Il était environ sept heures du matin, c’est-à-dire qu’il aurait dû faire grand jour. Mais le ciel était noir, et le peu de lumière épandue dans les airs ne jetait qu’un éclat livide. Seulement, d’instant en instant, ce ciel noir s’ouvrait, comme éventré par quelque gigantesque faucille de feu, et Venise apparaissait une seconde dans la clarté bleuâtre de l’éclair…
La plupart des exécutions avaient lieu dans la prison même. Quelquefois on exécutait le condamné sur la chaise de pierre du Pont des Soupirs. D’autres fois enfin, et quand on voulait frapper l’esprit populaire, on dressait un échafaud sur la place Saint-Marc.
Pour se rendre à l’échafaud, le condamné devait alors traverser le Pont des Soupirs. Ce pont avait la forme d’un sarcophage, nous l’avons dit. Il unissait les prisons au palais ducal. Il était recouvert d’une voûte en maçonnerie légère. En sorte que le Pont semblait n’être que la continuation d’un des couloirs de la prison. Sur le côté qui était tourné vers la mer, on avait aménagé une sorte de fenêtre garnie de barreaux. Devant cette fenêtre, on permettait au condamné de s’arrêter un instant, afin qu’au moment de mourir, il pût emplir ses yeux d’une dernière vision de Venise.
Lorsqu’on eut monté un étage, le prêtre dit :
« Mon fils, vous allez entendre la sainte messe et communier… »
Roland frémit. Pour communier, il faudrait qu’on lui retirât le voile noir. Et alors on le reconnaîtrait !
L’huissier qui marchait en tête se retourna :
« Vénérable père, dit-il, si nous ne hâtons pas le pas, l’exécution sera impossible ; la cérémonie de la chapelle empêchera la cérémonie de la place Saint-Marc. »
Comme pour lui donner raison, un violent coup de tonnerre vint répercuter ses échos puissants le long des corridors.
Le prêtre pâlit.
« Marchons donc ! dit-il ; je remplacerai la messe par une prière et la communion par un De profundis ! »
Le bourreau approuva de la tête ; le cortège se remit en marche ; Roland respira : cette fois, il était sûr de mourir !
Arrivé en haut des escaliers, le cortège s’avança sur le Pont des Soupirs et, selon l’usage, on montra au condamné la fenêtre grillée, pour qu’il s’y arrêtât un instant. À ce moment, un large éclair déchira l’obscurité du pont : Roland fut enveloppé d’une violente lumière, et une voix, dominant les grondements du tonnerre, s’écria :
« Cet homme n’est pas le bandit Scalabrino !… »
Une imprécation de désespoir éclata sur les lèvres de Roland, lui-même déchira l’étoffe légère ; il apparut étincelant, formidable, baigné de lumière.
L’imprévu de cette scène tragique, l’éblouissement livide des éclairs, les détonations répétées du tonnerre glacèrent de terreur les gardes, leurs chefs, et jusqu’au bourreau.
Qui était cet homme si hâve et si terrible ?…
Nul ne le reconnaissait !
De cette seconde de suprême répit, Roland profita pour, d’un bond, renverser les gardes qu’il avait sur sa gauche et s’acculer contre la paroi de la voûte, près de la fenêtre…
Mourir… Oui, il mourrait !… Mais ce ne serait pas sur l’échafaud !… Ce serait dans une bataille dernière, dans une lutte forcenée… Mais il ne redescendrait pas vivant dans sa tombe !
« Saisissez-le ! gronda la même voix que tout à l’heure. Saisissez-le sans le tuer ! »
Mais cette voix fut couverte par un effroyable coup de tonnerre. Le pont vacilla. La paroi de la voûte se lézarda. Une violente odeur de soufre emplit la voûte, une fumée âcre déroula ses volutes…
« Sauve qui peut ! hurlèrent des voix affolées tandis que retentissait le rire puissant du condamné. Sauve qui peut ! La foudre est sur le pont ! Le pont est en feu ! »
À ce moment précis, un spectacle inouï acheva d’épouvanter gardes, prêtre et bourreau !
