XXIII LA MÉMOIRE D’ANNE DE DRAMANS

Il y avait un homme qui avait assisté à l’arrestation d’Enguerrand de Marigny, et c’était ce serviteur dévoué que jusqu’ici nous n’avons fait qu’entrevoir.

Tristan avait suivi la troupe commandée par Valois et au milieu de laquelle le premier ministre s’était placé de lui-même. Tristan avait vu son maître pénétrer dans la sombre forteresse et il s’était dit : « Il est perdu. »

Jusqu’au matin, Tristan rôda autour de l’ancien manoir des Templiers avec le vague espoir que peut-être il s’était trompé et qu’il allait voir reparaître Marigny.

Ce fut vers le matin seulement qu’il se décida à s’en aller. Il se dirigea vers l’hôtel de la rue Saint-Martin en combinant dans sa tête toutes sortes de plans destinés à sauver son maître, mais qu’il rejetait l’un après l’autre.

Comme il arrivait devant l’hôtel, il vit qu’une nombreuse troupe d’archers stationnait à la porte.

Tristan fendit le flot des soldats, qui le repoussèrent brutalement. Mais un officier le vit, le reconnut sans doute et ajouta :

« Entrer, oui. Quant à sortir, ce sera une autre affaire. »

Tristan monta jusqu’à son appartement, qui était contigu à celui d’Enguerrand de Marigny.

Les deux sergents entrèrent derrière lui.

« Venez-vous pour m’arrêter ? demanda Tristan, qui se retourna vers eux.

– Tel est, en effet, l’ordre que nous avons reçu.

– Messieurs les sergents, je vous suis. Mais ne me permettez-vous pas de prendre avec moi quelques papiers qui peuvent être utiles à la défense de mon maître ?

– Au contraire, fit l’un d’eux, non seulement nous vous le permettons, mais nous vous y engageons ; prenez des papiers, l’ami, prenez-en le plus que vous pourrez vu que vous savez où ils se trouvent et que nous l’ignorons. »

Tristan ouvrit un bahut et y saisit, en effet, plusieurs liasses de parchemins, parmi lesquels se trouvaient ceux que Marigny avait déposé sur la table au moment où il avait été arrêté.

« Ah ! ah ! s’écria l’un des sergents, voilà donc la cachette aux papiers que nos hommes ont cherchée.

– Messieurs, dit Tristan, il en est d’autres plus intéressants encore.

– Prenez-les donc », firent les sergents, persuadés que le digne serviteur, terrorisé, s’apprêtait à assurer sa grâce en livrant les secrets de son maître.

Tristan fit un geste d’assentiment et pénétra dans une pièce voisine, dont il laissa la porte ouverte.

Les deux sergents eurent une seconde d’hésitation, puis, comme ils avaient l’ordre de ne pas perdre de vue de confident de Marigny, dépositaire de tous les secrets, ils entrèrent derrière lui.

En même temps, un cri de stupéfaction et de rage leur échappa.

Tristan avait disparu !

Le serviteur de Marigny n’était pas dans la pièce où il venait d’entrer et où, cependant, il n’y avait pas de fenêtre et pas d’autre porte que celle qu’ils venaient de franchir.

Les sergents, furieux et désespérés, se mirent à sonder les murs, mais leurs recherches furent inutiles. À ce moment arrivait le grand prévôt Jean de Précy, qui demanda :

« Eh bien, ce Tristan ?

– Monseigneur, répondirent les sergents, tout tremblants, il vient de nous échapper et il faut que le diable y soit pour quelque chose, car, l’ayant laissé entrer ici selon vos ordres qui étaient de le laisser faire à sa guise, nous ne l’avons plus retrouvé.

– Imbéciles ! grommela le prévôt, ils ont laissé fuir celui-là qui seul pouvait m’indiquer où se trouve le fameux trésor du ministre déchu ! »

Et comme il n’y a rien de plus féroce qu’un avare frustré dans ses espérances, Jean de Précy fit immédiatement saisir et jeter aux fers les deux malheureux sergents.

