Les derniers bruits de la fête populaire se sont éteints. Venise s’endort. Tout est fermé… Seule, la gueule du Tronc des Dénonciations demeure ouverte, comme une menace qui jamais ne s’endort…
En la petite île d’Olivolo, derrière l’église Sainte-Marie Formose, où tous les ans se célébraient les mariages des douze vierges dotées par la république, s’étend un beau jardin.
À la cime d’un cèdre, un rossignol reprend éperdument ses trilles. Et sous le cèdre immense, parmi des massifs de roses, dans la splendeur paisible et majestueuse de ce cadre inouï de beauté, c’est un autre duo de passion qui se susurre entre deux êtres d’élection : elle et lui.
Ils forment un couple d’une radieuse harmonie qui arrache des cris d’admiration au peuple vénitien poète et artiste, qui les a surnommés les « Amants de Venise » comme si, à eux deux, ils formulaient la synthèse vivante de tout ce qu’il y a de lumière, de force et de prestige dans la Reine des Mers !
Minuit sonne. Ils tressaillent tous deux : c’est l’heure où, depuis trois mois que Roland est admis dans la maison des Dandolo, ils se séparent tous les soirs. Roland s’est levé.
« Encore quelques minutes, mon cher seigneur, soupire Léonore.
– Non, dit Roland avec une fermeté souriante ; le noble Dandolo, ton père, m’a fait jurer que, tous les soirs minuit serait le terme de notre félicité, jusqu’au lendemain… et cela jusqu’au jour proche où notre félicité, Léonore, ne connaîtra plus de terme, ni de limite…
– Adieu donc, mon doux amant… Demain… ah ! demain viendra-t-il jamais !…
– Demain viendra, ma pure fiancée ; demain, dans le palais de mon père, devant tout le patriciat de Venise, nous échangerons l’anneau symbolique ; et, ô mon âme, nous serons unis à jamais…
– Mon bien-aimé, comme ta voix me pénètre et me transporte ! Oh ! pour être à toi, toute, pourquoi faut-il attendre encore ?… Roland, ô mon cher fiancé, mon être frémit chaque soir à ce moment d’angoisse où nous nous séparons… Et ce soir, plus que jamais, des pensées funèbres assiègent mon âme…
– Enfant ! sourit Roland. Ne crains rien… Repose ta confiance en ton époux…
– Mon époux ! Oh ! ce mot… ce mot si doux, Roland, c’est la première fois que tu le prononces, et il m’enivre. »
Ils sont maintenant près de la porte du jardin.
Ils se contemplent avec un naïf et sublime orgueil… ; leurs bras tremblants se tendent ; leurs corps s’enlacent ; leurs lèvres s’unissent.
Léonore s’est enfuie. Roland a fermé la porte ; puis, lentement, absorbé en son bonheur, il a longé le mur extérieur du jardin, il a longé la vieille église, et se dirige vers sa gondole qui l’attend.
Et tout à coup, dans la nuit, éclate un cri déchirant :
« À moi !… On me tue !… À moi !… à moi !… »
Roland, violemment arraché à son extase, eut le sursaut de l’homme qu’on réveille. Il regarda autour de lui. À vingt pas, vers le canal, un groupe informe se débattait. Il tira la lourde épée qui ne le quittait jamais, et s’élança.
En quelques instants, il fut sur le groupe et vit une femme, tombée sur ses genoux, que sept ou huit malandrins, lui parut-il, dépouillaient de ses bijoux.
« Arrière, brigands ! arrière, chiens de nuit ! »
Les bandits se retournèrent, le poignard levé.
« Arrière toi-même ! » hurla l’un d’eux.
Tous ensemble, ils entourèrent le jeune homme dont l’épée commença aussitôt un redoutable moulinet. Mais à ce moment un rayon de lune l’éclaira en plein. Les bravi reculèrent soudain.
« Roland Candiano ! murmurèrent-ils avec une sorte de terreur mélangée de respect. Roland le Fort !… Sauve qui peut !… »
Il y eut une fuite précipitée, une débandade.
Mais le colosse était resté, lui !
« Ah ! ah ! ricana-t-il, c’est toi qu’on appelle Roland le Fort !… Eh bien, moi, je me nomme Scalabrino ! »
Scalabrino ! Le célèbre et formidable bandit qui, un jour, quelques années auparavant, en 1504, avait stupéfié Venise par un coup d’audace inouïe !… Le 15 août de cette année-là, avait eu lieu la cérémonie annuelle du mariage de douze vierges aux frais de la république. Selon l’antique tradition, les douze épousées portaient une cuirasse d’argent, un collier de perles et d’autres bijoux précieux que l’on conservait dans le trésor de l’État pour servir d’année en année. Scalabrino débarqua avec cinquante compagnons devant Sainte-Marie-Formose. Au moment où les vierges cuirassées d’argent sortaient de l’église, ils fondirent sur elles : il y eut une effroyable mêlée ; mais les douze jeunes femmes furent entraînées dans le bateau-corsaire de Scalabrino qui, léger, admirablement gréé, prit aussitôt le large et ne put être rejoint par les vaisseaux qui s’élancèrent à sa poursuite. Huit jours plus tard, Scalabrino renvoya à Venise les douze vierges dont la pudeur avait été scrupuleusement respectée ; mais il garda les cuirasses d’argent et les colliers de perles.
