Ce fut vers le soir seulement que Roland rejoignit Juana et Scalabrino. Il prit alors sa part du repas que la jeune femme prépara en toute hâte et s’ingénia à causer. Mais des événements qui le touchaient directement il ne dit pas un mot.
La nuit vint. Onze heures sonnèrent à un clocher. Roland se tourna vers Scalabrino :
« Je vais sortir, dit-il ; tu m’attendras ici.
– Je vous accompagne, monseigneur.
– Non pas. Il faut que je sois seul dans la visite que je vais faire.
– Pourtant, vous ne pouvez sortir ainsi, dit Juana. Vous ne feriez pas cent pas sans être reconnu et suivi par quelque espion. »
Roland prit place sur l’escabeau que lui approchait Juana. En quelques coups de ciseaux, celle-ci eut fait tomber la barbe de Roland ; puis elle peigna soigneusement ses cheveux, qu’il avait fins comme des cheveux de femme. En dix minutes, Roland se trouva transformé.
« Des habits, maintenant ! » fit Juana qui courut ouvrir un grand coffre.
Bientôt, Roland eut revêtu le costume de marinier que lui présenta Juana. Ainsi transformé, il était méconnaissable.
Alors, il sortit après avoir fait un geste affectueux à Juana.
Tout en marchant, Roland se posait ces questions :
« Comment et pourquoi Dandolo est-il devenu grand inquisiteur d’État ? Quand et pourquoi le père de Léonore a-t-il remplacé Foscari dans cette terrible fonction ? Et surtout, puisque le père de Léonore est grand inquisiteur d’État, pourquoi n’a-t-il pas employé son pouvoir à ma délivrance ? »
Et les sourdes angoisses qui lui étreignaient la gorge s’évanouissaient devant cette solution à laquelle il se raccrochait.
« Léonore, d’un mot, va tout m’expliquer. »
Lorsqu’il eut enfin traversé un dernier pont et qu’il se trouva dans l’île d’Olivolo, son cœur se mit à battre plus fort. Il continua à s’avancer. Il se trouva tout à coup en présence du mur qui entourait le jardin Dandolo. Il vit la petite porte.
Deux secondes plus tard, il était dans le jardin.
Il s’arrêta pour respirer, pour refouler l’émotion des souvenirs réveillés en foule, et il regarda autour de lui.
Le jardin était désert. Il paraissait abandonné. Une herbe épaisse avait envahi les allées. Les massifs de fleurs disparaissaient sous l’invasion des arbustes sauvages.
« Qu’est-ce que cela veut dire ? » bégaya Roland.
Il marcha droit à la maison, oubliant toutes précautions, et frappa rudement.
« Qui va là ? demanda une voix.
– Quelqu’un qui apporte une nouvelle importante. »
La porte s’entrebâilla, maintenue par une chaîne. Une lumière parut. Et dans le limbe de cette lumière, une tête que Roland reconnut aussitôt. C’était un vieux serviteur de Dandolo. « Qui êtes-vous ? demanda-t-il. Comment êtes-vous entré dans le jardin à pareille heure ?
– Monsieur, dit Roland en joignant les mains, ne me chassez pas. Je suis un proscrit. Je suis entré, il est vrai, dans ce jardin ; mais je ne pouvais faire autrement que j’ai fait sans risquer d’être reconnu. N’aurez-vous pas pitié d’un proscrit ? »
Le serviteur regarda cet homme qui parlait ainsi d’une voix si douce. Et il vit tant de souffrance sur son visage, une telle loyauté dans ses yeux, qu’il retira la chaîne et ouvrit.
Roland entra et regarda autour de lui avec émotion.
« Vous tremblez ! reprit le vieillard, et vous êtes tout pâle. »
Roland remercia d’un signe de tête. Ses dents claquaient.
Il se trouvait dans la salle à manger de Dandolo.
Là, rien n’avait été changé, et il en reconnaissait les moindres détails. Il revoyait des scènes de son passé. Il étouffait. Il se sentait mourir.
