XIV LA BATAILLE

Le capitaine Buridan avait fait barricader la rue Saint-Sauveur et la rue aux Piètres ; c’étaient de fortes barricades composées de poutres, de charrettes renversées, de sacs remplis de terre ; cela formait d’épaisses murailles impossibles à franchir et difficiles à démolir au moment de la mêlée. La rue des Francs-Archers, au contraire, avait été laissée libre. Seulement, ce passage était occupé par une troupe compacte, choisie parmi tout ce qu’il y avait de plus obstiné en truanderie.

De puissantes rumeurs montaient de la Cour des Miracles. Les truands, divisés en trois compagnies, se massaient à la barricade Saint-Sauveur, et à la barricade aux Piètres. La troisième troupe, moins nombreuse, s’avançait dans la rue des Francs-Archers.

Une effroyable clameur s’éleva du côté de la rue aux Piètres, puis, presque aussitôt, du côté de la rue Saint-Sauveur : les archers venaient de se lancer à l’assaut des deux barricades…

Alors une femme s’élança, une ribaude dépoitraillée, la robe retroussée, les bras nus, brandissant une hache. Derrière elle, deux, trois, dix femmes se ruèrent et, derrière les femmes, les truands, avec d’inimaginables imprécations.

En sorte que des deux côtés de la barricade, des gens grimpaient, se hissaient, retombaient, se relevaient pour s’élancer encore. Et bientôt ce fut sur le sommet de la barricade que se déchaînèrent les clameurs : archers contre truands, hommes, femmes mêlés ; les coups de masse pleuvaient et retentissaient étrangement sur les cuirasses et les casques, les haches jetaient au soleil des éclairs livides, et là, dans ce grouillement terrible de corps enlacés, d’armes entrechoquées, de plaintes, de vociférations, un homme, debout parmi les cadavres, rudement campé sur ses jambes, cet homme sans armes, ayant jeté sa rapière, apparaissait comme une fantastique silhouette de cauchemar. D’un mouvement uniforme, sans hâte, avec des gestes précis, Guillaume Bourrasque empoignait l’un après l’autre les archers rués à l’escalade. Un instant, on le voyait soulever l’homme dans ses bras, puis l’homme, avec un cri étouffé, décrivait une courbe dans l’espace et venait s’écraser au pied de la barricade.

Un silence pesa sur la rue Saint-Sauveur.

Sur la barricade, il n’y avait plus personne que Guillaume et Riquet.

Mais, à ce moment, une clameur, trouant les mille clameurs de la Cour des Miracles, s’élevait dans la rue des Francs-Archers.

Guillaume et Riquet s’élancèrent de ce côté : les truands, refoulés par les troupes de Marigny, reculaient en désordre.

Bourrasque et Haudryot se ruèrent en criant :

« À la rescousse ! Mort au guet !…

– Où allez-vous, compères ? » fit un homme en se plantant devant eux.

C’était Bigorne.

« Tu ne vois pas que les nôtres reculent.

– Bah ! fit Bigorne, clignant de l’œil, laissez reculer !… »

Que se passait-il dans la rue des Francs-Archers ? Là, Marigny avait porté le gros de ses forces, non seulement parce qu’il n’y avait pas de barricade, mais parce que la rue plus large permettait de s’avancer en masse. Le premier ministre commandait en personne. Derrière les bandes d’archers disposées pour marcher l’une derrière l’autre, en face du logis de Marigny, le roi, hissé sur un tonneau, assistait de loin à la bataille et trépignait d’enthousiasme. Près de lui se trouvait Valois, qui venait de le rejoindre et de lui annoncer que la barricade de Saint-Sauveur était imprenable. En même temps, arrivait Châtillon qui, lui, disait que cinquante de ses hommes venaient d’être mis hors de combat devant la barricade aux Piètres.

De ces nobles seigneurs, aucun n’avait tiré l’épée, aucun n’avait pris la masse d’armes ou la hache ; quelques-uns tenaient un simple poignard à la main ; d’autres, une courte dague ; aucun d’eux ne portait l’arme de guerre.

En tête de tous, marchait Marigny.

Il était sombre et ses regards flamboyaient, pareils dans ce visage à des éclairs sortant d’une nuée noire.

À la main, il tenait un fouet à chiens : c’était son arme.

Derrière lui, un triple et quadruple rang de seigneurs, silencieux, méprisants.

Derrière les seigneurs – la fleur de la cour de Louis Hutin –, les archers, piquiers, hallebardiers, en masses profondes qui hurlaient et s’excitaient à la grande tuerie.

Marigny, tout à coup, arriva sur les premiers rangs de truands et cria :

« Arrière, chiens !…

– Sus ! Sus ! » gronda la voix tumultueuse des archers.

Et on vit, oui, on vit les masses de truands reculer sous son regard !

Un éclat de rire monta des rangs seigneuriaux.

« Hourra ! Hourra ! » hurlèrent les archers, qui eurent un mouvement pour s’élancer en tumulte.

Au loin, le roi trépignait de joie.

Valois, livide de rage, assistait à ce triomphe qui pouvait rendre à son rival toute sa gloire et sa force.