Au bout du pont, à l’entrée des prisons, un homme apparut, un colosse velu, avec les bras nus, la poitrine nue, le visage livide, les muscles saillants, comme prêts à crever la peau. Il était fantastique, fabuleux. Et c’était quelque chose d’énorme qu’il portait sur sa tête, une pierre monstrueuse, une dalle géante…
Cet homme, cet être cyclopéen, poussa droit devant lui comme une tempête qui se fût mêlée à la tempête du ciel. Le bloc qu’il portait sur la tête renversa sept, ou huit gardes, qui roulèrent, le front fendu. Et dans le boyau du pont fuligineux, dans le tumulte des coups de tonnerre, dans l’épouvante des spectateurs, il bondit, s’arrêta devant la fenêtre grillée… On vit un instant la dalle se balancer au bout de ses deux bras de titan, puis cette dalle lancée comme une catapulte vola, heurta formidablement les barreaux de la fenêtre, passa, tomba dans le canal avec cinq ou six grosses pierres arrachées, déchirées par le choc…
En même temps, Scalabrino saisit Roland, et par le trou béant, sauta dans le vide…
Des coups d’arquebuse retentirent… mais l’instant d’après, les gardes massés dans le boyau du pont reculèrent, aveuglés, asphyxiés par l’épaisse fumée… Le pont brûlait… le feu se communiquait au palais ducal !
Roland se sentit d’abord entraîné au fond de l’eau et son pied toucha le lit du canal. Il était dans cet état de surexcitation nerveuse où on accomplit des prodiges. Il se mit à nager entre deux eaux, cherchant à gagner le plus possible à chaque brasse, en s’éloignant du Pont des Soupirs. Près d’une demi-minute s’écoula ainsi. À ce moment, Roland sentit qu’il lui fallait à tout prix respirer. Alors, d’un vigoureux coup de talon, il remonta, et émergea entre deux gondoles serrées l’une contre l’autre. Cramponné aux flancs de deux barques, Roland aspira avec volupté l’air pur que balayaient des souffles d’ouragan, l’air de la liberté !…
À ce moment, près de sa tête, surgit de l’eau une autre tête.
Scalabrino apparut, s’ébroua fortement. Ils ne se dirent rien.
Bientôt Roland replongea, suivi de son compagnon.
Ils recommencèrent la même manœuvre, et lorsqu’ils revinrent respirer, ils étaient à plus de cent brasses du pont. Autour d’eux, les quais étaient déserts. Maintenant une pluie de déluge s’abattait sur Venise.
Deux fois encore, ils nagèrent entre deux eaux. À la dernière fois qu’ils revinrent à la surface, ils avaient tourné l’angle du canal, et le Pont des Soupirs, le palais ducal, les prisons avaient disparu.
Scalabrino, cette fois, se hissa dans une barque amarrée à un pieu. Roland le rejoignit et s’étendit, pantelant, sous la tente dont son compagnon referma les rideaux de cuir. À l’arrière de la barque, Scalabrino trouva le large caban du gondolier et le jeta sur ses épaules. Puis il détacha la gondole et, s’emparant de la rame, il se mit à pousser activement l’embarcation.
Roland, étendu sous la tente, la face tournée vers le ciel en feu, sous la pluie diluvienne qui semblait voguer dans les airs par larges rafales, les yeux grands ouverts, regardait, écoutait, aspirait, pour ainsi dire, de la vie.
Et comme au moment de mourir, à cette minute, où il revenait à la vie, le même nom fut murmuré par ses lèvres, tout doucement :
« Léonore ! »
Et déjà il bâtissait un plan. Il irait à l’île d’Olivolo, se ferait reconnaître de Dandolo, puis il se montrerait à Léonore. Ensemble, ils partiraient de Venise, Il retrouverait sa mère, il retrouverait son père, et soit à Milan, soit à Florence, il recommencerait pour lui et les siens une vie qu’il se sentait capable de leur faire assez belle pour que l’horrible aventure fût à jamais oubliée.
Ses ennemis, il les ignorait. Il se croyait encore victime de quelque fausse dénonciation. Seulement, quand il évoquait le supplice infligé à son père, toutes ces obscurités s’illuminaient d’un éclair pareil à ceux qui déchiraient le ciel, et à tout son rêve d’amour se mêlait un seul projet de vengeance : avant de quitter Venise, il tuerait Foscari qui avait présidé au supplice du vieux Candiano.
