VI LA COUR DE FRANCE CONTRE LA COUR DES MIRACLES

Au Louvre, dans l’oratoire de Marguerite de Bourgogne, pièce sévère ornée de quelques meubles seulement, aux sculptures noircies par le temps, aux tentures sombres, avec un christ se détachant sur l’un des panneaux, au-dessus d’un prie-Dieu.

Trois personnages : Marguerite, Louis Hutin, Charles, comte de Valois.

C’est une sorte de conseil d’État, et, en même temps, un conseil de famille.

Mais d’autres personnages invisibles assistent à cette scène : Juana, derrière une porte, et Mabel, cachée au fond d’un cabinet d’où elle peut tout voir et tout entendre.

Dans ce conseil de famille, c’est un coup d’État qui vient d’être résolu :

L’arrestation d’Enguerrand de Marigny.

Tous les trois ont peur.

Maintenant qu’ils sont décidés, maintenant que l’exécution va avoir lieu, ils redoutent quelque suprême résistance de Marigny, et, pareils aux chiens d’arrêt devant le solitaire acculé, ils se demandent lequel des trois va être éventré par le dernier coup de boutoir de la bête.

Dix heures tintent lentement à quelque horloge.

Tous les trois tressaillent.

C’est l’heure pour laquelle on a donné rendez-vous dans le Louvre à Enguerrand de Marigny.

Le roi, précipitamment, va ouvrir la porte de l’oratoire qui donne sur la grande galerie.

La galerie est remplie d’une foule de seigneurs, de capitaines et de chevaliers, étonnés d’avoir été mandés au Louvre à cette heure matinale. De chaque côté de la galerie sont alignés vingt-quatre archers immobiles, pareils à des cariatides, et, près de la porte, Hugues de Trencavel est là, l’épée nue au poing.

Le roi jette un long regard sur cette mise en scène qui symbolise sa puissance et il se sent électrisé ; il sourit, il est rassuré, il ne peut s’empêcher de saluer d’un geste large cette assemblée guerrière.

Une clameur éclate en coup de tonnerre :

« Vive le roi !… »

Louis prononce quelques mots à l’oreille du capitaine des gardes, qui pâlit.

C’en est fait, l’ordre de l’arrestation de Marigny vient d’être donné.

« Quand il sortira de l’oratoire, achève le roi. Tu entends bien, Trencavel. Je crierai : « Notre-Dame ! » alors il sera temps.

– Place au Premier ministre, crie la voix de l’huissier au fond de la galerie. Place à monseigneur Enguerrand de Marigny ! »

La foule se fend, ondule ; Marigny s’avance vers l’oratoire, calme, grave, imposant et sévère.

*

* *

Marigny se dirigea rapidement vers Louis Hutin. Une sorte de colère furieuse l’agitait et ce fut d’une voix grondante qu’il parla le premier :

« Sire, dit-il, j’allais me rendre au Louvre au moment où on est venu me chercher. J’ai de graves nouvelles à vous annoncer. »

Valois recula d’un pas.

La reine frémit.

« Quelles nouvelles ? demanda le roi d’un ton glacial.

– Sire, il est dans Paris un lieu redoutable qui forme une ville dans la ville, un royaume dans votre royaume. C’est un foyer de rébellions, de troubles et de désordres. C’est le camp retranché du vice et du crime. C’est là que se recrute cette armée de mendiants, de jongleurs, de truands, lie de la société, ramassis de tous les vagabonds du monde…

– La Cour des Miracles ! gronda le roi en tressaillant.

– Je vous ai dit : « Tant que cette armée n’aura pas trouvé un chef qui comprenne la force redoutable dont il pourrait disposer, nous pouvons encore aviser et prendre des mesures pour éteindre ce foyer de rébellion. Mais, du jour où ce chef sera trouvé, tremblez. Sire, car ce jour-là, c’est le trône de France qui sera directement menacé ! »

Et déjà, dans l’esprit du roi, sinon dans celui de Valois et de Marguerite, l’arrestation passait au second plan.

Le cauchemar évoqué se dressait dans toute sa menace.

« Ces mesures, dit Louis, nous les prendrons terribles, s’il le faut. Nous brûlerons Paris tout entier s’il est besoin, pour que la Cour des Miracles soit ensevelie sous les décombres de Paris. Avant que ce chef dont vous parlez soit trouvé, l’armée des rebelles sera…

– Il est trop tard, Sire ! dit Marigny, le chef est trouvé.

– Le chef ! balbutia le roi, chez qui l’épouvante et la colère se déchaînaient ensemble. Quel chef ?… »

Marigny, d’une voix sourde, continua :

« La Cour des Miracles choisit Buridan pour son chef et pour son roi. Buridan a autour de lui des lieutenants redoutables, car ces hommes dont vous avez mis la tête à prix, Sire, n’ont plus rien à ménager et sont capables de faire eux-mêmes ce qui chez vous n’est qu’une parole, c’est-à-dire de brûler Paris, de brûler le Louvre ! car ces hommes ce sont les d’Aulnay ! c’est Guillaume Bourrasque ! c’est Riquet Haudryot ! »

Un frémissement d’angoisse agita Valois et Marguerite.

Marigny poursuivit, et il semblait qu’une sorte de rage le soulevait de plus en plus :

« J’ai fait cerner la Cour des Miracles, Sire ! J’ai pris les premières mesures de préservation. J’ai fait ce qu’il était en mon pouvoir de faire pour essayer de sauver votre trône, mais peut-être est-il trop tard ! car je sais que l’étendard infâme de révolte a été planté au milieu de la Cour des Miracles, ce qui est le signe que ces gens préparent quelque formidable expédition ! Et ce n’est pas tout ! Je sais que Buridan, cette fois, est décidé à l’entreprise la plus audacieuse ; je sais qu’il est résolu à vaincre ou à mourir ! Car ce n’est plus sa propre vie qu’il veut sauver, c’est son amour, cette fois, qu’il jette en défi à votre premier ministre, à vous-même, à Paris, à la face du monde ! »

Marguerite fixa sur Marigny des yeux dilatés par l’horreur. Elle avait compris, elle !

