XXVI STRAGILDO

Il nous faut maintenant revenir à la Cour des Miracles où après le départ de Tristan, nous avons vu que Buridan avait eu un conciliabule avec Lancelot Bigorne, Guillaume Bourrasque et Riquet Haudryot.

« Par saint Barnabé ! s’écria Bigorne, de cette façon-là, nous allons maintenant risquer notre peau pour sauver celle du sire de Marigny ?

– Tu es libre de ne pas me suivre, fit froidement Buridan.

– Merci. Je suis bien obligé de vous suivre pour vous empêcher de faire de nouvelles sottises, autant du moins qu’on peut empêcher un docteur en logique de faire des âneries, hi han ! Mais, enfin, mourir pour mourir, j’eusse mieux aimé donner ma carcasse au service du diable plutôt qu’à celui de Marigny. »

Pendant ces palabres et autres, les quatre compagnons s’apprêtaient activement. Ils recouvraient leurs poitrines de cuirasses de buffle, solides, légères et souples. Ils ceignaient leurs grandes rapières et choisissaient des poignards bien trempés.

Vers cette heure matinale où le sommeil est plus profond, où le jour n’est pas venu encore, mais où la nuit semble moins profonde, Buridan appela un truand qui veillait à la porte du logis et lui ordonna d’aller chercher le duc d’Égypte, lequel apparut bientôt.

« Je vais quitter la Cour des Miracles, dit Buridan. Demain, tu rassembleras tes hommes et tu leur diras que le capitaine Buridan s’en est allé vers d’autres destinées. Il le faut, d’ailleurs. Car dès que je serai parti avec mes compagnons, le siège de la Cour des Miracles sera levé… vous serez libres.

– Que ta volonté soit faite, sire roi d’Argot, dit, simplement le duc d’Égypte.

– Royauté éphémère, fit Buridan. Sceptre qui n’était pas fait pour mes mains. Couronne qui n’allait pas à ma tête.

– Pourtant, tu es brave, tu as un cœur de lion. Sous ta direction, la Cour des Miracles fût devenue la forteresse inexpugnable du larcin ! »

Déjà le duc d’Égypte était sorti. Respectueux de la volonté de Buridan, il n’avait rien tenté pour le faire revenir sur sa décision. Au moment de franchir la porte, il s’était retourné et avait seulement ajouté :

« Quoi que tu entreprennes, souviens-toi que tu trouveras toujours ici un refuge assuré. »

Dix minutes plus tard, les quatre compagnons quittaient à leur tour le logis.

Entrés dans la rue des Francs-Archers et parvenus à cette zone dangereuse où ils risquaient de se heurter aux postes qui cernaient la Cour des Miracles, les quatre compagnons se placèrent en ordre de bataille : Buridan en tête, Bourrasque et Haudryot à quelques pas derrière lui, et Lancelot en arrière-garde.

Il s’agissait de passer coûte que coûte.

Buridan, tout à coup, se retourna vers Guillaume et murmura :

« Attention !… »

À trente pas devant eux, à un détour de la rue, il y avait un feu dont les dernières lueurs se mouraient. Autour de ce feu, une dizaine d’archers dormaient, enveloppés dans leurs manteaux. Mais quatre autres, debout, la pique à la main, veillaient.

Buridan fit signe à ses amis de se rapprocher de lui et leur exposa son plan qui était des plus simples.

Alors, rasant les maisons, ils s’avancèrent dans l’ombre comme des loups.

« En avant ! cria soudain Buridan.

– Alerte ! » rugit la voix d’une sentinelle.

Ce fut foudroyant comme le passage d’une trombe. Aux lueurs du foyer, les soldats perçurent comme dans une vision aussitôt dissipée qu’apparue quatre démons qui bondissaient ; ils virent deux des sentinelles tomber puis, dans la même seconde, la course effrénée des quatre qui disparaissaient vers le fond de la rue. Des hurlements s’élevèrent ; de poste en poste, les soldats réveillés se précipitèrent… mais les fugitifs demeurèrent introuvables.

« Malheur à moi ! dit l’officier qui commandait le poste de la rue des Francs-Archers. C’est Buridan qui vient de se sauver !… »

Un quart d’heure plus tard, Buridan et ses amis s’arrêtaient dans la rue Froidmantel. Aucun d’eux n’était blessé.

Ceci constaté, ils reprirent leur marche et atteignirent l’enclos aux lions.

Buridan heurta au marteau de la porte.

Quelques minutes après, un judas s’entrebâilla et un falot demanda :

« Qui va là ?

– Va, dit Buridan, va dire à Stragildo que Buridan veut lui parler. Il s’agit de la reine. »

Le judas se referma. Un certain temps s’écoula. Puis, à travers le judas, une voix goguenarde prononça :

« Salut, seigneur capitaine. Qu’y a-t-il pour votre service ?

