Nous rejoindrons maintenant Lancelot Bigorne, Guillaume Bourrasque et Jean Buridan au moment où, parmi les flots du peuple, ils franchissaient la porte aux Peintres. Cette foule qui, de tous les points de Paris, affluait à la porte où elle s’endiguait pour se répandre ensuite dans la campagne comme un fleuve débordé qui cherche de la place pour ses eaux, cette foule joyeuse était hors des murs, en route pour Montfaucon.
Des compagnies d’archers et de hallebardiers vinrent se ranger au pied du gigantesque piédestal de pierre qui supportait l’ensemble des fourches patibulaires de Montfaucon ; ces soldats repoussèrent la foule déjà compacte autour du gibet, et chacun s’installa.
Tout à coup, tout le monde fut debout ; une clameur terrible monta de cent mille poitrines :
« Le voilà !… »
Il faisait plein jour. Le soleil se levait et ses rayons venaient se jouer parmi les énormes piliers et les grosses chaînes du funèbre monument.
Marigny marchait sans entraves, il était vêtu de la chemise des pénitents et portait un gros cierge à la main. Il était pieds nus.
Il s’avançait d’un pas ferme. Une indomptable fierté se lisait sur son visage ; il ne semblait entendre ni les cris de mort, ni les insultes ; il tenait ses yeux fixés sur Capeluche, qui marchait devant lui, sa corde enroulée au bras.
Comme on rapprochait du gibet, Marigny fit un pas plus vite, écarta rudement Capeluche et lui dit, à haute voix :
« Ôte-toi ; tu m’empêches de voir le gibet que j’ai offert à notre Sire !… »
Capeluche obéit et passa derrière lui.
Bientôt, le cortège s’arrêta au pied du soubassement ; deux hommes s’avancèrent qui voulurent saisir le condamné par les bras, mais il les écarta, et, ferme, monta les degrés qui conduisaient à la plate-forme.
Enguerrand de Marigny se tourna vers la foule immense sur laquelle, à ce moment, plana un silence de mort et, redressant sa haute taille, sa tête flamboyante d’orgueil, il domina, du haut du gibet, comme du haut d’un trône. Tout le monde comprit qu’il allait parler.
Mais, dans cette minute, un homme qui, d’un regard ardent, contemplait cette scène, fit un signe, et, aussitôt vingt-cinq hérauts, massés au pied du soubassement, commencèrent une stridente fanfare, leurs trompettes levées haut vers le ciel. Cet homme, c’était le comte de Valois.
Marigny l’aperçut et fixa sur lui ses yeux…
Et il y eut dans les yeux de celui qui allait mourir une telle flamme de mépris et d’insultante pitié que, même dans ce moment où il tenait enfin son rival abhorré, Valois frissonna de terreur et de rage : ce regard de mépris, il y avait vingt ans qu’il le connaissait !
Furieusement, Valois fit un autre signe.
Au même instant, et tandis que les trompettes sonnaient, tandis qu’un long et profond murmure montait de la foule, on vit un groupe se débattre trois ou quatre secondes sur la plate-forme : Capeluche et ses aides ligotèrent les mains du condamné !… et, brusquement, entre les deux piliers de droite, apparut un corps qui se balançait dans l’espace, et, accroché aux jambes de ce corps, Capeluche qui tirait de toutes ses forces !…
Alors, Valois tourna bride, et, suivi de ses gens d’armes, descendit la colline.
Alors, commença devant le cadavre du premier pendu du gibet de Montfaucon un défilé inouï ; un fleuve humain roula ses flots tumultueux : femmes, enfants, bourgeois, écoliers, moines, truands, jongleurs, artisans, manants, chacun passa en jetant une dernière insulte au cadavre d’Enguerrand de Marigny qui se balançait mollement au bout de sa corde.
Buridan avait tout vu.
Il avait vu arriver Marigny ; il l’avait vu monter l’escalier qui conduisait à la plate-forme ; il avait vu Capeluche lui passer la corde au cou ; il avait vu les aides tirer sur cette corde et le corps s’élever dans les airs. L’espoir, jusqu’à la dernière seconde, ne le quitta pas. La corde allait se rompre ! Capeluche avait juré ! Capeluche avait été payé au triple de ce qu’il demandait !…
La corde ne se rompit pas !…
Alors, Buridan fut agité d’un tremblement de pitié. Ses yeux pleins de larmes se fixèrent sur le cadavre et il balbutia :
« Ô Myrtille !… pauvre Myrtille !… »
Lorsqu’il commença à revenir au sentiment des choses, il vit que la foule s’était écoulée.
Alors Buridan vit un homme monter l’escalier, se hisser au pilier et, de près, examiner curieusement la corde qui soutenait le corps.
Buridan allait s’élancer, croyant à une profanation, lorsque l’homme, se laissant glisser et sautant à terre, vint à lui. Buridan reconnut Lancelot qui lui dit :
« J’ai voulu voir pourquoi la corde a résisté…
– Eh bien ? gronda Buridan.
– Eh bien, fit Bigorne en haussant les épaules, Capeluche n’a pas scié la corde ; elle est intacte ; je suis volé ! Allons, ajouta Bigorne, consolez-vous, que diable, compère Tristan ! Ce ne sont pas vos larmes qui rendront la vie à votre maître… Mourir de la corde ou d’une fièvre, cela se ressemble. Courage, par saint Barnabé !… »
Buridan vit alors que Bigorne parlait à un homme qui, assis sur une grosse pierre, la tête dans les mains, paraissait insensible à tout ce qui se passait autour de lui. Il le reconnut aussitôt : c’était maître Tristan, c’était le vieux et fidèle serviteur de Marigny. C’était l’homme qui s’était affaissé près de lui au moment où Marigny avait été pendu…
Buridan se pencha vers Tristan, le toucha à l’épaule et lui dit doucement :
« Venez-vous avec nous ?… »
Tristan secoua la tête.
« Je reste là, dit-il. J’ai un dernier devoir à remplir.
– Quel devoir ? Que prétendez-vous donc faire ?
– Attendre la nuit, et, alors, descendre le corps de mon maître et l’enterrer décemment. »
Enfin, comme Buridan, persuadé qu’il n’arracherait pas Tristan à sa douleur, faisait un pas pour s’éloigner, Lancelot se pencha vers le vieux serviteur et lui dit :
« Compère, pour la besogne que vous voulez faire, il faut être plusieurs : nous viendrons vous aider !
– Certes ! fit Buridan qui entendit.
– Bon ! À quelle heure avez-vous l’intention d’agir ? reprit Bigorne.
– Dès que la nuit sera assez obscure pour que je ne puisse être aperçu.
– C’est bon. Mais il faut attendre que nous soyons là, dit Bigorne d’une voix étrange. J’ai besoin que vous nous attendiez. Me le promettez-vous ?
– À minuit », dit Tristan.
Buridan et Bigorne reprirent le chemin de Paris.
« Maître Capeluche nous a bien volés, dit Lancelot.
– Oui, fit Buridan et, par le Dieu vivant, je jure de ne pas quitter Paris avant d’avoir puni le misérable…
– Hi han ! » fit Bigorne.