Ce matin-là, il y avait une grande animation au Louvre où les seigneurs, chevaliers, courtisans de toute espèce étaient accourus. La nouvelle de l’arrestation d’Enguerrand de Marigny avait retenti dans Paris comme un coup de tonnerre.
Au Louvre, Valois rayonnait, accueillait avec un sourire la foule des courtisans qui, la veille encore, n’eussent pas osé, devant Marigny, lui faire bonne figure. Valois ne se lassait pas de promettre. Il y eut des marchandages et des discussions. Tel seigneur, qui avait obtenu une abbaye et qui réfléchissait ensuite qu’elle ne lui conviendrait pas, cherchait à faire un marché avec tel autre seigneur dont il convoitait la prébende. Il y eut des cris, des disputes, des jurons. Le royaume était mis au pillage. On se partageait les postes, les honneurs, surtout l’argent, on se partageait la France.
« Place au roi ! » annonça la voix d’un huissier.
Un grand silence tomba sur cette cohue, qui s’ouvrit, se fendit en deux groupes entre lesquels Louis Hutin s’avança, tandis que Valois courait à sa rencontre.
Comme s’il eût été emporté par l’enthousiasme, le comte saisit le roi dans ses bras et l’embrassa en criant.
« Sire, vous voilà donc délivré !
– Vive le roi ! cria la foule des courtisans dans une clameur d’autant plus délirante que le roi seul pouvait sanctionner toutes les promesses faites par Valois.
– Oui, messieurs, vive le roi ! Désormais, il n’y a plus qu’un roi de France et, ce roi, c’est moi. Chacun à son rang, chacun à son poste ! Et malheur à qui oserait se dresser près du roi assez haut pour qu’on puisse le confondre avec le roi ! »
Ces paroles produisirent un terrible effet. Un silence de stupeur et d’inquiétude remplaça les acclamations de tout à l’heure. Valois, pâle et balbutiant, voulut dire quelques mots. Mais le roi, qui s’exaspérait lui-même au bruit de ses propres paroles, l’interrompit et lui demanda rudement :
« Ce prisonnier… ce Philippe d’Aulnay, l’a-t-on interrogé ? Et l’autre, ce Gautier, qu’en a-t-on fait ?
– Sire répondit Valois, les deux frères sont dans de bons cachots. On leur appliquera la question dès qu’il plaira à Votre Majesté. Mais ne serait-il pas bon d’abord de nous occuper de cet autre prisonnier, plus intéressant, qui s’appelle Enguerrand de Marigny ?
– Nous verrons, fit le roi. Rassemblez le conseil, mon cher comte, et nous discuterons ces graves questions. »
En même temps, il se dirigea rapidement vers la porte de l’oratoire et passa chez la reine.
Elle attendait la visite du roi à la fois avec une impatience fébrile et une sourde terreur.
Elle ne put donc s’empêcher de tressaillir et de pâlir lorsqu’elle vit tout à coup entrer Louis Hutin. Mais, rassemblant toutes ses forces d’esprit, tous ses moyens de séduction, elle renvoya d’un signe imperceptible ses deux sœurs, qui se trouvaient près d’elle, et s’avança vers le roi avec ce sourire de charme qui le rendait souple et soumis comme un amoureux passionné qu’il était d’ailleurs.
Louis la serra tendrement dans ses bras, puis, prenant la tête de Marguerite à deux mains, il la fixa longuement.
« Comme vous êtes pâlie ! murmura enfin le roi ; par Notre-Dame, il me semble que vous êtes maigrie, que vos traits sont tirés, qu’il y a je ne sais quelle morne tristesse dans vos beaux yeux.
– Quoi d’étonnant à cela, mon cher Sire bien-aimé, puisque depuis quelques jours je vous vois sombre, inquiet, agité. Croyez-vous que je ne sois pas tourmentée de vos tourments ? Cette affaire de la Cour des Miracles m’a causé un chagrin qui m’a tenu les yeux ouverts. »
Le roi souriait, égoïstement heureux de ce chagrin qu’il voyait à Marguerite.
