Après avoir, au pied de la Tour de Nesle, prononcé quelques mots à l’oreille de l’homme qui l’attendait là, Mabel s’était éloignée.
On a vu ce qui était arrivé à l’homme.
Un double coup de poignard de Stragildo.
L’homme était resté étendu sur la berge où Stragildo l’avait laissé, soit insouciance, soit qu’il eût été pressé de rejoindre la reine.
Mabel n’avait rien vu de ce drame.
Ayant franchi la Seine, elle s’était dirigée vers la Cour des Miracles pour renouveler sa tentative insensée, pour essayer une dernière fois de pénétrer jusqu’à Buridan.
Comme elle l’avait dit à la reine, elle avait passé trois jours et trois nuits à essayer de franchir la ligne des archers qui encerclait la Cour des Miracles. Repoussée de partout, on a vu qu’elle avait été chercher la reine au Louvre, puis à la Tour de Nesle.
Mabel était sortie de la Tour de Nesle plus désespérée encore qu’elle n’y était entrée.
Dès lors, la perte de Marguerite fut résolue dans son esprit.
Il n’y avait plus pour elle aucun moyen de sauver son fils. Il n’y avait plus même aucun moyen de le voir une dernière fois.
Pourtant, poussée par une sorte d’instinct, elle se rapprochait de la Cour des Miracles. Plus elle avançait, plus elle voyait de soldats rangés le long des rues et prêts à marcher. À ce moment, ayant levé la tête, elle aperçut entre les toits le ciel qui pâlissait : le jour allait venir.
« Encore une heure, murmura Mabel, et tout sera fini. »
Elle continua d’avancer et se heurta à une escouade d’archers qui barrait dans toute sa largeur la ruelle où elle se trouvait. Il y avait là un officier, et Mabel tressaillit en reconnaissant Geoffroy de Malestroit. À cent pas de là, la ruelle débouchait dans une Courtille où tout n’était que silence et ténèbre : la Cour des Miracles.
« Mon petit est là ! murmura Mabel. Il est là, plein de vie, et dans une heure ce sera fini !
– Au large ! » cria un des archers.
Mabel se jeta en avant, en criant :
« Seigneur de Malestroit ! Je viens de la part de la reine.
– Que demandes-tu ?
– Laissez-moi passer jusqu’à la Cour des Miracles. Qu’est-ce que cela peut vous faire ? Une femme de plus ou de moins dans le carnage qui va commencer. »
Malestroit secoua la tête et fit un signe à ses hommes, qui resserrèrent leurs rangs.
« Vous n’aurez donc pas pitié de moi, vous aussi ? Tenez, je vais tout dire, mon digne seigneur. Supposez que vous soyez dans cette Cour des Miracles, supposez que ces fascines soient pour vous brûler et ces soldats pour vous tuer. Supposez que votre mère veuille vous voir une dernière fois au moment où vous allez mourir… »
Malestroit tressaillit.
« Vous vous attendrissez, haleta Mabel, en refoulant ses sanglots. Je suis mère, mon cher seigneur. Et mon fils est là. Figurez-vous que je l’ai vu deux fois à peine depuis le temps lointain où il n’avait que six ans et que j’ai passé ma vie à le regretter, que j’ai usé mes yeux à le pleurer. Ce n’est pourtant pas une grande faveur que je vous demande. Qu’est-ce que je veux ? Je veux aller mourir avec mon fils. Ayez pitié, monseigneur…
– Comment s’appelle ton fils ? demanda Malestroit, ému.
– Buridan », répondit Mabel.
Elle n’eut pas plus tôt prononcé ce nom qu’elle comprit qu’elle venait de se fermer la route.
« Archers ! cria Malestroit, repoussez cette femme. »
Cinq ou six soldats se jetèrent sur Mabel.
« Et toi ! cria Mabel, maudit sois-tu ! Et puisses-tu succomber un des premiers sous les coups des truands de la Cour des Miracles ! »
Malestroit pâlit et voulut jeter un nouvel ordre.