« Monseigneur, dit tout à coup Scalabrino, nous sommes arrivés. »
Dix minutes plus tard, Scalabrino entrait dans une maison délabrée, montait tout en haut par un escalier de bois très raide et toquait à une porte. Une jeune femme vint ouvrir.
« Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ? murmura-t-elle.
– Juana ! dit Scalabrino. Je suis donc bien changé ?… »
La femme le considéra un instant avec des yeux agrandis par l’effroi et la stupéfaction.
« Jésus, Marie ! fit-elle enfin. Est-il possible que ce soit toi !…
– Entrons maintenant », fit Scalabrino.
Roland pénétra dans le logis. Tout y était pauvre, mais non dépourvu d’une certaine coquetterie. Juana était demeurée immobile, toute pâle, et sa main désignait sur une table un morceau de parchemin cloué sur une planchette.
Roland suivit la direction de la main, aperçut le parchemin et s’en approcha. Il entendit alors Juana qui bégayait :
« Je l’ai arraché hier à la porte basse de Notre-Dame de la Salute… »
Ce parchemin, c’était une des tablettes qui annonçaient au peuple l’exécution publique du bandit Scalabrino.
Il était daté du 4 juillet de l’an 1515.
Cette date fulgura devant les yeux de Roland.
« Six ans !… »
Le premier moment fut un étonnement inexprimable chez Roland. Si, la veille, on lui eût brusquement demandé depuis combien de temps il était enfermé, il eût répondu :
« Deux ou trois ans, peut-être… »
Au-dessus de la table, il y avait un miroir.
Il se regarda et fut épouvanté de ne pas se reconnaître. Deux plis verticaux très durs, très profonds barraient son front, ses lèvres s’étaient comme pétrifiées ; ses traits devenus durs s’étaient creusés.
Il détourna son regard qui, machinalement, retomba sur la tablette.
– DANDOLO, Grand Inquisiteur d’État.
– FOSCARI, doge.
– ALTIERI, capitaine général.
Au-dessous des trois noms, l’évêque de Venise demandait au peuple une prière pour l’âme du condamné.
Et ces dernières lignes étaient signées :
– BEMBO, par la grâce de Dieu évêque de Venise.
Roland, sans un mot, attira à lui une chaise. Il s’assit, plaça ses deux coudes sur la table, mit sa tête dans ses deux mains.
Et alors, d’une voix étrange, il assembla ces quatre noms qui, sur la tablette du condamné, se détachaient en lettres de feu :
« Dandolo ! Foscari ! Altieri ! Bembo !… »
Et il lui sembla que le nom du condamné, ce n’était pas Scalabrino, mais Roland Candiano !…
Scalabrino, lui aussi, avait vu la tablette que lui montrait Juana. Mais il ne lui avait accordé qu’un coup d’œil indifférent. La première émotion passée, il saisit la jeune femme dans ses deux bras, l’enleva et l’embrassa sur les joues en disant :
« Tu ne t’attendais pas à me voir ce matin, dis ?…
– Je priais ! répondit la pauvre Juana qui éclata en larmes.
– Tu ne m’avais donc pas oublié, toi ?
– T’oublier ! N’est-ce pas toi qui as pris soin de mon enfance ? Pour moi, tu fus toujours le bon frère…
– C’est vrai ! dit Scalabrino attendri.
– Mais, reprit-elle, ils t’ont donc fait grâce ?
– Grâce ! fit Scalabrino. C’est moi qui me suis fait grâce !
– Que veux-tu dire ?
– Que je me suis évadé ; que si le bourreau ou les sbires des Dix apprenaient que je suis ici, dans une heure ma tête roulerait sur les dalles de la place Saint-Marc !
– Tu t’es évadé ! Le matin où tu allais être… Oh ! je tremble quand j’y songe !… Comment as-tu pu…
– Comment ? Je ne sais plus moi-même !…
– Et lui ? fit Juana à voix basse en désignant Roland.
– Lui ! murmura le colosse, dont les yeux se voilèrent.
– Qui est-ce ?…
– Tais-toi… Laisse-le !… Viens, donne-moi à manger… »
Le logis se composait de deux pièces. Celle dans laquelle se trouvait Roland servait de chambre à coucher. L’autre, plus petite, dans laquelle Juana entraîna Scalabrino, était une cuisine où mangeait la jeune femme. Elle improvisa un repas sommaire que Scalabrino dévora avec volupté.
