Deux heures après la bataille, dans ce logis où Marigny avait établi son quartier général et où il avait revu sa fille et Mabel, dans cette même salle où avait eu lieu la scène à laquelle nous faisons allusion, Louis Hutin, Valois, Châtillon et quelques autres tenaient conseil.
La douleur du roi était terrible, et, après s’être répandue en gestes extravagants s’était terminée par une violente crise de fureur.
Louis, abattu, écoutait les conseils de ses familiers, et surtout de Valois, lesquels se résumaient en un seul : lever le siège !
« Sire, dit Châtillon avec fermeté, vous ne pouvez condamner ni vos compagnons prisonniers, ni la ville de Paris qui subirait un effroyable désastre : il faut nous retirer ! »
À ce moment, des pas précipités montèrent l’escalier.
« Laissez entrer ! dit Louis en prêtant l’oreille. C’est peut-être une nouvelle. »
Châtillon courut ouvrir la porte, jeta un regard dans l’escalier et revint, tout effaré.
« Sire, dit-il, c’est un de nos amis prisonniers : Malestroit.
– Mon brave Geoffroy ! s’écria joyeusement le roi. Qu’il entre ! Qu’il entre !
– Me voici, Sire ! dit Geoffroy de Malestroit, en pénétrant dans la pièce. Mais je dois prévenir le roi que je suis accompagné par deux ambassadeurs de messieurs les truands et que j’ai répondu de leur vie.
– Tu as promis cela, Malestroit ?
– J’ai promis bien plus ! J’ai promis que ces deux hommes pourraient parler devant le roi.
– Et à qui as-tu promis, Malestroit ?
– Au capitaine Buridan, Sire. Et le capitaine Buridan m’a dit :
« – J’ai foi en votre promesse, sire de Malestroit, j’ai foi dans la magnanimité du roi. »
« Ayant promis, Sire, je dois déclarer que si j’ai eu tort, si le roi ne ratifie pas mes paroles, je retourne me rendre prisonnier à merci. »
Malestroit se retira de quelques pas et attendit, les bras croisés. Le roi devînt pensif.
« Un gentilhomme doit tenir parole, dit Louis, et, puisque tu as engagé la mienne, si étrange que soit l’ambassade, je recevrai ces hommes. »
Geoffroy de Malestroit alla à la porte et fit un signe.
Deux hommes entrèrent, s’avancèrent et s’inclinèrent devant le roi qui, quelques instants, les contempla silencieusement. Ils ne semblaient ni fiers de leur victoire, ni intimidés par l’assistance.
« Qui es-tu ? demanda enfin Louis Hutin en s’adressant à l’un d’eux.
– Le duc de Thunes ! répondit l’homme laconiquement.
– Et toi ? reprit le roi en s’adressant à l’autre.
– On m’appelle Hans, roi d’Argot.
– C’est toi le roi du royaume d’Argot ? fit Louis. Et si je te faisais pendre ? »
Hans sourit et répondit :
« J’espère pouvoir vous prouver tout à l’heure combien peu je crains la mort. Mais je vous préviens loyalement que si vous me faites pendre, il pourra en résulter de grands malheurs pour vous et les vôtres.
– Sire !… intervint Malestroit.
– Paix ! fit Louis Hutin. J’ai dit que ces hommes pourraient parler. Voyons, toi, puisque tu es le roi, parle ! Qu’as-tu à me dire en ton nom ? »
Hans redressa sa taille de colosse.
« En mon nom ? fit-il, d’un ton surpris. Rien, Sire. Je parlerai donc au nom de ceux qui m’envoient.
– Soit ! Qu’ont-ils à me demander ?
– Sire. La Cour des Miracles vous demande de retirer les compagnies d’archers que vous avez armées contre elle.
– Est-ce tout ?
– La Cour des Miracles vous demande aussi de respecter et confirmer les privilèges qui lui ont été octroyés par les rois vos prédécesseurs, savoir : le droit d’élire leur roi, leurs ducs et comtes, massiers et suppôts ; le droit de faire eux-mêmes leur police dans les limites du royaume d’Argot et autres que vous connaissez. Mais, parmi ces privilèges, Sire, il en est un que nous défendrons jusqu’à la mort. Ou ce privilège sera, ou la Cour des Miracles ne sera plus.
– Quel est ce privilège ?