Mais Mabel, repoussée à coups de piques, renvoyée de soldat en soldat, comme une balle, était bien loin déjà.
Alors, elle s’éloigna, erra quelque temps à l’aventure.
Tout à coup, il lui sembla qu’un pas furtif et léger courait près d’elle. Elle ouvrit les yeux et, à dix pas d’elle, aperçut une jeune fille qui s’avançait rapidement.
« Juana ! fit sourdement Mabel. Où va-t-elle à cette heure ? vers quelle besogne infâme ? »
La jeune fille s’avançait sans défiance. Lorsqu’elle fut près d’elle, Mabel, tout à coup, la saisit par les deux poignets, qu’elle étreignit violemment.
« Te voilà, petite Juana, fit Mabel avec un ricanement haineux. Où vas-tu donc ainsi ? quel malheureux vas-tu chercher à attirer dans les filets de la ribaude ?
– Oh ! murmura Juana, vous me faites peur. Jamais je ne vous ai vue ainsi. Laissez-moi. J’ai un message à remplir qui ne souffre aucun retard.
– Un message de la reine, n’est-ce pas ?
– Sans doute. La reine n’est-elle pas notre commune maîtresse ? N’avez-vous pas vous-même cent fois porté ses messages ? Si vous aviez été au Louvre, tout à l’heure, c’est vous, de préférence à moi, qu’elle eût chargée de celui-ci.
– Eh bien, donne. Je m’en charge !
– Impossible, dit Juana. Laissez-moi passer. »
Mabel avait lâché l’un des poignets de Juana et, de sa main libre, elle cherchait le poignard qu’elle portait à la ceinture, comme la plupart des femmes de qualité.
« Vous êtes donc résolue à me tuer ? »
Mabel, sans rien dire, leva l’arme.
Un instant encore, et l’arme s’abattait sur le sein de la jeune fille. Juana fouilla rapidement sous son manteau, en tira deux papiers, l’un enveloppant l’autre, et les tendit à Mabel.
Dans les mouvements que fit celle-ci pour les saisir, Juana se dégagea et s’enfuit comme une biche que poursuit la meute.
Mabel demeura hébétée, ses deux papiers à la main, les yeux fixés sur Juana qui disparaissait au bout de la rue.
« J’eusse dû frapper ! Je veux leur mort à tous ! »
Puis, ramenant machinalement ses yeux sur les parchemins, elle murmura :
« Sans doute, un message pour quelque malheureux. Il sera du moins sauvé pour aujourd’hui. »
Et, avec cette morne indifférence qu’elle avait maintenant pour tout ce qui ne touchait pas à Buridan, elle laissa tomber les parchemins à ses pieds, puis s’en alla lentement.
Tout à coup, prise d’une idée subite, elle revint brusquement sur ses pas.
« Il faut que je sache le nom du malheureux. Si je pouvais le sauver tout à fait ! Moi qui ai porté tant de messages mortels, si je pouvais au moins prévenir cet inconnu de ne pas se rendre au piège où on l’appelle ! »
Elle se baissa et ramassa les papiers qu’elle venait de jeter. Elle déplia celui qui servait d’enveloppe au deuxième et tout de suite son regard tomba sur le sceau royal et la signature : « Louis, roi. »
« Ordre de laisser passer le porteur des présentes », murmura Mabel en lisant.
Un flot de sang avait empourpré son visage.
« Laisser passer, reprit-elle, mais où ? où Juana devait-elle se rendre ?… Ce deuxième papier me l’indiquera peut-être. »
Elle le déplia et le lut d’un trait.
Dans le même instant, elle fut saisie d’un tremblement convulsif, une joie insensée flamboya dans ses yeux ; elle tomba à genoux et cria :
« Dieu est avec moi ! »
Ce billet, c’était celui que Marguerite de Bourgogne avait écrit pour Buridan et que Juana devait porter à la Cour des Miracles.