« Chère âme, dit-il, je voudrais tous les jours essuyer une défaite comme celle de la Cour des Miracles, pour avoir le bonheur d’être ainsi plaint et caressé par vous. »
Il s’était assis près d’elle, lui tenant la main, la contemplant avec une tendresse et un bonheur indicibles.
« Mais vous pouvez vous rassurer, reprit-il. Ce Buridan du diable ne tardera pas à tomber entre nos mains. »
Marguerite tressaillit et sa pâleur s’accentua.
« En êtes-vous sûr. Sire ! fit-elle d’une voix étrange.
– Sans aucun doute. J’ai bien juré de respecter le privilège qui fait de la Cour des Miracles un refuge et je tiendrai ma parole. Mais le royaume d’Argot est cerné de toutes parts, et, à moins de consentir à vivre toute sa vie comme en prison, Buridan ne saurait tarder à être pris. Ainsi, non seulement Buridan, mais toute la bande des rebelles sera bientôt conduite aux Fourches de Montfaucon, ce qui vous fera une belle matinée de plaisir et d’amusement. »
Marguerite devint si pâle que le roi s’en aperçut :
« Par Dieu, chère Marguerite, je crois que vous vous affaiblissez ! Holà, Jeanne ! Holà, Blanche ! la reine se meurt !
– Non, non, balbutia Marguerite, ce n’est rien, Sire ! Mais l’idée que mon roi est entouré de tant d’ennemis me fait un mal affreux ! »
À demi rassuré, le roi la consolait à sa manière, lui assurait que bientôt il serait débarrassé de tous ses ennemis et que, déjà, le principal d’entre eux, Enguerrand de Marigny, était arrêté.
« Quant aux rebelles, terminait à ce moment le roi en se levant, ne vous inquiétez plus ; déjà, nous en tenons deux, Philippe et Gautier d’Aulnay.
– Et quel châtiment leur réservez-vous, Sire ? »
Placé ainsi tout à coup en présence d’une question précise, Louis Hutin hésita un instant. Mais peut-être était-il tout à la tendresse, car, pensif, il répondit :
« Ces deux-là ne m’ont pas fait grand mal, il est vrai… et, après tout, ils sont braves… et puis, c’étaient des ennemis implacables à mon ennemi ! Pour le mal qu’ils ont essayé de faire à Enguerrand de Marigny, je crois que je puis leur faire grâce de la vie et me contenter de les enfermer en quelque bonne forteresse. »
Puis, plus sombre, il ajouta :
« Oui, ce sont des braves… l’un d’eux, surtout, celui qui se nomme Philippe. Je l’ai vu, dans son cachot, accomplir sous nos yeux un de ces actes de courage terribles qui inspirent l’épouvante et l’admiration.
– Qu’a-t-il donc fait, Sire ? balbutia Marguerite, qui savait d’ailleurs parfaitement à quel acte le roi faisait allusion.
– Pour ne pas parler, pour ne pas dénoncer sa maîtresse, il a… »
Louis Hutin s’arrêta tout à coup, se frappa le front et sourdement murmura :
« Pour ne pas dénoncer sa maîtresse !… sa maîtresse !… cette femme qui me trahit, cette femme qui vit dans mon entourage, près de moi, qui est peut-être de ma famille et que je ne puis découvrir.
– Calmez-vous, mon bien-aimé Louis, bégaya la reine, frissonnante de terreur.
– Que je me calme ? gronda-t-il, en cherchant à contenir la fureur et la douleur qui bouillonnaient en lui. Mais ne voyez-vous pas, Marguerite, que c’est cela qui me tue ! La Cour des Miracles, ce n’est rien ! Les rebelles, ce n’est rien ! Marigny, ce n’est rien ! Mais ne pas savoir, vois-tu, ne pas savoir le nom de l’infâme et passer mes nuits à écarter les spectres de mon imagination et à me dire : « Dieu puissant ! si c’était…
– Qui ?… Ose donc, Louis ! ose donc encore ! » cria Marguerite de Bourgogne, en se redressant, tragique, superbe.