– Deux êtres seuls, jusqu’à cette heure où est parvenue l’histoire du monde, le possèdent : c’est Dieu, et c’est le mendiant. Le malheureux condamné qui va mourir et que votre vindicte, Sire, envoie au bûcher ou au gibet, ce misérable, s’il parvenait à se sauver des mains de vos sergents, devient inviolable dès qu’il est entré dans l’église ou dans la Cour des Miracles, dans la maison de Dieu ou dans la maison des mendiants. Sire, le mendiant a le droit de grâce tant que sa main s’étend sur la tête du condamné. Prenez garde, Sire ! En touchant à ce droit, vous avez peut-être aussi touché au droit de Dieu. Prenez garde, roi. Lorsque vous aurez détruit les droits de Dieu, vous aurez peut-être aussi détruit vos droits à vous. Votre autorité, c’est celle que vous tenez de Dieu. Supprimez l’une, vous tuez l’autre. Tout s’enchaîne. Du roi à Dieu, de Dieu au mendiant, un seul chaînon brisé et l’échafaudage sur lequel est bâti le monde s’écroule. »
Le roi, Valois, Châtillon, Malestroit, les autres seigneurs présents considéraient avec étonnement la brute qui parlait ainsi d’un ton calme où un philosophe eût démêlé une profonde ironie, mais Louis, comme s’il eût voulu échapper à l’influence du truand, secoua rudement la tête.
« Je sais ce que tu veux dire : ce Buridan, ce Gautier d’Aulnay, ce Bourrasque, cet Haudryot, ce Bigorne, enfin, m’ont gravement offensé : ils mourront.
– Même Lancelot Bigorne, Sire ?… D’après ce qu’il m’a raconté, vous lui aviez promis… »
Le roi hésita.
« Celui-là m’a fait rire, fit-il enfin, en se déridant. Et, par Notre-Dame ! les occasions de rire sont trop rares pour que celui qui fait rire ne soit pas récompensé. Tu diras donc à Bigorne que ce que j’ai dit à la Tour de Nesle est dit. Qu’il vienne au Louvre me demander sa grâce. Il n’y a pas de bouffon au Louvre ; je lui offre l’emploi. Mais, quant aux autres, ils sont condamnés.
– Je ne vous demande pas leur grâce, Sire, dit froidement le roi d’Argot. Je vous demande de respecter le droit de la Cour des Miracles. Que ces hommes soient saisis hors du refuge, c’est bien. Mais que vos archers tentent de les arracher par la violence et les armes à la main, c’est ce qui ne sera pas. Sire, je suis venu en ambassadeur… Je vous demande uniquement ceci : que nos privilèges, reconnus par vos aïeux, soient maintenus par vous.
– Acceptez, Sire ! souffla Valois à l’oreille de Louis.
– Sire, dit Châtillon, à votre place, j’accepterais.
– Et si je n’accepte pas ? dit Louis, sombre et agité.
– En ce cas, dit Hans, nous nous défendrons jusqu’à la mort. Si nos droits meurent, nous devons mourir avec eux. Seulement, Sire, en nous condamnant, vous condamnez aussi ceux des vôtres que nous tenons prisonniers. Ce digne seigneur pourra vous le dire.
– J’atteste ! fit Malestroit. Sire, en ce moment, soixante chevaliers et seigneurs, la fleur de votre noblesse, sont gardés à vue chacun par quatre hommes armés de poignards. Dans une heure, si nous ne sommes pas de retour, ces soixante chevaliers tomberont, frappés à mort. Dans une heure, vos deux mille archers seront massacrés. Dans une heure, dix mille truands et mendiants, décidés à mourir, se répandront dans Paris la torche à la main. »
Les assistants écoutaient ces paroles, pâles d’épouvante.
Chez le roi, au contraire, ces menaces provoquaient une sourde colère prête à se déchaîner.
Sa fureur allait éclater. Il se leva comme pour jeter un ordre.
À ce moment, le roi d’Argot se mit à genoux. Louis Hutin s’arrêta, interdit.
Hans se prosterna, son front toucha le plancher.
« Sire, dit le roi d’Argot, il y a longtemps, bien longtemps, que je me suis juré à moi-même de ne jamais m’humilier devant personne au monde, fût-ce devant un prince tout-puissant comme vous l’êtes ! Le jour où je me suis juré cela, je me suis dit que la minute de ma première humiliation serait aussi celle de ma mort. Sire, je m’humilie devant vous. C’est donc le vœu d’un mourant que vous entendez.
– Parle ! fit Louis d’une voix dont il ne put dompter l’émotion.
– Sire, je ne menace pas. Sire, je supplie. Je vous prie humblement d’avoir pitié, non pas de nous, mais de votre ville de Paris, de votre seigneurie, de vous-même. Sire, un mot de vous, c’est la joie, l’apaisement, la concorde, que je n’aurai pas payées trop cher de ma mort. Jurez, Sire roi, jurez de respecter le sacré privilège de la Cour des Miracles, et vos serviteurs, vos amis vous sont rendus à l’instant… »
Le roi hésitait. Il n’y avait plus de colère en lui. Mais il redoutait l’humiliation d’un recul, l’aveu de la défaite.
