I LA FÊTE DE L’AMOUR

Roland !… Léonore !…

Venise, en cette féerique soirée du 5 juin de l’an 1509, acclame ces deux noms tant aimés.

Ces deux noms, Venise enfiévrée les exalte comme des symboles de liberté. Venise attendrie les bénit comme des talismans d’amour.

Sur la place Saint-Marc, entre les mâts qui portent l’illustre fanion de la république, tourbillonnent lentement les jeunes filles aux éclatants costumes, les barcarols, les marins – tout le peuple, tout ce qui vibre, tout ce qui souffre, tout ce qui aime.

Et il y a un défi suprême dans cette allégresse énorme qui vient battre de ses vivats le palais ducal silencieux, menaçant et sombre…

Là-haut, sur une sorte de terrasse, au sommet du vieux palais, deux ombres se penchent sur cette fête – deux hommes dardent sur toute cette joie l’effroyable regard de leur haine.

Venise laisse monter le souffle ardent de ses couples enlacés qui, parmi des bénédictions naïves et des souhaits d’éternelle félicité, répètent les noms de Léonore et de Roland.

Car demain on célébrera les fiançailles des deux amants. Roland !… le fils du doge Candiano, l’espoir des opprimés !… Roland… celui qui, dit-on, a fait trembler plus d’une fois l’assemblée des despotes, le terrible Conseil des Dix, et lui a arraché plus d’une victime !…

Léonore !… L’orgueil de Venise pour sa beauté – l’héritière de la fameuse maison des Dandolo, toute-puissante encore malgré sa ruine… Léonore, qui aime tant son Roland qu’un jour, à un peintre célèbre qui la suppliait à genoux de se laisser peindre, elle a répondu que seul son amant la posséderait en corps et en image !…

Et Venise terrorisée par le Conseil des Dix, célèbre comme le commencement de sa délivrance les fiançailles du fils du doge et de la fille des Dandolo.

Car ce mariage, ce sera l’union des deux familles capables de résister au despotisme effréné des Dix ! Ce mariage sera, on n’en doute pas, la prochaine élévation à la dignité dogale de Roland, l’espoir du peuple, et de Léonore, la madone des pauvres !

Par intervalles, pourtant, la clameur des vivats s’affaisse tout à coup sur la place Saint-Marc, et un silence lourd d’inquiétudes pèse sur la foule. C’est qu’on a vu alors quelque espion s’approcher du tronc des dénonciations, y jeter à la hâte un papier, puis s’évanouir dans les ténèbres.

Quel nom a été livré à la vengeance des Dix ?

Qui sera arrêté cette nuit ?

Puis, soudain plus violentes, plus acerbes, les acclamations viennent heurter le morne palais ducal, au fond duquel le doge Candiano et la dogaresse Silvia tremblent pour leur fils, épouvantés de cette popularité qui le désigne au bourreau !

Là-haut, sur la terrasse, deux hommes écoutaient ardemment.

L’un d’eux, grand, la physionomie empreinte d’un orgueil sauvage, tendit alors son poing crispé vers la foule :

« Hurle, peuple d’esclaves ! Demain, tu pleureras des larmes de sang ! Écoute, Bembo ! Ils acclament leur Roland !

– J’entends, seigneur Altieri ! Et j’avoue que ces deux noms de Roland et de Léonore font assez bien, accouplés ensemble !

– Damnation ! Plutôt que de voir s’accomplir ce mariage, Bembo, je les poignarderai de mes mains !

– Oh ! vous haïssez donc bien votre cher ami Roland ?

– Je le hais, lui, parce que je l’aime, elle ! Oh ! cet amour, Bembo ! cet amour qui m’étouffe ! Ô Léonore, Léonore ! Pourquoi t’ai-je vue ! Pourquoi t’ai-je aimée ! »

Et cet homme, le plus puissant d’entre les patriciens de Venise, le plus redoutable des Dix, cet Altieri qui, lorsqu’il traversait Venise, silencieux et fatal, marchait dans une atmosphère d’épouvante, cet homme prit sa tête à deux mains et pleura.

Bembo, la figure sillonnée par un sourire de mépris et de crainte, Bembo le regardait, effroyablement pensif.

Altieri, le visage contracté, l’attitude raidie dans un effort de volonté farouche, se dirigea vers l’escalier de la terrasse.

« Où allez-vous, seigneur capitaine ? » s’écria Bembo.

Sans répondre, Altieri lui montra le poignard sur lequel sa main se crispait.

« Plaisantez-vous, monseigneur ! murmura Bembo de cette voix visqueuse, qui faisait qu’après l’avoir trouvé hideux en le regardant, on le trouvait abject en l’écoutant. Plaisantez-vous ! Quand on s’appelle Altieri, quand on commande à vingt mille hommes d’armes, quand on peut faire déposer le doge et se coiffer de la couronne ducale, quand on peut, en levant le doigt, faire tomber une tête, quand on tient dans sa main cette arme fulgurante et sombre qui s’appelle le Conseil des Dix, laissez-moi vous le dire, seigneur, on n’est qu’un enfant si pour se débarrasser d’un rival, on descend à le frapper ! Vous êtes dieu dans Venise et vous voulez vous faire bravo ! Allons donc ! Ce n’est pas d’un coup de poignard que doit mourir Roland Candiano, le fiancé de Léonore !

– Que veux-tu dire ? » grinça le capitaine.

Bembo l’entraîna à l’autre bout de la terrasse :

« Regardez ! »

À son tour, Altieri se pencha.

Ce coin de Venise était ténébreux, sinistre. Au fond, apparaissait un étroit canal sans gondoles, sans chansons, sans lumières. D’un côté se dressait le palais ducal, massif, pesant, formidable ; de l’autre côté du canal, c’était une façade terrible : les prisons de Venise.

Et entre ces deux choses énormes, un monstrueux trait d’union, une sorte de sarcophage jeté sur l’abîme, reliant le palais de la tyrannie au palais de la souffrance… C’est sur ce cercueil suspendu au-dessus des flots noirs que tombèrent les regards d’Altieri.

« Le pont des soupirs !

– Le pont de la mort ! répondit Bembo d’une voix glaciale ; quiconque passe là dit adieu à l’espérance, à la vie, à l’amour ! »

Altieri essuya son front mouillé de sueur. Et comme si sa conscience se fût débattue dans une dernière convulsion :

« Un prétexte ! balbutia-t-il, oh ! un prétexte pour le faire arrêter !…

– Vous voulez un prétexte ! dit Bembo en se redressant avec une joie funeste. Eh bien, suivez-moi, seigneur Altieri ! »

Bembo s’était porté sur un autre point de la terrasse :

« Regardez !… »

Cette fois, il désignait un palais dont la façade en marbre de Carrare et les colonnades de jaspe se miraient dans le Grand Canal.

« Le palais de la courtisane Imperia ! murmura Altieri.

– Vous cherchez un prétexte, gronda-t-il. C’est là que vous le trouverez !

– Elle le hait donc ! haleta Altieri.

– Elle l’aime !… Entendez-vous, seigneur ! La courtisane Imperia souffre ce soir comme une damnée, comme vous ! Et son amour, violent comme le vôtre, implacable comme le vôtre, veille dans l’ombre ! Et cet amour lui ouvre comme à vous la porte de la vengeance… Venez, seigneur, venez chez la courtisane Imperia !…

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