XIX CE QUE DEVIENT LA MÉMOIRE D’ANNE DE DRAMANS

Nous avons laissé Wilhelm Roller sur la berge de la Seine au pied de la Tour de Nesle, avec un coup de poignard dans le dos et un dans la poitrine : on se rappelle même que Stragildo avait laissé ledit poignard dans la blessure de la poitrine. Ce poignard avait été donné à Stragildo par Marguerite de Bourgogne. Le manche était en argent ciselé.

Or, il y avait environ une demi-heure que Wilhelm Roller était étendu sans mouvement et en apparence sans vie, lorsqu’un quidam vint à passer malgré l’heure matinale.

Cet homme, donc, errait lamentablement, lorsque, arrivé à la hauteur de la Tour de Nesle, il s’arrêta tout à coup et dit :

« Tiens ! un mort ! »

Il se dirigea aussitôt vers le cadavre que, tranquillement, il se mit à fouiller.

Il n’y avait rien dans les poches du Suisse.

L’homme, qui s’était agenouillé pour procéder à sa perquisition, se releva en poussant un soupir. Pendant quelques minutes, il demeura tout chagrin en contemplation devant cette trouvaille qui ne lui rapportait rien. Du bout du pied, il poussa les jambes du corps et murmura :

« Il est bien mort. Mais d’autres que moi l’ont sans doute visité déjà. J’arrive trop tard. »

Comme il disait ces mots, ses yeux tombèrent sur le poignard à manche d’argent et, avec un cri de joie, il retomba à genoux.

« C’est bien de l’argent, fit-il, le pauvre diable ne m’a pas trompé ; je dirai une prière pour lui. »

En même temps, il se mit à extraire le poignard de la blessure et examina attentivement le manche.

« J’en aurai bien deux ou trois écus, peut-être un noble à la couronne. »

À ce moment, Roller poussa un faible soupir et l’homme, se relevant précipitamment, recula de plusieurs pas dont chacun était accompagné d’un signe de croix. Cependant, comme le blessé continuait à demeurer immobile, l’homme reprit courage et, comme un gémissement s’échappait des lèvres de Roller, il se dit :

« Peut-être qu’il n’est pas mort. Holà ! l’ami, ajouta-t-il en se rapprochant, si tu n’es pas mort, dis-le franchement. »

Le blessé répondit par quelques paroles inintelligibles.

Il se trouva que le pauvre hère qui venait de faire cette lugubre trouvaille n’était pas un méchant homme. Si bien qu’il se mit à puiser de l’eau de la Seine dont il aspergea la figure du blessé, lequel ne tarda pas à revenir à lui.

« Que puis-je pour vous ? » demanda alors l’homme qui, ayant traîné Roller jusqu’à la tour, l’y avait adossé.

Roller paraissait reprendre rapidement conscience de ce qui l’entourait et, à la question de l’homme, il répondit d’une voix assez distincte :

« Si vous êtes chrétien, vous m’aiderez à marcher jusqu’à la première maison du pont et vous serez récompensé.

– Je suis chrétien, répondit le gueux, et vous transporterai donc plus loin que le pont, s’il le faut. Et, quant à la récompense, ne vous en inquiétez pas, je la tiens déjà. »

Roller comprit ou ne comprit pas le sens de ces paroles, peu importe. Il fit signe à l’homme qu’il le remerciait de son aide et, aidé par lui, il parvint à se mettre debout.

Les deux hommes mirent deux heures à franchir la faible distance qui les séparait du pont, au moment où on décrochait les chaînes.

Roller désigna d’un geste la maison où il voulait être conduit : c’était une assez misérable auberge où il était connu et dont l’hôtesse le reçut charitablement, tandis que le rôdeur, qui l’avait trouvé et pour ainsi dire sauvé, s’en allait essayer de vendre le poignard de Stragildo.

Au bout de trois jours, les blessures de Roller commençaient à se fermer. Il annonça alors à son hôtesse qu’il voulait partir. La bonne femme lui fit observer que c’était vouloir sûrement se tuer, mais Roller était têtu. De plus, il était dévoré d’inquiétude. En effet, Mabel lui avait donné rendez-vous dans le logis du cimetière et trois jours s’étaient écoulés depuis. Il s’habilla donc tant bien que mal, sortit en refusant toute aide et réussit à gagner le logis de Mabel. C’était le lendemain du jour où Mabel et Myrtille étaient sorties de Paris.

