XXIV QUI EST LA SUITE DU PRÉCÉDENT

Cette même journée avait été terrible pour Buridan. La défaite qu’il avait essuyée au Temple avait violemment frappé cet esprit sensible et prompt aux imaginations heureuses ou malheureuses, selon les événements.

Ainsi donc, non seulement il n’avait pu tirer Philippe des mains de Valois, mais encore Gautier était resté dans la bagarre !

Buridan, ayant perdu Philippe et Gautier, se sentit seul et désespéré.

Il passa donc cette journée enfermé dans sa chambre, allant et venant, tantôt à pas précipités, tantôt avec découragement, quelquefois combinant un nouveau plan d’attaque et d’autres fois se disant que ses malheureux amis étaient bien perdus.

La nuit vint sans qu’il s’en aperçût.

Et, comme il était dans cet état de marasme qui suit de près les catastrophes, il vit tout à coup sa chambre s’éclairer.

« Qui vient là ? gronda-t-il.

– Moi, seigneur Buridan », fit la voix de Bigorne.

Et Lancelot entra et déposa deux flambeaux sur la table.

« Que veux-tu ? demanda rudement le jeune homme.

– Venez toujours et vous verrez. »

Buridan se décida à suivre Bigorne jusque dans la salle basse où, peut-être, il espérait vaguement revoir un de ceux qu’il regrettait, Lancelot l’ayant habitué à ces surprises.

Mais, en fait de spectacle – et nous devons avouer que c’en était un des plus intéressants, – il ne vit qu’une table bien éclairée de deux flambeaux et qui semblait attendre des convives. Ces convives, pour le moment, c’étaient Guillaume Bourrasque et Riquet Haudryot.

À l’entrée de Buridan, les deux compères poussèrent un cri de joie et eurent la même exclamation :

« À table ! »

Buridan secoua la tête. Guillaume le prit par la main et le conduisit devant un buffet chargé de victuailles.

« Buridan, s’il est dans ton intention de nous faire mourir de faim, dis-le-nous pour que nous puissions nous confesser et passer de vie à trépas selon la bonne règle. »

Déjà, Guillaume et Riquet étaient à table et Buridan, malgré sa douleur sincère, n’avait pu renifler le parfum de ces bonnes victuailles sans se sentir attendri.

« Après tout, je ne peux pas affamer les compagnons qui me restent sous le prétexte que j’en ai perdu deux. »

Tout en mangeant, buvant et prononçant l’éloge des deux gentilshommes, le temps s’écoulait. Tout à coup, la porte s’ouvrit et un homme, un truand, entra en disant :

« Capitaine Buridan, nous vous amenons une prise.

– Fais entrer ta prise », dit Buridan d’une voix sombre.

À ce moment, un homme entrait entre deux truands qui, sur un geste du capitaine, se retirèrent, non sans avoir jeté un coup d’œil émerveillé sur la table.

« Qui es-tu ? demanda Buridan à l’homme.

– Je m’appelle Tristan et je suis un serviteur fidèle de Mgr Enguerrand de Marigny. »

À ces mots, Buridan se leva, frémissant ; Guillaume et Riquet sautèrent sur leurs épées qu’ils avaient débouclées pour se mettre à table.

« Et tu viens sans doute de la part de ton maître ? Mgr de Marigny, n’osant plus venir lui-même me dicter ses volontés, envoie maintenant ses fidèles serviteurs : il court ainsi moins de risques. Eh bien, parle ! qu’as-tu à me dire ?

– Mon noble maître, Mgr Enguerrand de Marigny, a été arrêté et conduit au Temple.

– Arrêté ! s’écrièrent d’une voix les quatre compagnons.

– Oui, reprit Tristan, le sire de Marigny a été arrêté, c’est-à-dire qu’il succombe enfin à la haine du comte de Valois. Cet homme était trop grand pour notre époque. »

Buridan avait d’abord écouté avec stupeur ces paroles du fidèle serviteur d’Enguerrand de Marigny. Une sorte de colère bouillonnait en lui.

« Et pourquoi venir me raconter cela ?

– Parce que, répondit Tristan, vous êtes le fiancé de la fille de l’homme qu’on vient d’arrêter. Vous êtes presque de la famille, messire Buridan ; voulez-vous donc que j’aille trouver la noble demoiselle et que je lui dise : « Votre père est arrêté, votre père va être conduit aux Fourches ou traîné à l’échafaud ; j’ai voulu le dire à celui que vous appelez votre fiancé, mais Jean Buridan a refusé de m’écouter ? »

Un silence d’étonnement s’était fait dans la salle, tout à l’heure si joyeuse. Ni Bourrasque, ni Haudryot, ni Bigorne n’avaient envie de lancer une de leurs plaisanteries ordinaires ; ils sentaient que quelque chose de grand et de beau se passait sous leurs yeux. L’attitude du vieux serviteur n’était ni solennelle ni douloureuse.

« Jean Buridan, fit celui-ci, je suis venu ici chercher du secours. Dois-je m’en aller ? Dois-je rester ? »

Buridan hésita un instant, puis, redressant la tête, tout pâle, il répondit :

« Restez ! »

Tristan poussa un soupir de soulagement.

« Puisque je reste, c’est que je puis dire ce que j’ai à dire. Messire Buridan, il faut que je vous parle en secret. »

Buridan fit signe au vieillard de le suivre et tous deux montèrent au premier étage du logis. L’entretien fut très long, car ce fut seulement à l’aube que Tristan quitta la Cour des Miracles. Et alors Buridan, rassemblant ses compagnons, eut avec eux un conciliabule dont nous verrons les suites dans un prochain chapitre.

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