XI LE NUMÉRO 17

Il y avait trois mois que Roland était enfermé dans le cachot n° 17. Pendant ces trois mois, sa raison demeura flottante et chaotique. En sorte qu’il ignorait où il se trouvait, et ce qui lui était arrivé. Cette folie douce ne lui laissait d’autre impression extérieure que celle du froid. Et encore cette impression s’atténua-t-elle peu à peu. Un jour, un geôlier qui le vit grelotter fut pris de compassion et lui donna une couverture.

Un jour, au bout de trois mois, une faible lueur indécise commença à éclairer soudain les ténèbres de son cerveau. La commotion cérébrale avait été d’une violence inouïe. Mais Roland était un être admirablement doué. Ses facultés sommeillèrent, voilà tout : elles ne furent pas atrophiées.

Ce jour-là, donc, Roland mangeait un morceau de pain, ce qui était son occupation importante. Tout à coup, il s’arrêta de manger et rejeta la bouchée qu’il avait mordue.

« Comme ce pain est mauvais ! » murmura-t-il.

Puis, dans le même instant, il regarda autour de lui, se releva brusquement, fit trois ou quatre pas dans son cachot et s’écria :

« Ah çà ! que fais-je donc ici ?… Et où suis-je ?… »

Ce ne fut qu’un éclair. Presque aussitôt, il perdit la notion de ce qui l’entourait et se remit à manger machinalement.

Quelques jours après ce rapide accès de clairvoyance que nous venons de signaler, un matin le geôlier entra dans le cachot n° 17. Accoutumé à l’obscurité profonde qui régnait dans cette cellule, il chercha son prisonnier à la place où il se tenait d’habitude, c’est-à-dire sur la dalle qui lui servait de lit, et ne le vit pas.

Au même instant, son regard fut attiré par deux points lumineux qui brillaient dans l’angle le plus obscur du cachot : on eût dit les deux yeux de quelque bête sauvage. Puis, de ce même angle, s’éleva une sorte de grondement.

« Diable ! pensa le geôlier, le fou devient méchant ! »

Il bondit en arrière et referma la porte au moment même où le prisonnier s’élançait sur lui d’un élan terrible.

La tête de Roland heurta contre la porte, et il tomba sur les dalles. Mais il se releva aussitôt, ses mains cherchèrent les ferrures, ses doigts s’y incrustèrent, et de toutes ses forces décuplées il chercha à les secouer. Voyant qu’il ne pouvait rien contre la porte, Roland essaya d’atteindre au soupirail. Mais le soupirail était à la hauteur du plafond, et les bonds que fit le jeune homme étaient inutiles. Alors il se mit à tourner dans son cachot, se heurtant aux murs, se mordant les poings :

« Horrible ! C’est horrible ! horrible ! »

Car Roland comprenait maintenant ! Il comprenait qu’il était au fond des puits ! Il comprenait qu’il était dans cette infernale prison d’où jamais personne n’était ressorti vivant !

C’était horrible !… Car Roland avait recouvré la raison !

Peu à peu, les battements de son cœur et de ses tempes diminuèrent d’intensité, sa pensée tourbillonna avec moins de furie, il put penser, il put réfléchir… le malheureux !…

Et tout d’abord, il éprouva une stupéfaction lorsqu’il regarda ses mains. La lutte qu’il avait soutenue contre les lances des hommes bardés d’acier était présente à sa mémoire. D’après son compte, cela devait dater de quelques heures, de la veille peut-être. Il se souvenait que dans sa lutte, ses mains et ses bras coupés, tailladés en plus de vingt endroits, saignaient avec abondance. Or, en regardant ses mains, en examinant ses blessures, il vit qu’elles étaient cicatrisées !… Que s’était-il passé ?

Alors, la solution de l’effrayant problème lui apparut dans sa livide horreur. Il avait été fou !…

Cela avait duré des jours, des semaines, des mois peut-être !…

Et les détails, les preuves de ce long sommeil de son intelligence vinrent s’accumuler : ses cheveux très longs, sa barbe poussée, ses ongles démesurés, ses vêtements usés…

Le geôlier qui entra, non sans être armé d’un solide poignard, le vit immobile et grommela :

« Tiens ! il s’est calmé ! »

Il s’approcha de lui, le contempla quelques minutes :

« Hé ! l’ami !… » appela-t-il.

Roland ne répondit pas. Il n’entendit pas, ne vit pas le geôlier. Celui-ci finit par se retirer en secouant la tête.

« Pauvre diable ! murmura-t-il. Son accès de fureur n’a fait que l’abattre un peu plus. Il vaut mieux qu’il reste fou. »

Un mois se passa.

Dans cette période, Roland eut de nouveaux accès de fureur pendant lesquels il se ruait sur la porte, et, comme Samson, cherchait à ébranler les murailles. On entendait alors ses rugissements auxquels succédait tout à coup un profond silence.

Puis vint une période de profond abattement.

Un jour – il y avait six mois que Roland était enfermé – une idée soudaine l’éclaira d’un jour aveuglant et d’un espoir insensé.

