VIII LÉONORE

Pendant les huit jours qui suivirent l’arrestation de Roland, Léonore, délirante de fièvre, fut suspendue sur cet abîme du néant où il semble que le moindre choc va précipiter l’être vivant que terrasse le mal. L’heure vint cependant où la pensée de la jeune fille se dégagea des brumes de la fièvre et où son jeune corps, d’une si charmante robustesse, vainquit la mort. Son père l’avait veillée pendant toute cette période d’angoisse.

Dandolo aimait sa fille. Il pleura sincèrement. Il souffrit dans le silence de son cœur paternel les tortures ineffables de l’homme qui voit mourir sous ses yeux la chair de sa chair. Et lorsque Léonore fut enfin sauvée, il connut un moment la joie pure exempte de tout calcul.

Altieri, pendant ces huit jours, ne se montra pas à lui. Il se contenta de rôder, en l’île d’Olivolo, se présentant vingt fois le jour ou la nuit à la porte de la maison, pour avoir des nouvelles.

Lorsque Dandolo fut certain que sa fille était sauvée, il sentit se réveiller en lui son ambition. Il se dit que Léonore oublierait le drame et se reprendrait à l’amour. Et il songea qu’il lui fallait diriger cet amour et en faire l’instrument de sa fortune.

Au bout de deux mois, Léonore, en pleine convalescence, était assise un soir sous le grand cèdre du jardin. Elle aimait à se réfugier là et y passait des heures à rêver.

Elle ne pleurait pas. Elle renfermait en elle-même le deuil de son fiancé – le deuil de son amour, aussi ! Pourtant, lorsque son père était devant elle, des questions se pressaient sur ses lèvres, sans qu’elle eût le courage de les formuler. Ce soir-là, elle osa !

« Père, je voudrais savoir ce qu’ils sont devenus ?… il me semble que cela me sera un soulagement…

– Parle, mon enfant, je suis tout prêt à te répondre…

– Son père ?

– Parti… loin de Venise… on ne sait où…

– Ah !… Et sa mère ?…

– Disparue aussi…

– Ah !…

– Et lui ? »

À ce moment, minuit sonna.

« Minuit !… L’heure où il me quittait… l’heure où il courait chez celle qu’il aimait !… »

À la pâleur de sa fille, à son regard fixe et dur, à son attitude raidie, Dandolo comprit que la minute était venue de porter un coup définitif et d’achever le plan que lui avait tracé Altieri.

« Ne pense plus à cet homme, ma fille !… Il a quitté Venise… il est parti sans te revoir, l’ingrat… sans même revoir le noble Altieri qui s’acharna à le défendre devant le Conseil et obtint sa vie, d’abord, sa liberté ensuite !… Oublie, ma fille ! Oublie cet homme et son père et sa mère ! C’est une famille maudite…

– Il est parti ! râla Léonore.

– Son coup manqué, il fut, comme tu le sais, arrêté… Trois jours après son arrestation, Altieri obtint qu’on lui rendît la liberté, sous serment solennel de ne jamais rien tenter contre la république. Il jura et partit… Qu’est-il devenu ? On ne sait…

– Il est parti ! » répéta la jeune fille.

Impitoyable, le père acheva :

« On dit qu’il a été poussé par le caprice d’une mauvaise femme… une Romaine venue à Venise pour y fomenter peut-être des désordres… le malheureux jeune homme, dans sa passion…

– Taisez-vous, mon père, taisez-vous !…

– Je te dis ces choses pour l’excuser un peu. Le crime qu’il avait prémédité et commencé à exécuter en frappant l’infortuné Davila, ce crime, en somme, n’est pas à lui seul… Cette femme…

– Par pitié ! taisez-vous !… Vous ne voyez donc pas que je meurs !… »

Léonore se renversa en arrière, les dents serrées, dans une crise effrayante.

Lorsque, le lendemain, Léonore eut surmonté sa douleur, elle parut toute changée. Ses traits s’étaient comme immobilisés. Ses yeux agrandis paraissaient plus profonds, comme si des abîmes s’y étaient ouverts.

Jamais plus elle ne parla de Roland. Elle accueillait avec la même indifférence polie toutes les personnes qui venaient visiter son père. Parmi ces personnes, la plus assidue, c’était Altieri, qui finit par devenir un familier de la maison.

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