Ces personnages qu’avait entrevus Simon Malingre et dont Gillonne avait pu surprendre l’entretien, c’étaient Buridan, Gautier, Bourrasque et Haudryot.
Lancelot Bigorne ayant disparu, Gautier insistait auprès de ses compagnons pour qu’on se mît aussitôt en campagne pour connaître la vérité sur Philippe, dût-il apprendre la mort de son frère. Mais sans doute Bigorne avait dit à Buridan quelques mots de son projet, car le jeune homme s’efforçait de calmer Gautier et remettait toute décision jusqu’au retour de Lancelot.
« Mais s’il ne revient pas ! grondait Gautier.
– Laissons faire Lancelot, mon cher Gautier, répondait Buridan avec douceur, c’est un fin et rusé matois et c’est de plus un ami fidèle et dévoué. Un peu de patience.
– Écoutez ! dit Guillaume Bourrasque qui assistait, ainsi que Riquet Haudryot en témoin muet à cet entretien, écoutez ! on vient chez nous… N’avez-vous pas entendu le signal annonçant l’approche d’un ami ? »
Guillaume avait ouvert la porte, avec précaution toutefois, et, reconnaissant les arrivants, s’était tourné vers l’intérieur en disant :
« J’avais bien entendu… ce sont des amis… Cornes du diable ! je crois bien que c’est Lancelot qui les conduit !…
– Lancelot ! s’exclamèrent à la fois Gautier, Buridan et Riquet, qui se précipitèrent vers la porte grande ouverte.
– Mais oui, c’est bien lui ! »
Pendant ce temps, Lancelot Bigorne, à la tête d’une dizaine de solides gaillards, était arrivé devant la porte. Se tournant alors vers son escorte, Lancelot dit, sur un ton de commandement :
« Qu’on aille m’attendre où j’ai dit… et surtout soyons sages ! »
Les hommes saluèrent et firent demi-tour.
« Un instant, fit Lancelot, paraissant se raviser ; que deux d’entre vous préviennent tous les postes, toutes les sentinelles de la cour qu’à partir de cet instant le mot de passe est changé… que nul ne sorte ou ne pénètre dans l’enceinte de la Cour des Miracles s’il ne donne le mot nouveau : d’Aulnay, Valois !… Allez et faites vivement.
– Maintenant, parle ! dit Buridan.
– Philippe ?… d’abord… dit Gautier, en même temps.
– Vivant ! » répondit laconiquement Lancelot.
Il y eut un soupir de soulagement général.
« Bon ! grogna Gautier, dès l’instant qu’il vit, c’est le principal… nous le tirerons bien des griffes qui le tiennent.
– Sans doute ! fit Buridan avec assurance.
– Où est-il ?
– Au Temple ! confié à la garde du comte de Valois ! »
Alors, Lancelot Bigorne fit mot pour mot le récit de tout ce qui lui était arrivé depuis son départ de la Cour des Miracles et retraça l’entretien qu’il avait eu avec le roi, sans omettre le moindre détail. Il ajouta qu’il avait profité de sa présence au Louvre pour fouiller un peu partout et faire main basse sur quelques parchemins en blanc, mais porteurs du sceau royal, et qu’il avait remplis à sa guise.
Il ajouta des détails circonstanciés et expliqua de quelle manière il espérait délivrer Philippe avant le jour.
Lorsqu’il eut terminé, il reçut l’approbation unanime des assistants, de même que les congratulations et les félicitations ne lui furent pas épargnées.
« Mais, fit Lancelot qui, par une entente tacite, paraissait avoir pris la direction effective de cette affaire, mais nous n’avons pas de temps à perdre. Suivez-moi, messieurs.
– Où cela ? fit Gautier.
– Vous le verrez. »
Et Lancelot conduisit tout son monde dans une autre maison et le fit entrer dans une pièce où se trouvaient plusieurs équipements complets portant les armes du roi.
