IX LA MÈRE

L’entretien de Silvia et de Scalabrino s’était prolongé pendant longtemps. La mère de Roland parlait à voix basse, et le bandit écoutait attentivement.

Au bravo qui lui demandait par qui il fallait commencer l’œuvre de vengeance, nous avons entendu la vieille femme répondre ce mot terrible :

« Par Léonore Dandolo ! »

À ce moment, en effet, elle la haïssait mortellement. Que Roland eût été abandonné du Ciel et de la terre, que l’univers entier se fût acharné à sa perte, elle l’admettait. Mais que Léonore eût parjuré son amour et lâchement fui son fiancé, cela lui semblait une chose exorbitante.

« Va… mais ne frappe pas… C’est de ma main qu’elle doit périr… Va, et apporte-moi bientôt des nouvelles…

– Dans deux heures, vous en aurez », dit Scalabrino.

Il sortit aussitôt. Au bout de deux heures, Scalabrino n’était pas rentré, comme il l’avait promis. À midi, il était encore absent.

La journée se passa. Scalabrino ne revint pas !…

Ni le lendemain ni le surlendemain, il ne reparut.

Soignée par Juana, qui lui tenait compagnie, la mère de Roland attendit pendant quatre jours. Alors, pendant ces heures poignantes de solitude et de désespérance, peu à peu le cœur de la vieille dogaresse se fondit, ses yeux pleurèrent, l’idée de vengeance s’atténua.

Mais à mesure qu’elle songeait moins à se venger, à mesure que son orgueil de patricienne s’abattait, l’amour de son fils grandissait dans son cœur et prenait la forme de l’idée fixe.

Le sauver !… oh ! le sauver à tout prix !…

Un matin, Juana la vit sortir.

« Où allez-vous, madame ? » demanda-t-elle timidement.

Silvia fit ce geste large qui signifie qu’on va à l’aventure, et elle s’éloigna. Une heure plus tard, elle était devant le palais de Foscari, guettant le grand inquisiteur. La journée se passa sans qu’elle l’aperçût. À la nuit, elle rentra dans la pauvre chambre du quai.

Le lendemain et les jours suivants, elle sortit encore, et alla reprendre son poste devant l’entrée du palais Foscari.

Dès lors, ce fut une habitude prise. Tous les matins, Silvia sortait, restait dehors toute la journée et sans manger et ne rentrait qu’à la nuit. Les gens qui s’étonnaient de voir cette statue voilée de noir devant le palais Foscari, venaient la dévisager. Mais quand ils reconnaissaient l’ancienne dogaresse de Venise, ils s’éloignaient avec terreur. Car toute marque de sympathie donnée à la famille condamnée eût été considérée comme un acte de rébellion par les agents secrets qui pullulaient. Pendant quinze jours, Silvia s’astreignit à cette douloureuse faction. Le soir du quinzième jour, comme elle allait se retirer plus morne, plus pâle, plus abattue, Foscari parut.

Silvia se dressa devant lui, et il s’arrêta, comme étonné.

« Foscari, demanda-t-elle, je viens vous supplier… »

Le Grand Inquisiteur eut un geste d’ennui.

« Écoutez la prière d’une mère, reprit-elle d’une voix tremblante, rendez-moi mon enfant… Foscari, vous n’êtes pas un méchant homme. Si vous dites un mot, mon fils sera libre demain.

– Votre fils a été condamné par le Conseil des Dix, je n’y puis rien », dit-il sourdement.

Il fit quelques pas pour s’éloigner vers sa gondole qui l’attendait.

Silvia courut après lui, sanglotante, et si douloureuse que Foscari, malgré lui, s’arrêta encore. Tout ce qu’une mère peut trouver de supplications, de paroles capables d’attendrir, Silvia le trouva.

Quand elle eut fini, Foscari se tourna vers deux ou trois gardes qui l’escortaient et dit froidement :

« Écartez cette femme, et veillez à ce que, désormais, elle ne puisse approcher du palais. »

Rudement, les gardes la repoussèrent, tandis que l’Inquisiteur prenait place dans sa gondole. Elle s’éloigna alors, brisée.

Le lendemain, elle s’aperçut que ses cheveux, de gris qu’ils étaient encore, étaient devenus tout blancs.

L’un après l’autre, elle tenta de voir tous les personnages qui pouvaient user d’une influence quelconque. Les uns refusèrent de l’entendre. Les autres, après l’avoir écoutée, lui conseillèrent de s’éloigner de Venise. Ainsi elle porta ses supplications sur tous des points de la ville.

Un soir, comme elle rentrait accablée, et cherchait dans sa tête qui elle pourrait essayer d’implorer le lendemain, elle se rencontra avec l’homme qui, le soir de l’émeute, l’avait désignée à Scalabrino.

« Bembo ! » fit-elle d’une voix étouffée.

Bembo regarda autour de lui, puis jeta un coup d’œil sur le canal tout proche. Puis, ayant regardé attentivement la mère de Roland, il sourit et fit un geste comme pour dire :

« Après tout, ce n’est guère la peine !… »

Hélas, non ! Ce n’était plus la peine de la tuer…

Cependant, la pauvre vieille reprenait avec la touchante obstination de son cœur sa lamentable cantilène.

Bembo prit un air apitoyé, s’essuya même les yeux.

« Vous vous étonnez que nul ne veuille réclamer la liberté du pauvre Roland, dit-il. Hélas ! il y a à cela une triste raison. Et je m’étonne, moi, qu’on n’ait pas osé vous la dire. Mais je ne suis pas un bourreau, moi. Votre chagrin me brise le cœur, madame. Et je vais parler…

– Qu’est-ce donc ? râla-t-elle.

– Il n’est plus de liberté possible pour les morts ! » dit sourdement Bembo.

Silvia vacilla sur ses jambes. Son teint devint terreux. Un horrible soupir gonfla son sein. Elle n’eut pas la force de pousser un cri et elle s’en alla, semblable à un spectre.

Dès lors, on ne la vit plus rôder autour des palais du Grand Canal ni sur la place Saint-Marc. Seule, Juana eût pu dire ce qu’elle était devenue.

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