– Est-ce toi, Stragildo ?

– Moi-même, seigneur. Tout à votre service. J’ai encore quelques sacs qui attendent et j’espère bien, par quelque nuit sans lune, avoir l’honneur d’en mettre un à votre disposition.

– Tais-toi, misérable, si tu tiens à la vie. Car si je n’avais besoin de toi cette nuit, cette porte ne m’empêcherait pas de venir jusqu’à toi et de t’infliger le châtiment que tu mérites. Mais assez là-dessus. Veux-tu remettre un message à la reine ?

– Un message ? Oui-da ! Je suis là pour cela. Un message d’amour peut-être ?

– Tu l’as dit !…

– Un rendez-vous à la Tour de Nesle ? ricana Stragildo.

– Tu l’as dit !…

– Eh bien, passez-moi la chose à travers la grille du judas, et je vous promets que Mme Marguerite aura le poulet. »

Buridan fit comme Stragildo lui avait indiqué, il glissa à travers le judas un papier que le gardien des fauves saisit du bout des doigts.

Pendant ce colloque, Guillaume, Riquet et Lancelot s’étaient tenus à l’écart, de façon à ne pas être aperçus de Stragildo. Celui-ci ayant reçu le papier referma le judas sans plus de façons et Buridan l’entendit qui se retirait. À son tour, avec ses compagnons, il s’éloigna.

Stragildo ne s’était pas retiré : il avait simplement imité le bruit des pas qui va en décroissant. Il entrebâilla la porte juste assez pour passer la tête et put apercevoir plusieurs ombres qui s’évanouissaient dans la nuit.

« Bon, grogna-t-il. Ils sont quatre, savoir : maître Buridan, puis le damné Bigorne, puis l’empereur de Galilée et le roi de la Basoche. Quel coup de filet si on pouvait les prendre tous les quatre et les envoyer rejoindre les deux frères au Temple ! »

Stragildo remonta alors dans cette partie du logis qui lui servait d’appartement et d’où, par les diverses fenêtres, il pouvait surveiller tantôt les cages des fauves, tantôt la rue et tantôt le quartier des valets.

Sans la moindre hésitation, il déplia le papier que lui avait remis Buridan et se mit à le déchiffrer péniblement.

Ayant déchiffré le message, il tomba dans une profonde rêverie.

L’aventure lui paraissait étrange et l’inquiétait profondément.

Stragildo, ayant convenablement réfléchi, se dit que le meilleur, le seul moyen de sortir à son honneur d’une pareille aventure, c’était une bonne trahison générale.

Trahir à la fois le roi, la reine, Buridan, tous ! Les mettre tous dans quelque horrible situation et puis s’en aller tranquillement.

« Voyons si j’ai de quoi m’en aller », fit Stragildo, souriant.

Il passa dans une pièce reculée dont il ferma la porte à double tour ; de là, il pénétra dans un cabinet sans fenêtre. Il souleva les dalles qui composaient le plancher de ce cabinet et alors apparut un coffre qu’il retira d’un trou au moyen d’un levier passé dans un anneau de fer qui était frappé sur le couvercle.

Le coffre étant ouvert, il se mit à compter sa fortune, tout entière composée de pièces d’or, car, au fur et à mesure Stragildo échangeait en or ce qu’il avait pu amasser d’argent ou de monnaie ; l’or tient moins de place et est plus facile à transporter.

Stragildo vida entièrement le coffre et empila les pièces d’or dans quatre sacoches de cuir assez semblables à des outres à vin. Il les mêlait de son, de sorte que ces outres ne pussent rendre au choc aucun bruit révélateur. Le son était dans un grand sac qui attendait là depuis longtemps sans doute, en prévision de cette opération.

Les quatre sacs bien et dûment ficelés, Stragildo, sifflotant un air, ouvrit une armoire contenant plusieurs costumes et en choisit un qu’il porta dans sa chambre.

Le jour était venu.

Ces divers préparatifs étant achevés, Stragildo, tranquille et satisfait de lui-même, attendit le moment favorable pour se rendre chez la reine.

On a vu comment il a remis à Marguerite le message de Buridan. On a vu que la reine, se penchant sur Stragildo, lui avait donné quelques explications.

« Il n’y aura personne dans la Tour, avait-elle dit. Toi-même, après m’avoir conduite, tu m’attendras dehors. Ceci n’est pas une aventure comme les autres. Dès cet instant, cet homme t’est sacré, tu m’entends ? Malheur à toi si tu touches à Buridan ! »

Stragildo s’était incliné et était parti en murmurant à part lui :

« Décidément, il était temps… Si le Buridan du diable devenait maître tout-puissant à la cour de France, mon affaire serait vite réglée. Qu’est-ce que je disais ? Les choses se passent bien comme je l’avais prévu, et, si je n’étais là, demain, Buridan serait aussi puissant… plus puissant que le roi. Mais je suis là… »

Stragildo rentra dans l’enclos aux lions.

