Nous avons laissé Buridan et ses compagnons devant la porte d’une masure de la Cour des Miracles ; près du seuil, avons-nous, se dressait une perche au sommet de laquelle pendait un quartier de charogne toute sanglante.
Cette perche, c’était le pavillon de la Cour des Miracles.
Et elle indiquait que ce logis était celui du roi.
Il y avait un roi. Là, comme au Louvre.
En effet, dès que des hommes sont réunis en société, quel que soit le but de cette société, ils se croiraient incapables de respirer s’ils ne se mettaient sous la tutelle d’un maître. Il y aurait là ample matière à réflexions ; mais comme nous sommes ici pour raconter une histoire et non pour nous livrer à des palabres philosophiques qui ne changeraient rien aux conceptions de ceux qui nous lisent et qui auraient, par surcroît, le désavantage de les ennuyer, nous nous contentons de résumer toutes réflexions intempestives dans cet alinéa.
Il y avait un roi à la Cour des Miracles.
Ce roi s’appelait Hans. C’était une brute. Il était doué d’une force herculéenne. Quand on tuait un bœuf, Hans arrivait, retroussant sa manche, balançait son poing dans l’espace, le poing s’abattait sur le front de la bête qui tombait, assommée, presque toujours du premier coup.
Lancelot Bigorne, faisant signe à Buridan de le suivre, était entré dans le logis, c’est-à-dire dans le Louvre de Hans.
Devant l’âtre, une vieille femme filait du chanvre, une vieille, très vieille, la tête branlante, une vieille qui grelottait de fièvre.
« Où est Hans ? » demanda Bigorne.
La vieille leva le doigt vers le plafond pour signifier que le roi était au premier.
« Est-ce qu’il va descendre ? » reprit Lancelot.
La vieille fit oui d’un signe de tête.
L’escalier de bois, dont on entrevoyait les marches disloquées au fond d’une obscure salle, gémit sous un pas pesant et Hans apparut.
En voyant ces étrangers, il fronça les sourcils.
« Qui êtes-vous ? demanda-t-il en les dévisageant d’un regard soupçonneux. Que demandez-vous ? Comment avez-vous pu entrer dans la Cour des Miracles ? »
Lancelot esquissa un geste mystérieux, probablement quelque signe qui servait aux truands à se reconnaître entre eux.
Hans le considéra attentivement, et dans cette figure bestiale on eût pu surprendre alors un éclair d’intelligence dépourvue de cette astuce qu’elle exprimait d’ordinaire.
Hans prit un escabeau, s’assit gravement et dit :
« Soyez les bienvenus chez moi… La vieille, va donc nous chercher à boire, ce sont des amis.
– Hans, dit Bigorne, nous allons t’expliquer le sujet de notre visite…
– Tout à l’heure ! fit Hans. L’habitude, ici, avant de boire avec quelqu’un et de cimenter ainsi l’amitié, est de lui demander son nom. Qui êtes-vous ? »
Buridan fit signe à Bigorne de parler.
« Moi, dit celui qui servait d’introducteur, je suis Lancelot Bigorne. Ce gros que tu vois là, Hans, c’est Guillaume Bourrasque, empereur de Galilée ; celui-ci, avec son nez pointu, c’est Riquet Haudryot, roi de la Basoche ; celui-ci, qui pourrait lutter avec toi sans désavantage, c’est messire Gautier d’Aulnay, et celui-là, c’est Jean Buridan. Voilà qui nous sommes. »
À chacun de ces noms, la sauvage physionomie de Hans s’était de plus en plus éclairée. Lorsque le dernier nom fut prononcé, cette physionomie redevint grave. Hans fixa longuement le jeune homme et dit :
« C’est vous qui êtes Jean Buridan ?
– C’est moi, répondit Buridan.
– Daignez donc accepter ce vin, venu il y a vingt-cinq ans de Bourgogne : buvez-le dans ces coupes, qui sont réservées pour les circonstances illustres… »
Buridan s’inclina et, le premier, vida sa coupe d’un trait.
Lorsque les trois flacons eurent été épuisés jusqu’à la dernière goutte, Hans reprit :
« Maintenant, il est temps que je sache le motif du grand honneur qui m’est fait en ce jour ?
