C’est possible…
– Moi, je suis Jean Buridan, que tu pendras peut-être un jour, car ma tête est mise à prix.
– C’est possible… »
Il y eut un instant de silence. Bigorne frissonnait, Buridan était calme. Capeluche demanda :
« Qu’est-ce que vous me voulez ?
– Tu vas le savoir, dit Buridan. Mais, réponds d’abord. Qu’est-ce que tu reçois pour chaque pendaison ?
– Tantôt plus, tantôt moins. Cela dépend du condamné, je veux dire de sa qualité. Bref, je me fais, bon an mal an, mille livres tournois. Tous les bourgeois de Paris n’en peuvent pas dire autant. Sans compter ce que me donne la ville de Paris pour l’exercice annuel de mes fonctions, c’est-à-dire vingt-six livres parisis.
– Capeluche, dit Buridan, si je te demandais de ne pas tuer Enguerrand de Marigny, que dirais-tu ?
– C’est possible. Tout est possible.
– Tu consens à faire pour Marigny ce que tu as fait pour d’autres ?
– Oui, dit Capeluche, sans hésiter. Seulement, pour celui-là, c’est grave. C’est un puissant. Un ministre. J’aurai trois mois de cachot, au moins. La corde qui doit pendre un Marigny ne peut être une corde ordinaire, vous comprenez ? »
Buridan défaillait. Il lui semblait que Capeluche allait se rétracter.
« Alors, ajouta tout à coup Capeluche, écoutez bien : pour préparer la corde d’un bourgeois, je demande trois écus, pas moins ; pour la corde d’un noble homme, il me faut huit écus d’or ; pour Marigny, qui est ministre, et en mettant mes trois mois de cachot à dix écus, l’un dans l’autre, c’est trente écus d’or que vous me verserez. Sans quoi, bonsoir la compagnie !
– Vide tes poches ! rugit Buridan.
– Hein ! sursauta Bigorne.
– Oui ! le restant de la cassette de Malingre ! tu l’as sur toi, donne ! »
Il y avait vingt-sept ducats d’or, plus quelques écus, c’est-à-dire environ le triple de ce que demandait le maître des hautes œuvres. Capeluche eut le grognement furieux d’un avare qui découvre un trésor ; de ses larges mains, il fit un tas des pièces d’or, et, en un instant, elles eurent disparu.
Buridan s’approcha de lui, le regarda fixement dans les yeux et, d’une voix qui fit tressaillir le bourreau :
« Marigny ne mourra pas ?… »
Capeluche, pour toute réponse, se tourna vers une croix et, en signe de serment, leva la main.
« C’est bon », dit Buridan.
Et, faisant signe à Bigorne de le suivre, il se retira. Les deux hommes regagnèrent la Courtille-aux-Roses. Bigorne grondait :
« Qui m’eût dit qu’un jour ce serait moi, moi, Lancelot Bigorne, qui rachèterait la vie de Marigny ! Saint Barnabé me soit en aide, je crois que j’en aurai une fièvre malingre, ou même la peste. »
Dans le grenier de la Courtille, ils dormirent deux heures.
Au point du jour, les quatre compagnons étaient debout. Bigorne et Guillaume Bourrasque sortirent en toute hâte. Seul, Riquet Haudryot demeura pour surveiller Stragildo. Lorsque Buridan arriva à la porte aux Peintres, il vit que déjà le peuple sortait de Paris et se dirigeait vers le colossal gibet qui, sur les fonds pâles de l’aube, plaquait sa silhouette funèbre.