C’est qu’on ne le conduisait pas devant le Conseil des Dix parce qu’on le croyait fou !… Mais s’il arrivait à persuader à ses geôliers qu’il avait toute sa raison ! Il faudrait bien alors qu’on l’entendît ! Et dès lors il était sauvé puisqu’il n’avait rien fait, sauvé puisque dans le Conseil même il comptait des amis dévoués comme Altieri…

Dès lors, il s’appliqua à parler au geôlier toutes les fois que celui-ci entrouvrait le guichet par lequel on lui passait son pain depuis ses accès de fureur. Si bien que le geôlier s’apprivoisa de nouveau et finit par entrer dans le cachot comme dans les premiers temps.

« Vous voilà bien tranquille à présent, lui dit-il un soir.

– Oui, oui, vous voyez, dit Roland.

– Aussi, vous allez être récompensé… vous allez recevoir les consolations de l’Église. Un digne homme de prêtre vous témoigne de l’intérêt et a obtenu l’autorisation de vous voir, de vous parler…

– Et quand viendra-t-il ?…

– Aujourd’hui même. C’est une précieuse faveur qu’on vous accorde là. Car la plupart de mes prisonniers meurent sans s’être réconciliés avec Dieu… »

Le geôlier parti, le jeune homme se mit à marcher avec agitation, attendant avec impatience ce reflet de la vie extérieure qui allait venir jusqu’au fond de sa nuit.

Bientôt, en effet, la porte se rouvrit, et un prêtre parut.

Il avait la tête recouverte d’une cagoule.

Roland courut à lui et lui saisit les mains.

« Soyez béni, dit-il d’une voix ardente, vous qui n’hésitez pas à venir vers un pauvre prisonnier.

– Mon fils, dit le prêtre, ce n’est pas moi qu’il faut remercier, c’est le Seigneur…

– Le Seigneur !… Je vous en supplie, parlez-moi de ceux qui me sont chers…

– Infortuné, s’écria le prêtre, avez-vous donc souffert au point de renier Dieu !

– Souffert ! Ah ! oui. J’ai hurlé pendant des heures dans le silence de cette tombe, j’ai heurté ma tête à ses parois, j’ai pleuré, gémi, appelé la justice des hommes, j’ai senti la folie rôder autour de moi. »

Le prêtre semblait boire ses paroles.

« Oui, dit-il, et Roland tressaillit à l’accent de sa voix, oui, je vois que vous souffrez beaucoup en effet. »

Roland se laissa tomber à genoux.

« Peut-être aurez-vous pitié de moi, dit-il en refoulant ses sanglots ; vous ne savez pas, vous ne pouvez pas savoir ce que c’est de passer des jours, des semaines, des mois à retourner dans sa tête la même question sans réponse. Figurez-vous, monsieur, que votre père, votre mère, votre fiancée, tout ce que vous aimez au monde, est à quelques pas de vous, derrière des murailles et que vous savez qu’ils pleurent des larmes de sang… »

Roland, maintenant, parlait très doucement.

« Ce qu’il y a d’horrible, continua Roland, c’est qu’on m’a jeté dans cet enfer sans m’entendre… Si je pouvais être conduit devant le Conseil… oh ! si cela pouvait être, ajouta-t-il en serrant les dents, je serais sauvé… Altieri, mon ami Altieri… et d’autres…

– Altieri ! interrompit sourdement le prêtre.

– Oui ! Le connaissez-vous ?… Oh ! monsieur, dites…

– Je ne le connais pas !

– N’importe !… Vous irez le trouver… vous lui direz ce que vous avez vu, n’est-ce pas ?… On me croit fou, monsieur… c’est pour cela sans doute qu’on ne me conduit pas devant le Conseil… Mais vous, vous, monsieur, qui êtes un homme de miséricorde et de justice, vous témoignerez qu’on peut m’entendre.

– Oui, oui, tranquillisez-vous… je le dirai…

– Oh ! s’écria Roland qui se releva d’un bond et saisit la main du prêtre… soyez deux fois béni !… »

Le prêtre fit un mouvement comme pour se retirer.

« Restez encore un peu, je vous en supplie…

– Je n’ai que quelques minutes, et elles sont écoulées.

– Oh ! c’est que je voudrais…

– Que désirez-vous, mon ami ? demanda le prêtre.

– Parlez-moi de Léonore…

– Je ne connais pas cette personne, je suis un pauvre prêtre…

– De quelle église ?

– De Sainte-Marie-Formose.

– Elle demeure à deux pas de votre église… Léonore ! la fille de Dandolo !…

– J’irai la voir… je lui dirai… Mais l’heure passe…

– Quand reviendrez-vous ?… Oh ! bientôt, n’est-ce pas !…

– Oui, oui… dans quelques jours au plus tard… vous saurez tout ce que vous voulez savoir… »

Roland voulut balbutier quelques mots de reconnaissance. Mais sa gorge serrée ne laissa passer aucun son. Il accompagna d’un éloquent regard le prêtre qui se retirait. Puis la porte se referma.

Lorsqu’il fut dans l’escalier qui remontait vers la lumière, le prêtre laissa tomber sa cagoule pour essuyer son front inondé de sueur, et la figure de Bembo apparut, balafrée d’un sourire livide.

« J’ai entendu dire, murmura-t-il, qu’on obtient de singuliers phénomènes en dosant avec sagesse dans l’esprit des condamnés les alternatives d’espoir et de désespoir… »

Share on Twitter Share on Facebook