Lorsque l’appétit du colosse fut à peu près satisfait, il se mit à regarder Juana avec un certain étonnement.
« Te voilà belle, dit-il… et même, on dirait… plus coquette que jadis… un ruban rouge dans tes cheveux ? un collier à ton cou ? »
Juana baissa la tête. Scalabrino la considéra avec attention :
« Tu as un amoureux ?
– Non !…
– Alors ?… Voyons, dis-moi… »
Elle pâlit davantage encore et se mit à pleurer.
« Oh ! je comprends ! dit sourdement Scalabrino. Pauvre petite ! Pauvre Juana !… Tu as donc souffert de la misère en mon absence, pour en être réduite à ce terrible métier !…
– Ainsi, tu ne me méprises pas ? demanda la pauvre fille.
– Moi, te mépriser !… Eh ! que suis-je donc pour avoir le droit de mépriser quelqu’un !
– Tu es bon, frère, dit Juana essuyant ses yeux.
– Allons, console-toi. Je suis là, maintenant, et par la Madone tu redeviendras ce que tu étais…
– Tout mon mal, continua-t-elle, est venu du jour où la sainte qui partageait mon logis…
– De qui veux-tu parler ? fit-il, haletant.
– Souviens-toi. Celle que tu apportas ici par cette nuit d’émeute et de bataille… celle devant qui, pour la première fois, je te vis pleurer… C’était la femme du doge Candiano, la mère de cet infortuné jeune homme arrêté au moment de ses fiançailles…
– Qu’est-elle devenue ?…
– Elle est morte.
– Morte ! » exclama Scalabrino en pâlissant.
À ce moment, la porte qui faisait communiquer les deux pièces s’ouvrit, et Roland apparut. Il était livide. D’une voix douce et qui ne tremblait pas, il dit : « Raconte-moi comment ma mère est morte…
– Votre mère ! exclama Juana. Vous êtes donc…
– Je suis Roland Candiano. Et puisque tu as vu mourir ma mère, je désire que tu me dises comment elle est morte.
– D’où faut-il prendre les choses, monseigneur ?
– Du moment où Scalabrino sortit d’ici pour ne plus revenir…
– Soit, donc, puisque vous le voulez… Donc, Mme Silvia attendit en vain le retour de Scalabrino. Qu’était-il devenu ? J’appris un mois plus tard qu’il avait été arrêté. Je pleurai… Mais que pouvaient mes larmes ?
– Pauvre petite Juana ! dit le colosse.
– Mme Silvia, elle, ne pleura pas. Mais cette douleur muette me déchirait vraiment le cœur. Tous les jours, elle sortait de bonne heure et ne rentrait que le soir à la nuit. Je la suivais de loin, pour lui porter secours, car il m’avait semblé voir qu’on la regardait de travers. On eût dit qu’elle faisait peur aux gens.
– Ainsi, demanda Roland, nul n’eut pitié de ma mère ?
– Du moins, murmura-t-elle, ceux qui eurent pitié n’osèrent le montrer ! murmura Juana baissant la tête.
– Et que faisait-elle dehors ?…
– Elle rôda longtemps autour des palais qu’habitaient les principaux chefs de l’État.
– Oh ! je comprends ! râla avec un sanglot intérieur Roland, elle demandait ma grâce !…
– Un jour, elle put approcher le seigneur Foscari, continua Juana ; mais il la fit repousser par ses gardes. Un soir, comme je l’avais suivie de près, je vis un homme qui l’abordait et qui lui parla. Que lui dit-il ?… Je ne sais. Mais lorsque Mme Silvia eut regagné le logis, je vis qu’elle était d’une pâleur de cire. Toute la nuit, malgré mes prières, elle demeura sur une chaise. Ce ne fut qu’à la pointe du jour qu’elle se laissa soulever dans mes bras. Je la couchai. Elle tourna la tête contre la muraille. Je crus qu’elle allait s’endormir. Mais lorsque, sur la pointe des pieds, je revenais la voir, je remarquais que ses yeux étaient grands ouverts et qu’elle murmurait constamment ces mots : « Mort ! il est mort ! Tout est fini ! »
Roland essuya son front couvert de sueur et fit quelques pas dans la petite pièce.