Lancelot désigna à chacun le costume qui lui revenait et, pendant que lui-même endossait un costume spécial, désignant un costume d’officier à Buridan, il lui dit :
« Vous êtes naturellement chef d’escorte. N’oubliez pas surtout qu’il ne faut pas lever la visière de votre casque, sous quelque prétexte que ce soit.
– Sois tranquille », répondit Buridan.
Lorsque tout le monde fut équipé de pied en cap, il se trouva que Buridan avait tout à fait l’apparence d’un officier du roi, en service à la tête d’une troupe d’hommes d’armes en mission.
Seul, Lancelot, avait un costume entièrement caché par un immense manteau qui l’enveloppait des pieds à la tête.
Lancelot reprit la tête de cette troupe et la conduisit vers une autre masure de la Cour des Miracles dont il ouvrit délibérément la porte.
Dix hommes d’armes, équipés irréprochablement, se trouvaient là autour d’une table sur laquelle étaient quelques flacons et gobelets.
Ces dix hommes d’armes, en tout point semblables à ceux que Bigorne amenait avec lui, se levèrent à leur vue comme un seul homme et attendirent les ordres.
« Mes gaillards de tout à l’heure, fit tout bas Lancelot à Buridan. Par saint Barnabé, voilà une escorte militaire de premier ordre ou je ne m’y connais pas ! Je les ai eus grâce à l’un des parchemins que j’ai remplis. Ce sont des archers du roi, rien que cela ! Ils étaient en prison, et moi, moi fou, moi armé des ordres du roi, je les en ai tirés !… »
Puis, s’adressant à un de ces hommes qui paraissait être leur chef :
« Le mot de passe ?
– C’est fait, donné partout.
– Les chevaux ?
– Ici près.
– C’est bien !… En route, messieurs. »
« Il est admirable ! » murmura Buridan.
Pour la troisième fois, on se dirigea vers une autre masure dans laquelle se trouvaient quinze superbes chevaux tout sellés et harnachés.
« Toujours par ordre du roi ! fit Lancelot à Buridan. Le pauvre Hutin ne se doute guère qu’il a signé l’ordre de mettre quinze chevaux de ses écuries au service de son bouffon !… »
Et pendant que chacun sortait sa monture et se mettait en selle, Lancelot s’approcha de l’homme à qui il avait déjà parlé et lui dit à mi-voix :
« N’oublie pas mes instructions.
– Je n’aurai garde.
– Veillez sur l’officier qui vous commande… Vous me répondez de lui…
– On fera ce qui est convenu.
– Vous savez ce que je vous ai promis ?… votre grâce à tous à notre sortie du Temple… les parchemins vous seront délivrés séance tenante… Si vous bronchez, au contraire, vous serez pendus sans rémission.
– Soyez tranquille. On gagnera honnêtement sa grâce et la prime de cinquante écus promise…
– En route, donc ! »
Gautier ouvrait des yeux énormes. Buridan souriait. Guillaume et Riquet étaient soucieux, ayant bien dîné.
Vingt minutes plus tard, on arrivait au Temple. Bigorne sonna du cor.
De la tour, le cor répondit.
« Ordre du roi ! cria Buridan.
– Message du roi ! » cria Bigorne en exhibant un parchemin.
Le pont-levis s’abaissa.
Un officier s’approcha avec un archer porteur d’un falot, reconnut les armes du roi et s’inclina devant le sceau royal qui s’étalait au bas du parchemin.
L’instant d’après, toute la troupe mettait pied à terre dans la cour intérieure.
« Combien avez-vous d’hommes avec vous préposés à la garde du pont-levis ? demanda rudement Buridan.
– Trois ! répondit l’officier, qui reconnaissait un supérieur en celui qui lui parlait.
– C’est bien ! »
Puis, se tournant vers sa troupe, Buridan commanda :
« Quatre hommes ici pour renforcer ce poste !