Il attendit le soir et il fit ses derniers préparatifs.

Dans un bahut de sa chambre, il prit deux ordres signés du roi et à lui remis dès longtemps par Marguerite pour lui servir à toute occasion.

Le premier était un ordre à tout agent du guet ou sergent d’avoir à se mettre au service du porteur, sur sa première réquisition.

La deuxième était un ordre à tout chef de poste de l’une quelconque des portes de Paris d’avoir à ouvrir au porteur et le laisser passer quelle que fût l’heure.

Stragildo plia soigneusement les deux parchemins et les cacha dans sa poitrine.

Puis il descendit aux écuries.

Car il y avait des écuries à l’enclos aux lions et l’on y entretenait une douzaine de forts chevaux, soit pour le service du roi ou de la reine, soit même pour le service de Stragildo et des valets.

Il brida le plus vigoureux de ses chevaux.

Puis, remontant chercher le costume qu’il avait choisi et les quatre sacs pleins d’or, il descendit le tout. Il plaça les sacs sur le cheval et les arrima soigneusement. Quant au costume, c’était un vêtement de manant, la souquenille, le bonnet, les jambières de cuir. Il le laissa dans l’écurie d’où il sortit en refermant la porte et en emportant la clef.

Toutes ces dispositions prises, Stragildo se rendit au Louvre, gagna directement l’appartement du roi, s’approcha du capitaine des gardes et lui dit simplement :

« Il faut que je parle au roi seul à seul et cela ne souffre aucun retard. »

Hugues de Trencavel toisa le gardien des fauves avec un mépris non dissimulé, mais sachant très bien la faveur spéciale dont il jouissait et supposant qu’il s’agissait d’annoncer au roi quelque accident arrivé à un lion favori, le capitaine entra chez le roi. Quelques instants plus tard, Stragildo était en présence de Louis X.

« Est-ce qu’un de mes lions serait malade ? demanda tout de suite le Hutin avec une inquiétude non dissimulée.

– Sire, reprit-il, aucun de vos lions n’est malade. Les nobles bêtes, le Ciel en soit loué, ont mangé d’un merveilleux appétit et dorment paisiblement.

– Alors ? » interrogea Louis, en fronçant le sourcil.

Stragildo se courba davantage. Sa voix se fit humble. Il murmura :

« Sire, c’est sans doute une grande audace à un pauvre valet de fauves comme moi, de lever les yeux et de regarder ce qui se passe. Mais le fait est que j’ai regardé, que j’ai vu, et que je viens prévenir le roi.

– De quoi te mêles-tu, drôle ?

– C’est bien ce que je me suis dit, par la Vierge ! de quoi diable vais-je me mêler ? Est-ce que ces affaires te regardent, imbécile ? Ne peux-tu témoigner au roi le grand dévouement que tu as pour lui autrement qu’en allant lui parler d’histoire de trahison ? Est-ce que…

– Trahison ! fit Louis en pâlissant.

– Ai-je dit trahison, Sire ? Le fait est que je n’en sais rien au fond, et après tout cette femme qui doit être tout à l’heure à la Tour de Nesle ne vous trahit pas peut-être !… »

Le roi marcha sur Stragildo.

« Tu dis qu’une femme doit se rendre à la Tour de Nesle ?

– Oui, Sire. Je le dis. Mais c’est tout ce que je puis dire, et, ajouta-t-il avec un sourire sinistre, il me semble que c’est assez.

– Qui est cette femme ?

– Le roi la verra. Moi, je ne l’ai pas vue.

– Est-ce celle qui me trahit ?

– Le roi l’entendra. Moi, je ne sais pas si elle trahit.

– Que sais-tu, alors ? dit Louis en respirant avec effort.

– Seulement ceci : cette femme sera ce soir à la Tour de Nesle. Si le roi veut aller à la tour, il verra et entendra. Le roi devra se faire accompagner d’une bonne douzaine d’hommes d’armes solides et bien armés. Cela est indispensable, Sire ! Le roi et ses hommes se tiendraient, dans une heure, je suppose, à l’angle de l’hôtel de Nesle. Il y a là un renfoncement suffisant pour cacher une quinzaine d’hommes. Et, à la minute voulue, moi-même, je viendrais prévenir le roi. Une minute avant, ce serait trop tôt et le roi ne verrait rien. Une minute après, ce serait trop tard. Voilà ce que je voulais dire. Maintenant, si j’ai mal fait d’être fidèle et dévoué, le roi peut me faire mourir, c’est son droit. »

Longtemps Louis demeura pensif.

Enfin un profond soupir gonfla sa poitrine, et doucement il dit :

« Va-t’en. À l’heure que tu dis, à l’endroit que tu dis, vient me prévenir. »

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