« Et cet homme qui avait parlé à ma mère, le connais-tu ?…
– Oui, monseigneur !
– Son nom ?
– Il s’appelait Bembo et est devenu évêque de Venise…
– Continue !
– C’est le plus triste qu’il me reste à vous raconter, monseigneur, dit alors Juana. Je parcourais les rues vendant des oranges et des citrons, ou des roses et des œillets, selon les saisons. Lorsque j’eus Mme Silvia à la maison, je cherchai à augmenter ma vente. Mais loin d’augmenter, elle diminuait de jour en jour. Je ne pouvais deviner la cause de mon malheur, mais de plus en plus, les clients s’écartaient de moi, et les fleurs que j’achetais pour les revendre se fanaient dans mon panier. Enfin, un jour, j’eus l’explication que je cherchais en vain. Une femme que je ne connaissais pas me dit, en regardant autour d’elle avec effroi, que tous ceux qui m’achetaient des fleurs étaient dénoncés… « Mais pourquoi ? balbutiai-je, interdite. – « Pourquoi, enfant ? Pourquoi recueilles-tu chez toi la mère du rebelle condamné par le puissant Conseil… » Je demeurai étourdie, indignée.
– Et l’idée ne te vint pas de te séparer de cette vieille femme qui causait ton malheur ?
– Non, monseigneur, répondit ingénument Juana. Je m’étais attachée à Mme Silvia, et je l’aimais comme une mère.
– Que fis-tu donc ? » demanda Roland.
Juana baissa la tête et, de ses deux mains, couvrit son front devenu pourpre.
« Monseigneur, fit-elle à voix basse, ne me le demandez pas… Bientôt je manquai d’argent. Et pourtant, il fallait un certain vin vieux pour la pauvre vieille qui m’avait appelé sa fille…
– Tu dis que ma mère t’appela sa fille ?
– Oui, monseigneur !… Mais peut-être n’étais-je pas digne de ce beau titre… car je ne sus pas résister… Un soir, je voyais bien que les forces de Mme Silvia s’épuisaient… il eût fallu acheter un cordial… je me désespérais, et elle, cependant, me souriait. Alors, je perdis la tête… Je descendis… il faisait nuit… un homme m’aborda… un jeune seigneur… Quand je remontai, j’avais le cordial, j’avais des vivres… Ah ! monseigneur, pardonnez-moi d’avoir employé de l’argent impur à nourrir votre mère !… »
Roland fit un pas et se laissa tomber à deux genoux, et il saisit les mains de Juana sur lesquelles, pieusement, il déposa un baiser, tandis que des sanglots lui secouaient les épaules.
« Que faites-vous, monseigneur ? s’écria Juana.
– Ce que je fais ! sanglota Roland. Je te révère et te bénis, et je te dis : « Juana, ma sœur, tu m’es sacrée.
– Tonnerre de Dieu, j’étouffe ! » gronda Scalabrino en ouvrant violemment la fenêtre.
Roland se releva, ses traits bouleversés s’immobilisèrent :
« Achève, mon enfant… dit-il.
– Je n’ai plus que peu de mots à vous dire, poursuivit Juana avec une sorte de timidité. Les forces de votre pauvre mère déclinèrent rapidement… Je fis ce que je pus pour qu’elle n’eût pas à souffrir. Quand je n’avais plus d’argent, je savais maintenant où en trouver… Un soir, c’était le 10 juin de l’an 1510, un an jour pour jour après votre arrestation, elle s’éteignit dans mes bras, en murmurant votre nom. Je mis un rameau de buis entre ses mains pâles, et je l’ensevelis dans un drap blanc. Et le lendemain, quand on l’eut enlevée, quand je me retrouvai toute seule en ce monde, je pleurai amèrement… C’est tout monseigneur !… »
Longtemps, Roland garda le silence.
Un dernier grondement de la tempête qui s’apaisait au-dehors le fit tressaillir, le réveilla de cette tragique rêverie.
« Juana, dit-il doucement, à partir de ce jour, tu n’es plus seule en ce monde. Tu as un frère. Va Juana, va, ma sœur… Va aussi, Scalabrino… Laissez-moi seul… »
Juana et Scalabrino, ayant jeté sur Roland un regard où il y avait presque de l’effroi, obéirent…