« Sire ! cria le roi d’Argot, Dieu et le mendiant ont droit de refuge. Mais vous avez, vous, le droit de grâce. Faites grâce, Sire ! Et vous serez aussi grand que Dieu, et vous aurez vaincu par la clémence et la générosité…
– C’est donc à ma merci que tu fais appel ?
– Oui, Sire ! dit humblement le roi d’Argot.
– Et tu dis qu’en reconnaissance de ma royale clémence mes seigneurs seront libres ?
– Oui, Sire. »
Le roi se leva. Il leva la main.
« Je fais grâce, dit-il. Sur Notre-Dame et le Christ, je jure de maintenir le privilège de la confrérie des mendiants. Comte de Valois, donnez des ordres pour faire rentrer aussitôt nos troupes. Mais que des sentinelles et des patrouilles continuent à surveiller la Cour des Miracles. J’entends qu’aucun sergent ou archer du guet n’y puisse pénétrer pour saisir les criminels dont les noms ont été publiquement criés par nos hérauts. Mais j’entends que, si Buridan et ses acolytes sortent du domaine où s’exerce le droit de refuge, ils soient aussitôt saisis et livrés à notre official. »
Hans se releva.
« Sire, merci ! dit-il. Que les prisonniers soient tout à l’heure rendus à la liberté ! ajouta-t-il en se tournant vers le duc de Thunes. Que les barricades soient démolies ! Que tout rentre dans l’ancien ordre !… »
Louis et les assistants ne perdaient pas de vue le roi d’Argot. Le duc de Thunes sortit et se dirigea en hâte vers la Cour des Miracles. Hans tira alors le poignard qu’il portait à sa ceinture.
« Sire, dit-il, vous avez juré par Notre-Dame et le Christ de respecter nos privilèges. J’ai juré, moi, d’épargner un crime à la monarchie, une honte à Paris. C’est ici un pacte que nous faisons de roi à roi ! Je ne vous demande pas de le signer. Mais je signe, moi ! Et je signe avec mon sang… »
Dans le même instant, Hans se frappa à la poitrine.
La lame s’enfonça profondément. Il la laissa dans la plaie. Quelques secondes, il demeura debout. Mais son visage devenait d’une blancheur de cire.
Le roi et les assistants le considéraient avec une sorte de stupeur où il y avait peut-être de l’admiration. Hans murmura faiblement :
« Vous voyez pour la dernière fois la figure d’un homme libre qui ne s’est jamais humilié et qui meurt parce qu’il a juré, une fois pour toutes, de mourir au jour où il courberait la tête devant un homme fait à son image… Adieu, Sire, soyez heureux !… »
Il battit l’air de ses bras et tomba lourdement. Il était mort.
Le roi de France, lentement, se découvrit.
*
* *
Le lendemain, la Cour des Miracles avait repris son aspect habituel, sauf ce coin de la rue des Francs-Archers qui avait été démoli. Une nuit et un jour de travail acharné suffirent aux truands à faire disparaître toute trace de la bataille.
Le lendemain, disons-nous, il y eut grand conseil tenu entre Buridan, Bourrasque, Haudryot, Gautier et Lancelot.
Buridan avait promis de délivrer Philippe. Avant même que de songer à aller retrouver sa mère et sa fiancée, il voulait tenir parole.
La difficulté était terrible. En effet, tant que les compagnons resteraient à la Cour des Miracles, ils étaient en sûreté. Mais, hors des limites du refuge solennellement confirmé par Louis X, ils redevenaient les condamnés à mort dont la tête était mise à prix.
En somme, ils étaient prisonniers dans la Cour des Miracles aussi bien qu’ils l’eussent été dans une forteresse. Nous reviendrons d’ailleurs sur ce conseil tenu dans le logis du capitaine Buridan – d’autant plus capitaine que Hans était mort ! – car, pendant cet entretien, se passa un événement dont nous aurons à rendre compte.
Pour le moment, disons seulement que Lancelot Bigorne avait eu une entrevue avec le duc de Thunes, lequel lui avait répété les paroles du roi Louis à son sujet.
Bigorne avait donc écouté toute la discussion. Puis il s’était dit :
« Puisque maître Buridan est assez fou pour ne pas prendre tout simplement le bonheur qui s’offre à lui, puisqu’il refuse de quitter Paris avant d’avoir sauvé cet autre fou qui s’appelle Philippe d’Aulnay, je ne vois qu’un moyen d’arranger la situation, c’est de devenir fou moi-même. »