– Monsieur, reprit-il en se tournant vers l’officier, momentanément vous êtes sous les ordres de monsieur (et il désignait Guillaume Bourrasque)… Voici l’ordre de Sa Majesté », reprit-il en voyant que l’officier paraissait hésiter.
Ce disant, il lui mettait sous les yeux un papier portant le sceau du roi.
L’homme s’inclina en signe d’obéissance, pendant que Guillaume et ses hommes, qui sans doute avait reçu des instructions préalables, prenaient possession du poste.
Pendant ce temps, Lancelot Bigorne parlementait avec un autre officier venu de l’intérieur pour s’informer.
« Message du roi ! disait Bigorne, qui se couvrait le visage de son chaperon… qu’on me conduise immédiatement auprès du capitaine des archers du Temple. Inutile de réveiller M. le gouverneur. »
Et, comme l’officier paraissait hésiter, lui aussi, devant ces mesures qui lui paraissaient suspectes :
« Ordre du roi ! » fit Buridan, qui les avait rejoints, en exhibant son parchemin.
Comme l’avait fait le gardien de la porte, dès qu’il eut vu le sceau royal, l’officier ne songea plus à discuter et s’empressa d’obéir.
Toute la troupe de Bigorne était entrée dans une vaste salle, attendant que l’officier revînt. Au bout de quelques instants, celui-ci reparut annoncer que le capitaine des archers du Temple attendait le messager du roi.
Comme il l’avait fait à la porte d’entrée, Buridan plaça quatre hommes à la porte de cette salle et, désignant Riquet Haudryot :
« Vous seul commandez ici jusqu’à nouvel ordre. »
Et, pour la troisième fois, il exhiba son parchemin royal en disant :
« Ordre du roi ! »
Ce qui restait de la troupe suivit Lancelot Bigorne et s’arrêta à la porte de la chambre où le capitaine des archers s’habillait en toute hâte, fort étonné de cette visite faite au nom du roi.
Lancelot, avant d’entrer, avait ouvert le vaste manteau qui l’enveloppait et il apparut revêtu de son costume de fou ; tel qu’il était d’usage de le porter à la cour.
« Seigneur capitaine, fit Lancelot en s’inclinant profondément, je suis chargé par le roi de vous remettre cet ordre. »
Ce disant, il tendait au comte un parchemin que celui-ci parcourut en donnant toutes les marques de la plus profonde stupeur.
« Vous avez ici un prisonnier du nom de Philippe d’Aulnay.
– Cela se peut… il y a tant de prisonniers, ici.
– Eh bien, donc, s’il vous plaît, veuillez me remettre ce prisonnier.
– Que je vous remette ce prisonnier ?… Vous n’y pensez pas… Mgr de Valois m’a bien recommandé…
– C’est l’ordre du roi ; Mgr de Valois n’a rien à faire ici.
– C’est bien, vous pouvez vous retirer dans la pièce que vous désignez, on vous y amènera le prisonnier dans quelques instants… Je vais donner des ordres. »
Lancelot, sans répondre, s’inclina profondément, sortit et rejoignit ses acolytes dans la pièce voisine.
« Pourquoi ne sommes-nous pas descendus dans les cachots délivrer Philippe nous-mêmes ? fit alors Gautier à voix basse.
– Eh ! fit Lancelot sur le même ton, sait-on jamais ce qui peut arriver ?… Je me soucie médiocrement de descendre dans ces caves d’où, en cas d’alerte, il nous serait impossible de nous tirer, tandis qu’ici nous voyons venir… En cas de danger, nous sommes d’un bond dans la salle d’à côté, gardée par Riquet Haudryot et les nôtres… en un mot, nous avons notre retraite assurée… tandis que, en bas… diantre !…
– Pourtant, il me semble…
– Lancelot a raison, fit à son tour Buridan ; si les choses marchent normalement, on nous amènera Philippe ici sans qu’il soit besoin d’aller le chercher… »
Au même instant, la porte s’ouvrit et on vit Philippe, pâle, défait, se tenant debout par on ne sait quel prodige, les bras et les jambes paralysés par les chaînes.
