XI OÙ SIMON MALINGRE ET GILLONNE CROIENT RÊVER

Nous entrons à la Cour des Miracles au moment où Simon Malingre et Gillonne viennent de ramener Myrtille à Buridan, c’est-à-dire à un moment où Marigny avait fait poster quelques sentinelles autour de la Cour des Miracles, mais où, en somme, le siège n’était pas commencé. Gillonne et Malingre avaient donc pu entrer et accomplir la première partie de leur programme, qui consistait à réunir les deux fiancés depuis si longtemps séparés. La deuxième partie de ce programme consistait à prévenir Valois qu’il trouverait à la fois Buridan et Myrtille dans la Cour des Miracles.

La troisième partie consistait à faire assassiner Buridan.

Pour le moment, Malingre et Gillonne considérèrent que le plus pressé pour eux, c’était de s’éloigner de la Cour des Miracles, car ils redoutaient les questions de Buridan et les explications qui pourraient s’ensuivre.

Profitant donc du moment d’émotion soulevé dans toute la société Buridan par l’arrivée soudaine et inespérée de Myrtille, Gillonne et Malingre s’étaient éclipsés en douceur.

Mais ils n’avaient pas fait vingt pas que Malingre se sentit harponné à la jambe, en même temps que Gillonne était harponnée au bras.

En même temps, deux voix rocailleuses et goguenardes prononçaient :

« On ne passe pas par là ! »

Ils s’aperçurent que la Cour des Miracles avait étrangement changé d’aspect. Des groupes nombreux stationnaient, de-ci, de-là, et les regardaient en ricanant. Ils essayèrent de faire quelques pas et ils furent entourés par une bande de culs-de-jatte et de manchots, parmi lesquels ils reconnurent un manchot et un cul-de-jatte qui ne les avait pas perdus de vue.

« Pas par là ! Pas par là ! » crièrent les estropiés en les bousculant.

Les deux malheureux retombèrent ainsi au milieu d’une troupe d’aveugles qui se mit à les pousser en hurlant :

« Pas par ici ! Pas par là ! »

Enfin, poussés, bousculés, lancés de groupe en groupe, de nains en goitreux, de cancéreux en géants, Simon Malingre et Gillonne se trouvèrent jetés à travers la porte d’un logis, laquelle porte se referma immédiatement derrière eux. Ils se virent alors dans une salle spacieuse, mais misérablement meublée, et où la lumière n’entrait que par une imposte grillée d’épais barreaux de fer. Au fond de cette salle était assis un homme qui leur dit :

« Enfin, vous voilà donc ! Voilà une heure que je vous attends !

– Lancelot Bigorne ! » s’exclama Simon Malingre dont la figure grimaça un sourire.

C’était, en effet, Lancelot Bigorne. Et c’était lui qui avait organisé toute cette comédie dont Malingre et Gillonne venaient d’être les victimes. Il avait suivi le couple au moment où celui-ci s’était éclipsé du logis habité par Buridan. En quelques instants et grâce à cette sorte de franc-maçonnerie de la Cour des Miracles, les deux intrus avaient été signalés, le mot d’ordre donné.

« Tu nous attendais ? fit Malingre, que la présence de Bigorne rassurait déjà.

– C’est-à-dire que, depuis cette intéressante conversation que nous avons eue ensemble chez Noël-Jambes-Tortes, je te cherche partout. Or, en t’apercevant tout à l’heure, je me suis dit que tu étais venu pour me parler de la bonne affaire.

– Nous sommes donc d’accord ?

– Optimé ! comme dit le docteur Cheliet.

– Eh bien, il faut donc d’abord que Gillonne et moi nous allions trouver le comte de Valois ! dit Malingre en se levant. Viens, Gillonne. Bigorne va nous faire sortir de la Cour des Miracles…

– Un instant, dit froidement Gillonne. Je ne veux pas m’en aller, moi !

– Bon ! fit Malingre. Es-tu folle ?

– Folle ou non, je reste, dit Gillonne en appuyant sur chaque mot. Que veux-tu ? Je l’aime, moi, cette Myrtille ! Je ne voudrais pas la faire pleurer. Écoute, je trouve que la fortune acquise à ce prix serait bien lourde à supporter…

– Çà, elle perd la tête !… gronda Malingre.

– Je dis, continua Gillonne, que je ne veux pas prêter les mains à cette trahison ! Je dis que le pauvre Buridan mérite de vivre et de vivre heureux avec celle qu’il adore ! Je dis que je tiens en détestation ce comte de Valois qui poursuit de sa haine deux gentils amoureux, lesquels ne demandent rien au monde que le droit de s’aimer… »

« Oh ! oh ! songea Bigorne, la commère est plus dangereuse que ce misérable Malingre ! Quelle limace !… Voyons, si je l’écrasais d’un coup de talon ?… »

« Bigorne, cria Malingre, ne l’écoute pas !

– J’ai dit ce que j’ai dit, reprit Gillonne. Si le seigneur Buridan était ici, je lui crierais : « Prenez garde ! On veut vous tuer. On veut vous enlever Myrtille !… »

Malingre lança un regard stupéfait à Gillonne, et Bigorne murmura :

« Mes braves amis, reprit-il, je vois avec peine que vous n’êtes pas d’accord. J’en ai le cœur déchiré. L’un veut rester et sauver Buridan. L’autre veut sortir de la Cour des Miracles pour courir chez l’illustre comte de Valois ! Que faire ?

– Que Gillonne reste ! dit Malingre. J’agirais donc seul… seul avec toi, Bigorne ! »

Lancelot hocha tristement la tête.

« Ne m’as-tu pas dit que tu dois prendre Gillonne pour femme ? Je ne puis me mettre sur la conscience la séparation de deux fiancés tels que vous. Vous resterez donc tous deux. Quand vous serez d’accord, vous me le direz. »

Et Bigorne, se débarrassant de l’étreinte désespérée de Malingre, s’élança au-dehors.

Simon Malingre entendit le bruit des verrous que l’on poussait et, terrifié, se laissa tomber sur un escabeau. Il ne sortit de sa stupeur que pour accabler Gillonne de reproches et d’injures. Gillonne, sombre et pensive, le laissa dire. Puis, quand il eut fini, elle laissa tomber ce mot :

« Imbécile !…

– Comment, imbécile ? fit Malingre.

– Tu ne vois donc pas que Bigorne nous a joués ? Tu ne vois donc pas qu’il appartient corps et âme à Buridan ? Tu ne vois donc pas qu’il t’a arraché ton secret mot à mot et que nous sommes ses prisonniers ?…

– Ses prisonniers !… dit Malingre, effaré. Ainsi, ces manchots, ces aveugles, ces nains… ?

– Des hommes à lui qu’il a apostés pour nous barrer tous les chemins et nous pousser ici où il nous attendait !…

– Nous sommes perdus ! murmura Malingre, épouvanté.

– Pas encore ! » répondit Gillonne.

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