Le géant se rua sur Roland la dague haute.
Mais il n’avait pas fait un pas qu’il chancela, étourdi, aveuglé de sang : Roland venait de lui assener sur le visage deux ou trois coups de poing qui eussent assommé tout autre que le colosse.
Mais, se remettant aussitôt, il saisit Roland à bras-le : corps.
La lutte dura une minute, acharnée, silencieuse.
Puis, tout à coup, le géant roula sur les dalles, et Roland, le genou appuyé sur sa vaste poitrine, leva sa dague. Scalabrino comprit qu’il allait mourir, car selon les mœurs du temps, il n’y avait pas de quartier pour le vaincu.
« Vous êtes le plus fort. Tuez-moi ! » dit-il sans trembler.
Roland se releva, rengaina sa dague et répondit :
« Tu n’as pas eu peur : je te fais grâce. »
Scalabrino se remit debout, stupéfait :
« Monseigneur… je vais vous dire toute la vérité.
– Va… je t’en fais grâce !
– Monseigneur !…
– Va, te dis-je ! »
Le colosse jeta sur le jeune homme un singulier regard où il y avait comme une aube d’attendrissement et de pitié. Puis, esquissant un geste d’insouciance, il s’éloigna rapidement et bientôt disparut.
Roland, alors, se pencha sur la femme qu’il venait de délivrer.
À ce moment l’inconnue ouvrait les yeux.
« Vous ! prononça-t-elle, à la vue de Roland, d’une voix dont chaque vibration était une chaude caresse. Ah ! c’est être sauvée deux fois que de l’être par vous !…
– Madame… » fit le jeune homme, interdit.
Mais déjà, sans lui laisser le temps de continuer, elle avait prit sa main, et murmurait :
« J’ai peur ! oh ! j’ai peur… Vous ne refuserez pas de m’escorter jusque chez moi… je vous en supplie…
– Madame, je m’appelle Roland Candiano, et je serais indigne de l’illustre nom que je porte, si je vous refusais ma protection.
– Merci ! oh ! merci ! » dit-elle avec la même ferveur.
Elle l’entraîna. Deux cents pas plus loin, sur les bords d’un canal, elle s’arrêta. Une somptueuse gondole attendait là. Ils prirent place sous une tente en soie brochée d’or. Et le barcarol se mit à pousser activement la gondole.
Ils ne disaient rien – lui, repris par son rêve d’amour. Et, elle, la divine Imperia, roulant dans son sein de marbre les tumultes de sa passion.
Imperia ! La fameuse, la fastueuse courtisane romaine amenée à Venise par le noble Davila, le plus riche des Vénitiens, le plus écouté dans le Conseil des Dix !…
Imperia, si belle en effet, si adorée, qu’à son départ les Romains lui élevèrent en reconnaissance de sa beauté un monument public comme à une déesse !…
Roland ne la connaissait que de réputation. Mais lorsque la gondole s’arrêta enfin et qu’ils eurent débarqué, lorsqu’il vit les vingt serviteurs s’empresser au-devant de sa compagne, lorsque d’un coup d’œil il eut embrassé la façade en marbre blanc avec ses statues, ses huit colonnes de jaspe, ses corniches fouillées comme une dentelle, alors il reconnut devant quelle demeure il se trouvait et à quelle femme il avait servi de chevalier.
« Soyez généreux jusqu’au bout en honorant cette maison de votre présence… »
La voix ardente suppliait. Le jeune homme entra !…
Imperia le conduisit dans une salle où une profusion de fleurs rares, des tentures et des tapis de l’Inde, des tableaux dignes des palais princiers de Florence et de Ferrare, des glaces somptueuses et des lampadaires d’or massif révélaient le faste, le raffinement et le goût artistique de la courtisane pour laquelle l’opulent Davila avait englouti déjà les trois quarts d’une fortune colossale.
« Ne voulez-vous pas vous asseoir ? demanda-t-elle.
– Madame, répondit Roland, vous voici chez vous, en parfaite sûreté. En demeurant plus longtemps, je vous rendrais importun le faible service que j’ai eu la joie et l’honneur de vous rendre.