Valois et le roi, frémissants tous deux, se penchaient sur le premier ministre. Et Marigny, éclatant enfin comme si sa rage et sa fureur eussent fait explosion dans sa poitrine :

« Et voyez, Sire, jusqu’où peut aller mon désespoir ! Voyez ce que je suis capable d’entreprendre à cette heure contre Buridan. Car celle qu’il aime… celle qu’il détient prisonnière dans la Cour des Miracles par la plus effroyable des audaces, eh bien, Sire, c’est ma fille ! »

À ce moment, si quelqu’un était entré dans le cabinet, il eût vu Mabel se relever, sortir rapidement comme affolée et s’élancer hors du Louvre.

« Vous entendez, Sire ! rugit Marigny, vous entendez, reine ! tu entends aussi, toi, Valois ! ma fille est aux mains de Buridan, et Buridan est roi de la Cour des Miracles ! »

Valois s’était mordu les lèvres jusqu’au sang pour étouffer le hurlement de jalousie qui lui venait contre Buridan.

Marguerite, pâle comme une morte, songeait :

« Oui, brûler Paris plutôt que de les savoir l’un à l’autre ! »

Et Marguerite de Bourgogne était la mère de Myrtille !

Et Charles, comte de Valois, était le père de Buridan !

*

* *

Ainsi, tous les intérêts vitaux et passionnés du roi, de la reine et de Valois se trouvaient concentrés sur la tête d’Enguerrand de Marigny, qui venait d’être appelé au Louvre pour y être arrêté !

Marigny pouvait seul sauver le trône de Louis Hutin.

Marigny pouvait seul sauver la passion de Valois et l’amour de Marguerite.

Ces trois êtres se jetèrent un long regard et sans doute se firent la même réponse. Car le roi, marchant rapidement à la porte derrière laquelle se trouvait Hugues de Trencavel, prononça quelques mots à l’oreille de son capitaine…

L’arrestation était contremandée !

*

* *

« Venez, madame la reine ! cria Louis Hutin d’une voix éclatante. Venez, comte de Valois ! venez Marigny ! écoutez tous, hommes nobles, vassaux, féaux, seigneurs !… »

Marigny, Valois et la reine étaient entrés dans la grande galerie.

Un silence effrayant pesa sur cette assemblée de rudes hommes d’armes aux éclatants costumes, encadrée par la haie des archers et les hallebardiers dressés tout le long des murailles. Louis promena son regard sur cette réunion à la fois éclatante et sombre, et d’une voix forte prononça :

« Nous avons la guerre !… »

À ces mots, une clameur énorme ébranla les murs de la vaste galerie, fit trembler les vitraux et se répercuta au loin à travers le Louvre, et jusque dans Paris.

Le silence enfin se rétablit peu à peu par grondements successifs.

« Ce n’est pas aux frontières que nous devons porter la guerre ! c’est dans l’Île-de-France, c’est dans cette ville ! c’est au centre de Paris ! Ducs, seigneurs, chevaliers, c’est la guerre de la monarchie contre la révolte ! c’est la guerre des hommes nobles contre les manants ! ce sont vos privilèges à défendre ! c’est mon trône à sauver ! c’est la guerre de la cour de France contre la Cour des Miracles !…

– La Cour des Miracles ! »

Ce fut d’abord une sorte de murmure étouffé, un bruissement de colère et de terreur mêlés, puis cela monta, grandit comme les grondements du tonnerre à l’horizon, et enfin cela éclata dans un étrange cliquetis des épées tirées, dans un effroyable tumulte d’imprécations entrechoquées, dans un déchaînement de la haine de l’homme noble contre l’homme de révolte…

« Aux truands ! aux truands !

– Des fascines autour de la Cour des Miracles !

– Aux fourches, les gueux !

– À la hart ! au feu ! au feu !… »

Alors l’effrayante nouvelle franchit le Louvre et se répandit dans Paris. Alors les boutiques se fermèrent, les bourgeois se cadenassèrent chez eux. Les chaînes furent tendues. Dans les rues, on ne vit plus que les patrouilles de cavaliers et d’archers. Des rumeurs sinistres se propagèrent à travers la ville avec la rapidité inconcevable dont semblent être animées toutes les nouvelles d’épouvante. Aux abords du Louvre, des compagnies se massaient. Dans le Louvre, on se préparait, on fourbissait les armes, et un conseil de guerre se tenait chez le roi.

Quatre mille hommes d’armes étaient prêts à marcher. Dans toutes les paroisses, le tocsin se mit à sonner.

C’était la guerre.

La guerre des seigneurs contre les mendiants !

Et partout, dans Paris, un nom volait de bouche en bouche, prononcé avec terreur, avec des malédictions, avec des menaces de mort.

Paris tout entier se dressait contre Buridan !…

*

* *

Et dans la Cour des Miracles, au fond de ce logis où Hans l’avait conduit, Buridan se trouvait seul, seul avec Myrtille. Et là, de ces deux êtres de jeunesse, de vie et d’amour, de ces lèvres balbutiantes qui se cherchaient, de ces regards qui s’étreignaient, c’était un chant de paix souveraine et de bonheur infini qui montait doucement, rythmé par le murmure de ces deux noms bégayés avec ivresse :

« Buridan !…

– Myrtille !… »

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