Tristan avait disparu par un passage secret qui existait dans l’hôtel. C’était un étroit escalier pratiqué dans l’épaisseur de la muraille et qui descendait jusque dans les caves secrètes de l’hôtel. En sorte que, pour trouver les trésors de Marigny, il fallait trouver les caves, et pour trouver les caves il fallait connaître l’escalier en question, et pour trouver l’escalier il fallait démolir l’hôtel pierre à pierre !

Ayant remonté l’escalier de la cave, Tristan se trouva au rez-de-chaussée d’un modeste logis, situé au milieu d’une Courtille et qui, dans le quartier, passait pour être l’habitation d’un maniaque qu’on voyait d’ailleurs assez rarement. Il va sans dire que le maniaque en question n’était autre que Tristan lui-même.

Il monta au premier et unique étage, jeta sur une table les papiers qu’il avait emportés et s’assit dans un fauteuil, triste, morne, écoutant les cris qui, de l’hôtel voisin, parvenaient jusqu’à lui.

Alors, ces papiers, il se mit à les lire. Il alluma du feu dans l’âtre et, à mesure qu’il avait lu, il laissait tomber le parchemin dans la flamme.

Il en arriva au rouleau qu’il avait pris sur la table de Marigny et l’ouvrit sans curiosité, uniquement dans le dessein de s’assurer qu’aucun de ces papiers ne contenait rien de compromettant pour son maître.

Le mémoire écrit par Mabel au temps où elle préparait sa vengeance contre Marguerite de Bourgogne contenait une dizaine de feuilles.

Ces feuilles, Tristan les lut d’abord avec indifférence, puis avec une curiosité de plus en plus vive, à mesure qu’il avançait dans sa lecture, puis enfin avec un intérêt passionné. Ces feuilles, il les relut une troisième fois, comme s’il n’eût pu en croire ses yeux, et, enfin, le visage illuminé d’un rayon d’espoir, il murmura :

« Là peut se trouver le salut. »

La première idée de Tristan fut de se rendre au Louvre et de demander à parler au roi. Mais il réfléchit qu’il ne ferait pas dix pas dans la rue sans être arrêté, que même s’il arrivait au Louvre il avait toutes les chances possibles d’être saisi avant d’avoir pu parvenir jusqu’au roi, et qu’enfin, même s’il arrivait à son but qui était de remettre ces papiers à Louis Hutin, il n’aurait fait que perdre Marguerite sans sauver Marigny.

Alors, Tristan se dit que, s’il y avait une personne au monde capable de sauver le premier ministre, cette personne ne pouvait être que la reine elle-même.

« Oui, murmura-t-il. Mais comment parler à la reine ? Et n’est-il pas évident que, si je parviens jusqu’à elle, dès que j’aurai parlé, elle me fera jeter dans quelque cachot si profond que jamais nul ne pourra entendre ma voix ? Qui donc est assez fort, assez audacieux, assez entouré de compagnons d’armes pour risquer sa tête dans une pareille entreprise ? Qui donc, sinon celui qu’Enguerrand de Marigny a tant haï, mais qui aime assez la fille de Marigny pour vouloir à tout prix lui éviter la douleur de voir son père monter à l’échafaud ? Qui donc enfin, sinon Buridan lui-même ? »

Une fois qu’il eut pris cette résolution d’aller trouver Buridan, le digne serviteur se calma peu à peu et il en vint à considérer comme assurée la délivrance de son maître.

Tristan passa donc la journée à rouler force projets dans sa tête et, lorsque la nuit fut venue, il se dirigea vers la Cour des Miracles, où il était sûr de trouver Buridan.

En s’approchant de la Cour des Miracles, Tristan put constater la présence de nombreux postes d’archers échelonnés dans les rues. Comment il parvint à passer à travers ces postes, lui-même ne put jamais s’en souvenir.

Toujours est-il que, vers onze heures du soir, il se trouvait entre deux truands qui venaient de lui mettre la main au collet et lui demandaient, non sans force bourrades, ce qu’il venait faire si près de la Cour des Miracles.

« Messeigneurs, je suis venu ici pour parler à votre chef, l’illustre capitaine Buridan. »

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