Le roi la contempla un instant, ses yeux se gonflèrent, puis il éclata en larmes et murmura :
« Rien, ma Marguerite adorée, je n’ai rien à avouer, car il n’y a dans mon cœur que de l’amour, de la vénération pour toi. »
Puis il la saisit dans ses bras, déposa sur ses lèvres un baiser si rude que Marguerite jeta un cri, puis, de son pas précipité, traversa la salle et se retira.
Marguerite demeura défaillante.
À ce moment une petite porte opposée à celle par où le roi était sorti s’ouvrit, et Juana parut et murmura quelques mots à l’oreille de la reine qui tressaillit et s’avança vivement vers un cabinet où l’attendait un homme.
Cet homme, c’était Stragildo.
Sans rien dire, le gardien des fauves s’inclina et tendit à la reine un papier plié en quatre. Marguerite le lut. Alors, son visage s’empourpra. Pendant quelques secondes, elle grelotta comme si elle eût été saisie de fièvre, son regard jeta des flammes, ses lèvres devinrent livides. Puis, avec la même instantanéité, tout s’éteignit sur cette physionomie. Elle se pencha sur Stragildo et lui donna quelques ordres. Stragildo disparut.
Alors, Marguerite rentra dans sa chambre, jeta autour d’elle un regard pour s’assurer qu’elle était bien seule et elle relut le papier.
Il contenait ces seuls mots :
« Jean Buridan attendra ce soir Marguerite de Bourgogne à la Tour de Nesle. »
Pendant le reste de cette journée, la reine ne bougea pas de son grand fauteuil. Les mains sur les genoux, la tête appuyée au dossier, les yeux à demi fermés, la tête appuyée au dossier, les yeux à demi fermés, le sein à peine soulevé par un mouvement rythmique et lent, elle ressemblait ainsi, pâle, souriante et recueillie, à une sainte de vitrail. Si Louis était entré à ce moment, il l’eût trouvée plus belle qu’il ne l’avait jamais vue.
Marguerite songeait à Buridan. Marguerite songeait que Buridan vaincu enfin, se rendait à elle. Marguerite aimait. Marguerite attendait l’heure où Buridan allait lui dire : « Je t’aime… » Ce fut sans doute dans cette vie tourmentée, toute faite de tempête et de passions, la seule heure d’amour pur…
La nuit s’étendit sur Paris.
Marguerite, alors, s’habilla, se couvrit d’un vaste manteau, donna à Juana quelques indications brèves et précises, afin que sa suivante sût où la trouver en cas d’événement imprévu.
Puis elle sortit.
Elle était seule…
Par les chemins détournés, tant de fois parcourus, elle gagna la poterne par où elle quittait le Louvre et elle se trouva sur les berges de la Seine…
Elle ne tremblait pas, elle n’avait pas peur dans cette nuit profonde, dans ce recoin désert où peut-être rôdaient des malfaiteurs.
À pas lents, elle descendit jusqu’au bord de l’eau, à l’endroit où se trouvait attachée sa barque. Stragildo était là. Elle s’assit. Stragildo commença à ramer vigoureusement. Bientôt, la barque toucha l’autre bord. La reine sauta à terre et marcha droit à la porte de la Tour de Nesle, qu’elle franchit sans s’occuper de savoir si Stragildo la suivait.
Elle monta jusqu’en haut et pénétra dans la salle où, au début de ce récit, nous avons vu entrer Philippe et Gautier d’Aulnay. Et, sur le seuil, elle s’arrêta palpitante.
Buridan était là qui, profondément, s’inclinait devant elle !
*
* *
Stragildo n’était pas entré dans la Tour de Nesle.
Lorsque Marguerite eut sauté sur le sable, un singulier sourire crispa les lèvres du bandit. Il laissa la reine s’éloigner, puis, sautant à son tour, il amarra soigneusement la barque et se dirigea vers un recoin d’ombre plus épaisse où plusieurs hommes se trouvaient dissimulés, immobiles et silencieux. Et simplement, Stragildo murmura :
« Maintenant, Sire, vous pouvez entrer à la Tour de Nesle !… »