Lancelot fit deux pas en avant, et prenant son air le plus digne, son ton le plus autoritaire :
« Drôles ! » fit-il, qu’on délie le prisonnier et au plus vite… »
Au même instant, le son du cor se fit entendre. Lancelot s’arrêta net.
« C’est Guillaume Bourrasque qui sonne la retraite ! rugit Buridan. Enlevons Philippe et fuyons ! »
Il n’avait pas achevé que déjà Gautier était à l’autre bout de la salle, saisissant Philippe dans ses bras.
« Frère ! Frère ! c’est moi ! Qu’as-tu ?… Parle… »
Philippe tourna vers son frère un visage livide et un regard sans expression.
« Seigneur Dieu ! hurla Gautier… mon frère est dément !… Marguerite ! Marguerite !… »
Au même instant, un tumulte effrayant éclata ; on vit surgir des hommes d’armes qui se ruèrent sur Buridan et ses compagnons, tandis que Valois, sur le seuil de la chambre, l’épée à la main, criait d’une voix de tonnerre :
« Tue !… Tue !… saisissez-moi le fou et l’autre, là-bas, l’officier !… prenez-les vivants !… pour les autres, tue, tue !… pas de quartier. »
Et un être chétif, le visage animé par une joie féroce, dissimulé prudemment derrière Valois, criait à tue-tête, en désignant Lancelot :
« Trahison !… arrêtez-le !… ne le laissez pas fuir ! »
Et cet être hideux à voir, trépignant de joie sauvage, c’était Simon Malingre.
Cependant, en voyant la salle se remplir d’hommes armés, Lancelot Bigorne avait tiré sa rapière et, faisant un signe à ses hommes, s’était rué en avant, disant à Buridan :
« Tirons au large, l’affaire est manquée. »
Déjà, devant eux, une dizaine d’épées leur barraient la route. Ils foncèrent, tête baissée. Au même instant, Riquet Haudryot et ses hommes apparaissaient et chargeaient par-derrière.
Il y eut des cris, des plaintes, des râles, mais Buridan et les siens passèrent comme un tourbillon, bousculant tout sur leur passage, pendant que le cor précipitait ses appels et que derrière eux les clameurs grandissaient, les hurlements s’élevaient.
En quelques bonds, ils gagnèrent la salle que Riquet Haudryot venait de quitter momentanément et si fort à propos.
En un clin d’œil, la porte fut poussée, le verrou tiré et ils repartirent, gagnant dans une course effrénée la cour intérieure.
Le pont-levis était baissé et une troupe d’archers pénétrait à l’intérieur de la prison à l’instant même.
Buridan et ses hommes foncèrent, frappant d’estoc et de taille, jetant le désordre dans les rangs des soldats, surpris par cette attaque soudaine.
Aidés par Guillaume Bourrasque et ses hommes, ils franchirent le pont-levis et allaient s’élancer droit devant eux, lorsque Guillaume leur cria :
« Par ici !… À droite… »
Un homme vint à leur rencontre, tenant deux chevaux par la bride et disant :
« Vite, tous les chevaux sont là… je les gardais. »
L’instant d’après, ils fuyaient au galop, cependant qu’une troupe de cavaliers se lançait à leur poursuite.
Heureusement, ils étaient bien montés et avaient une certaine avance, en sorte que bientôt ils furent hors d’atteinte de ceux qui les poursuivaient…
Deux heures plus tard, les compagnons de Buridan se trouvaient dans la Cour des Miracles… Alors, ils se comptèrent et Buridan poussa un cri terrible.
Non seulement il n’avait pas délivré Philippe, mais Gautier manquait à l’appel !…
Les deux frères étaient restés au Temple…