Le Suisse fit un effort d’énergie pour dompter la faiblesse qui s’emparait de lui et se mit à fouiller dans cette pièce qui avait été le laboratoire de Mabel au temps où elle préparait des philtres.

Au fond du coffre, Wilhelm trouva un fort rouleau de parchemins roulés et trois ou quatre écus d’or oubliés par Mabel. Le Suisse prit les écus et le rouleau de parchemins, enveloppés dans un papier sur lequel il y avait quelques lignes écrites.

Puis, trébuchant, se retenant aux murs, il descendit et se mit à longer le cimetière des Innocents en se dirigeant vers le Louvre. Le soir tombait.

Les environs étaient déserts.

Roller, pris d’une faiblesse, s’accota à un mur. Il sentit qu’il allait mourir.

« Mon Dieu, fit-il, une heure, je vous demande une heure. »

Mais au bout d’une cinquantaine de pas, il se sentit défaillir. Le malheureux comprenait que sa vie s’en allait avec son sang et qu’il allait payer cher son impatience de vengeance.

Ses genoux fléchirent et il tomba dans le ruisseau à l’instant où, par l’autre bout de la rue, apparaissait une troupe nombreuse de cavaliers.

Celui qui marchait en tête de cette troupe, le front penché, les rênes abandonnées, la poitrine gonflée de soupirs, semblait accablé sous le poids de sinistres pensées. Soudain, le cheval s’arrêta court.

Le cavalier parut s’éveiller d’un songe pénible et aperçut alors le blessé que son cheval avait failli écraser. Il allait passer outre lorsque quelques paroles qui montèrent jusqu’à lui le firent tressaillir.

Il mit pied à terre, se pencha sur le mourant et demanda :

« Vous dites que vous me reconnaissez ?

– Oui.

– Et que vous avez quelque chose de grave à me dire concernant le roi ?

– Oui.

– Parlez donc, je vous écoute. »

Mais maintenant Roller ne semblait plus décidé à parler. Il jetait un regard avide sur le cavalier, comme pour essayer, à cet instant suprême, de lire dans sa pensée.

« Est-il vrai, fit-il enfin, en rassemblant toutes ses forces, est-il vrai, monseigneur, que vous haïssez la reine comme je l’ai entendu dire au Louvre ?

– Tu me demandes si je hais la reine ?

– Oui ! je vous demande cela, et il n’y a qu’un mourant prêt à comparaître devant Dieu qui, si près de la Toute-Puissance du roi des rois, puisse assez oublier votre puissance terrestre pour vous poser une aussi formidable question. »

Les yeux du cavalier jetèrent un éclair :

« Eh bien, dit-il, on ne t’a pas trompé, je hais celle que tu dis. Parle, maintenant. »

Le mourant parut faire un dernier effort. Mais comprenant sans doute qu’il n’aurait pas le temps de parler longuement, il tendit le rouleau au cavalier :

« Prenez ceci… Oh ! j’aurais voulu le porter moi-même au roi… mais… puisque je… »

La parole expira sur ses lèvres, qui ne rendirent plus qu’un gémissement confus.

Le cavalier se redressa lentement et demeura debout, les yeux fixés sur le mourant.

Puis tout à coup Roller se souleva, jeta au cavalier un regard désespéré et retomba pour jamais immobile.

Le cavalier alors seulement jeta les yeux sur le rouleau de parchemins qui venait de lui être si mystérieusement remis et il lut : Mémoire de la dame de Dramans concernant des faits qui se sont passés dans la Tour de Nesle. Sans doute il comprit, car il devint aussi pâle qu’était pâle le cadavre à ses pieds.

Une dernière fois, il se baissa vers l’homme, le toucha au cœur, s’assura qu’il était mort, puis, cachant sous son manteau le rouleau de parchemins, remonta à cheval et poursuivit son chemin, plus pensif, plus sombre.

Ce cavalier, c’était Enguerrand de Marigny.

Share on Twitter Share on Facebook