– Hans, je sais que, si j’allais me jeter aux pieds du roi ou de la reine, j’obtiendrais grâce pour mes compagnons et moi ; je sais que, si je disais certaines choses au premier ministre Enguerrand de Marigny ou à l’oncle du roi, comte de Valois, nous serions saufs. Eh bien, moi Buridan, en mon nom et au nom de mes compagnons, je viens demander l’hospitalité à Hans le truand, roi des mendiants et régent de la Cour des Miracles. »
Hans se leva et dit gravement :
« Je vous reçois comme mes hôtes dans la Cour des Miracles… Je vous ai suivis, Jean Buridan, Lancelot Bigorne, Guillaume Bourrasque, Riquet Haudryot. Je vous ai suivis dans vos actes et, sans vous connaître, sans vous avoir vus, je me suis dit : Ceux-là sont des révoltés ; ceux-là, tôt ou tard, aboutiront à la Cour des Miracles, parce que, tôt ou tard, Paris tout entier les accablera de sa haine. Je vous attendais donc. Vous êtes ici les hôtes de Hans le truand. Vous êtes ici chez vous. »
Hans, d’un geste lent, désigna la pièce où il se trouvait, les meubles, les fauteuils, produits de ses rapines et de ses pillages ; de ce même geste, il parut envelopper la maison et la Cour des Miracles tout entière. Puis cette physionomie, qui s’était éclairée par degrés jusqu’à jeter de sombres éclairs d’intelligence hautaine, s’éteignit aussi par degrés, rentra dans la nuit, et devant les compagnons étonnés, pensifs, il n’y eut plus qu’une figure de brute monstrueuse.
Hans, lentement, sortit de la maison et rentra dans le logis, à la porte duquel pendait un quartier de charogne sanglante.
*
* *
Trois jours s’étaient écoulés. Guillaume, Riquet et Gautier jouaient aux dés, mangeaient et buvaient.
Lancelot Bigorne dormait.
Buridan, pendant ces trois journées, tenta de sortir de la Cour des Miracles. Mais il lui semblait que peu à peu un cercle se resserrait autour de ce misérable quartier. Dans les rues avoisinantes, des patrouilles passaient de plus en plus nombreuses. Il remarqua que des sentinelles étaient apostées. Il crut comprendre qu’il se préparait quelque chose de formidable. Il songeait à Myrtille. Il songeait à Valois. Il songeait à cette femme qui était sa mère, et que Bigorne lui avait assuré être vivante. Mille pensées se heurtaient dans sa tête. Il éprouvait l’indicible besoin d’aimer et d’être aimé.
Une nuit, Lancelot Bigorne l’entendit qui murmurait :
« Et pourtant, vous êtes mon père, comte de Valois !… »
Il souffrait affreusement de l’incertitude où il se trouvait, et toute cette souffrance se traduisait par cette pensée qui ne lui laissait aucun répit :
« Le comte de Valois est mon père ! Et le comte de Valois m’a dit qu’il aime Myrtille ! Et Myrtille est chez le comte de Valois !… »
Le matin du quatrième jour, vers dix heures, il rassembla ses compagnons pour leur proposer quelque suprême et nouvelle tentative.
Au moment où il allait parler, la porte s’ouvrit et une femme parut.
« Gillonne ! » cria Buridan.
Buridan tremblait et ne se sentait pas le courage d’interroger la vieille.
« Seigneur Jésus ! j’en ai eu du mal pour vous retrouver ici ! Enfin, grâce à un de mes amis qui est manchot, goitreux et ulcéreux de son métier, j’ai pu pénétrer jusqu’ici… J’ai su que vous étiez venu au rendez-vous que je vous avais assigné à l’hôtel de Valois, j’ai su que malheureusement vous n’aviez pas réussi… oui, mais j’étais là, moi !
– Que veux-tu dire ? balbutia Buridan.
– Que j’ai fait ce que vous n’avez pu faire !
– Myrtille !…
– Je l’ai délivrée !…
– Courons !… mes amis…, ma chère Gillonne… »
À ce moment, Simon Malingre entrait à son tour.
Et Simon Malingre donnait la main à Myrtille !
Dans l’instant qui suivit, les deux amants étaient aux bras l’un de l’autre. Pendant quelques minutes, on n’entendit que les sanglots de bonheur de la jeune fille et les exclamations bruyantes de Guillaume, de Riquet et de Gautier.
Il semblait à Buridan et à Myrtille qu’ils faisaient un rêve.
Lorsque Buridan s’arracha de cette extase, il chercha des yeux Gillonne pour la remercier.
Gillonne et Simon Malingre avaient disparu !…