XII DANDOLO SAUVÉ

Remontons de cet enfer, et jetons un coup d’œil dans le monde des vivants où divers personnages sollicitent notre curiosité.

Trois années s’écoulèrent depuis l’émeute que les hommes d’armes du capitaine général Altieri avaient étouffée avec tant de sauvagerie.

Foscari avait été élu doge de Venise.

Il gouvernait par la terreur et mettait chaque jour en pratique cet axiome politique qu’il vaut mieux être redouté qu’aimé du peuple. Il avait d’ailleurs habilement partagé la puissance suprême avec quelques patriciens de haut vol, comme Altieri dont il confirma et augmenta les pouvoirs militaires.

Bembo se fit prêtre et continua à être un assidu du palais ducal où il avait souvent de longs et secrets entretiens avec le doge.

Imperia, après l’arrestation de Roland, avait disparu de Venise. On disait qu’elle était à Florence. Puis, un beau jour, elle revint s’installer dans le palais que Davila lui avait donné, et, de nouveau, elle éblouit Venise de son faste.

Seulement, dans le fond du palais, elle avait fait aménager un appartement qu’habitait une fillette d’une douzaine d’années. Cette enfant ressemblait étrangement à Imperia, qui semblait l’adorer.

Un soir du mois de septembre, dans la maison de l’île d’Olivo, Léonore, ayant jeté autour d’elle le dernier coup d’œil de la ménagère, s’approcha de son père qui la regardait aller et venir, et lui tendit, comme chaque soir, son front, en disant :

« Bonsoir, mon père. »

Dandolo saisit les mains de sa fille, et dit :

« Reste un peu, mon enfant, je voudrais te parler… » Léonore s’assit et attendit.

Dandolo, ce soir-là, contempla avec attention sa fille en gardant ses mains dans les siennes.

« Comme tu as les mains froides, mon enfant !

– Septembre est un peu froid, cette année.

– Sais-tu à quoi je pensais tout à l’heure ?

– J’attends que vous me le disiez, mon père.

– Je pensais que tu viens d’avoir vingt ans. Vingt ans, selon nos mœurs, ce n’est déjà plus la première jeunesse… Voyons, Léonore…

– Mon père, interrompit la jeune fille d’une voix ferme, vous avez déjà plusieurs fois essayé d’aborder avec moi le sujet de mon mariage avec Altieri… Eh bien ! parlons-en donc, puisque vous le désirez. Je ne souhaite pas d’autre bonheur que celui de vivre dans cette maison.

– Ainsi, tu ne veux pas entendre parler d’Altieri ?

– Pas plus que d’un autre, mon père.

– Et si je te disais que mon bonheur, à moi, dépend de ce mariage !…

– Je comprends, mon père ; vous êtes ruiné, vous êtes faible, Altieri est riche et puissant. Et il vous a fait entendre qu’il est disposé, pour m’acheter, à accepter le prix que vous ferez.

– Tu es dure pour ton vieux père.

– Pourquoi voulez-vous me sacrifier ? Pourquoi ne consentiriez-vous pas à vivre la vie que nous menons ? Vous êtes ambitieux, mon père.

– Il ne s’agit pas d’ambition ! dit Dandolo. Il s’agit de ma vie !

– De notre vie !

– Sache donc l’horrible vérité : depuis trois ans je suis marqué à l’encre rouge, et on ne me laisse en liberté que grâce aux efforts constants d’Altieri. Si tu l’épouses, je deviens inviolable, car nul, dès lors, n’osera me suspecter. Si tu ne l’épouses pas, je suis perdu… Maintenant, tu tiens dans tes mains ma liberté et ma vie… Choisis !… »

Sur ces mots, il sortit, en proie à un trouble qui n’était pas simulé. Léonore était demeurée sur sa chaise.

Le lendemain matin, son père la trouva à la même place, immobile statue du désespoir.

Il s’approcha d’elle, la toucha à l’épaule et murmura :

« Léonore !… »

Elle se leva et parut surprise qu’il faisait jour. Certainement, elle ne s’était pas aperçue qu’elle avait passé la nuit sur cette chaise… Lorsqu’elle vit Dandolo, elle dit d’une voix tranquille :

« Mon père, vous pouvez annoncer à Altieri que je consens à devenir sa femme. »

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