Marigny marchait toujours ; devant lui, les ribauds, les courtauds, les piètres, tout le gibier de potence, comme affolé, refluait en grondant :

« Arrière, chiens ! »

Ils reculaient, ils se débandaient… Ils poussaient d’effroyables jurons, c’est vrai, mais ils reculaient, se bousculaient, rentraient en désordre dans la Cour des Miracles…

Et Marigny entrait dans la Cour des Miracles, où alors les lamentations, les cris de miséricorde retentirent de toutes parts !… Et derrière Marigny, les seigneurs !… Et derrière les seigneurs, deux mille archers…

Les archers se mettaient en bataille au milieu de la cour…

La révolte était vaincue !…

« Que ceux qui veulent vie sauve viennent se rendre à merci ! » cria Marigny, d’une voie puissante.

À ce moment, un bruit formidable retentit dans la rue des Francs-Archers.

Aussitôt après, et coup sur coup, ce bruit de tonnerre se renouvela deux ou trois fois, puis cela se mit à gronder sans interruption en même temps que, du fond de la rue s’élevait un nuage épais.

Dans le même instant, mendiants, piètres, capons, courtauds, truands, tout ce monde exorbitant qui avait semblé fuir devant le fouet de Marigny, tous ces êtres déguenillés, sordides, farouches, qui s’étaient jetés dans toutes les allées, se terrant comme une immense famille de lièvres surpris par le chasseur, hommes, femmes, tous armés de haches, de piques, de rapières, de poignards, tous reparaissaient, se ruaient sur la troupe de Marigny, tourbillonnaient, jetaient de féroces imprécations dont chacune ponctuait un coup terrible porté à une poitrine, à un crâne… Ils étaient là une foule rugissante de démons, quatre ou cinq mille, peut-être, et cela formait comme un vaste tourbillon enserrant de ses replis les malheureux archers qui jetaient leurs armes, les seigneurs immobiles et pâles, attendant le coup de mort, et, enfin, Marigny, stupéfié d’horreur.

La rue des Francs-Archers était barrée.

Ou plutôt la rue des Francs-Archers n’existait plus dans la partie qui avoisinait la Cour des Miracles.

Les maisons, des deux côtés, n’étaient plus qu’un amas de décombres.

Cela formait un énorme entassement de pierres, de poutres, de plâtras, de tuiles, comme si un cyclone eût ravagé ce coin de Paris.

On ne pouvait plus entrer dans la Cour des Miracles.

On ne pouvait plus en sortir.

Enguerrand de Marigny, cinquante chevaliers et seigneurs, deux mille archers et officiers étaient prisonniers des truands…

Ce qui s’était passé, le voici :

Cinq ou six maisons, de chaque côté de la rue, avaient été minées, sapées, démolies dans leurs fondations, pendant qu’une troupe de cinq à six cents truands, sous les ordres du duc de Thunes, tenait tête aux archers pendant deux jours, répondait aux jurons par des menaces et aux insultes par des imprécations. Donc, tandis que les hommes du duc de Thunes amusaient ainsi les archers du roi, tandis que les troupes royales se concentraient peu à peu, tandis que les chefs décidaient de porter leur principal effort dans cette rue, où, pensaient-ils, les rebelles n’avaient pas eu le temps de dresser une barricade, Buridan s’occupait de ce travail souterrain.

Les maisons minées furent étayées à l’intérieur par des poutres.

Au pied de chaque poutre, une longue corde fut attachée.

Lorsque Marigny fut passé, suivi des chevaliers et des compagnies, dont il avait le commandement, Buridan sonna du cor.

C’était le signal.

Dix hommes, attelés à chaque corde, tirèrent ensemble…

Les poutres tombèrent… Les murs s’abattirent, les toits s’effondrèrent… La barricade était formée par l’entassement des pierres et débris qui jonchaient la rue sur une hauteur de quinze pieds.

Seulement, cette barricade, au lieu d’être formée avant, venait de se dresser après.

Buridan entra dans la Cour des Miracles, suivi de Lancelot Bigorne et de Gautier d’Aulnay.

D’un bond, il sauta sur l’estrade voisine de l’étendard des truands.

Là, il sonna du cor.

Une volée de flèches siffla autour de lui sans l’atteindre.

« Abattez-le ! hurla Marigny. Ma fortune à qui tuera cet homme ! »

Vingt archers s’élancèrent. Mais autour de l’estrade, ils se heurtèrent à une masse de mendiants aux figures terribles : c’était la garde d’honneur du capitaine Buridan.

Buridan sonna une troisième fois.

Dans le même instant, sur tous les points de la Cour des Miracles, les haches tombèrent, les poignards furent rengainés, les piques s’abaissèrent, le tumulte s’apaisa…

On n’entendit plus que le gémissement des blessés qui persistait, comme ce bruissement d’écume après le coup de tonnerre de la vague venant frapper les rochers.

La bataille était finie.

Chaque seigneur était entouré de truands.

La foule des archers valides était poussée dans un coin.

Buridan descendit de l’estrade, marcha à Marigny et le salua. Puis, il se rapprocha, jusqu’à ce qu’il fût tout près, et pâle, dans un souffle, il murmura :

« Monseigneur, votre fille m’a ordonné de vous faire grâce.

– Chien de truand ! gronda Marigny.

– Monseigneur, reprit Buridan, voulez-vous faire grâce à votre fille ?…

– Si elle était là, je la poignarderais ! rugit Marigny.

– Monseigneur, continua Buridan, voulez-vous me donner pour épouse votre fille Myrtille ?

– Sois maudit ! gronda Marigny.

– Eh bien, je la prends ! » dit Buridan.

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