– Importun ! vous ! Ah ! monsieur, ce que vous dites là est cruel et me prouve que vous refusez de lire dans mes yeux ce qui se passe en mon pauvre cœur tourmenté !
– Nos voies sont différentes, madame. En vous disant adieu, je vous supplie de croire que j’emporte de cette rencontre une vive admiration pour votre courage dans le danger et une sincère reconnaissance pour la souveraine grâce de votre hospitalité. »
Elle se plaça devant lui, poussée par un de ces coups de passion qui affolent soudain les femmes aux minutes des crises d’âme :
« Vous ne voyez donc pas que je vous aime ! Vous ne voyez donc pas que je vous offre la tendresse brûlante de mon cœur et les caresses de mon corps ! Vous ne voulez donc rien voir ! Vous n’avez donc pas vu que depuis trois mois je vous suis pas à pas !
– Madame… de grâce, revenez à vous…
– Savez-vous pourquoi j’ai quitté Rome, mes poètes, mes artistes, tout un peuple qui m’adorait ! Savez-vous pourquoi j’ai suivi Jean Davila dans Venise ? C’est que je vous avais entrevu l’an dernier lorsque vous vîntes en ambassade auprès du pape ? Savez-vous pourquoi j’ai fait édifier ce palais sur le Grand Canal ? C’est que de là je pouvais tous les jours voir passer votre gondole ! Savez-vous pourquoi j’ai dépensé des millions pour orner cette demeure ? C’est que j’espérais en faire le temple de notre amour ! Ô Roland ! Roland ! quel affreux mépris je lis dans vos yeux !…
– Je ne vous méprise pas, je vous plains…
– Tu me plains ! J’aimerais mieux ton mépris encore… Mais non ! Plains-moi ! Car ce sont d’épouvantables tourments qui me rongent, lorsque je songe à celle que tu aimes, à cette Léonore, qui…
– Malheureuse ! » tonna Roland.
Il était devenu livide.
« Adieu, madame », dit-il brusquement d’une voix altérée.
Et il s’élança au-dehors. Rugissante, ivre de passion et de fureur, tragique et sublime d’impudeur, Imperia déchira les voiles qui couvraient sa splendide nudité, et sanglotante, se roula sur une peau de lion en mordant ses poings pour étouffer ses cris.
Ses yeux, tout à coup, tombèrent sur un homme qui, les bras croisés, debout dans l’encadrement de la porte, la regardait.
« Jean Davila !… » cria-t-elle bondissante.
Puis elle interrogea haletante.
« Vous avez vu ?
– Tout !…
– Vous avez entendu ?…
– Tout !… »
Elle éclata d’un rire atroce et dément. Et lui, d’une voix glaciale, reprit :
« Vous allez mourir !… Ah ! c’est pour retrouver Roland Candiano que vous avez suivi Jean Davila dans Venise ! Par le Ciel, madame, je vous glorifie de votre impudence. Et j’admire le destin qui a voulu employer à pareille besogne le patrimoine des Davila ! Ainsi ma mère, et la mère de ma mère, et toutes mes aïeules, aussi loin que je remonte dans les âges, auront forgé à force d’économie une fortune princière pour qu’un jour il vous plût, à vous, d’élever un temple impur à vos amants de passage !
– Un temple ! rugit-elle, échevelée ; ah ! tu ne crois pas si bien dire !… Viens et regarde ! »
D’un bond elle s’était ruée sur une tenture qu’elle jetait bas, ouvrait une porte secrète et se jetait dans une chambre où Jean Davila, écumant, se précipita à sa suite. Il s’arrêta stupéfait, comme devant une vision de songe fantastique.
Au fond, de trois énormes brûle-parfums, s’échappaient d’enivrantes senteurs. Et au-dessus de ces cassolettes supportées par des trépieds d’argent, dans une sorte de gloire, encadré d’or, apparaissait le portrait de Roland Candiano.
Jean Davila, les yeux sanglants, le visage bouleversé, hurla :
« Créature d’enfer ! Descends chez les damnés pour y achever ton obscène adoration. »
Il s’élança sur elle, titubant de fureur, le poignard levé.
« Meurs ! » râla-t-il.
Prompte comme la foudre, Imperia saisit le bras au vol, le serra furieusement, le porta à sa bouche et le mordit… Le poignard tomba… Dans le même instant, elle le ramassa, et l’enfonça jusqu’à la garde dans la poitrine de Jean Davila…
Il tomba comme une masse, sans pousser un cri. Imperia, de ses yeux exorbités par l’horreur, contempla le cadavre sanglant, et, lentement, se mit à reculer.
À ce moment, quelqu’un la toucha à son épaule nue…
Elle se retourna épouvantée, délirante, prête à un nouveau meurtre, et vit une figure blême qui souriait hideusement.