« Asseyez-vous, dit le vieux Philippe, et remettez-vous. Par la vraie croix, nul n’aura l’idée de venir vous chercher en cette maison, je vous le jure. »
Roland s’assit.
Le serviteur lui versa un verre de vin qu’il avala d’un trait.
« Monsieur, je vous remercie de votre bon accueil. Je vais vous dire la vérité. Proscrit, je suis rentré secrètement à Venise pour parler au grand inquisiteur ; on m’a dit que cette maison était la sienne, j’ai attendu la nuit et je suis entré…
– Mais vous vous êtes trompé ! s’écria le serviteur.
– Comment ! Cette maison ne serait-elle pas celle de Dandolo ?…
– Si fait. Cette maison lui appartient. Mais il ne l’habite plus. Et même il n’y vient jamais. Je suis seul ici. Quant au seigneur Dandolo, il habite son palais du Grand-Canal… »
Roland respira. Dandolo n’habitait plus l’île d’Olivolo. Tout s’expliquait ! Il eut un cri de joie et reprit :
« Ah ! c’est donc cela que le jardin m’a paru abandonné !… Et depuis quand Dandolo habite-t-il son nouveau palais ?
– Il y a eu deux ans à la Saint-Jean.
– Et… sans doute… sa famille habite avec lui…
– Sa famille ?… Quelle famille ?…
– On m’avait assuré… qu’il avait… une fille…
– Ah ! vous voulez parler de la signora Léonore ?…
– Oui… elle est donc… morte ?…
– Morte ? s’écria le vieillard. À Dieu ne plaise ! elle est pleine de vie et de beauté !… »
Roland se mordit les lèvres jusqu’au sang pour étouffer le rugissement de joie infinie qui montait du fond de son cœur.
À cet instant, le vieillard, d’une voix indifférente, ajouta :
« La signora Léonore, naturellement, habite le palais de son illustre époux… Holà ! holà ! qu’avez-vous donc ?… »
Roland s’était relevé d’un bond. Livide, échevelé, flamboyant, il avait saisi le vieux serviteur par les deux épaules et le secouait frénétiquement. Il rugissait :
« Tu dis que Léonore est mariée !…
– Oui !…
– Depuis quand ?
– Depuis deux ans !
– Le nom du mari ?
– Altieri !… »
Roland leva vers le ciel ses poings crispés et ses yeux convulsés. Puis, avec un long gémissement, il s’en alla comme un chêne foudroyé s’en va au gré du torrent qui l’emporte.
Pendant quelques minutes, le vieillard tremblant entendit cet horrible gémissement qui s’éloignait et finit par s’éteindre.
Que devint Roland dans le cours de cette nuit ?
Qui eût pu le dire ?
Il entra au matin dans le logis de Juana.
En le voyant, Scalabrino avait poussé un cri de joie.
Il avait passé la nuit dans une mortelle inquiétude.
Il avait mis d’ailleurs à profit une partie de la nuit.
Accablé de fatigue, il avait dormi trois heures sur une chaise, dans la cuisine, la tête sur la table, tandis que Juana lui raccommodait activement un costume. Puis il avait coupé ses cheveux, taillé sa barbe, et enfin procédé à une toilette qui l’avait entièrement transformé.
En entrant, Roland but coup sur coup deux verres d’eau.
Puis se tournant vers Scalabrino, il dit :
« N’est-ce pas aujourd’hui dimanche ?
– Oui, monseigneur.
– Ne serais-tu pas bien aise d’entendre la messe à Saint-Marc ? »
Scalabrino le regarda avec étonnement. Il ne connaissait pas ces sentiments religieux à Roland, et pour son compte il ne croyait ni à Dieu ni à diable. Et puis la question était bizarre.
Il se contenta donc d’un grognement qui pouvait à la rigueur passer pour une approbation. Juana joignit les mains.
« Si on allait vous reconnaître ! fit-elle.
– On ne nous reconnaîtra pas », dit Roland avec une telle assurance que la jeune femme, l’ayant regardé, murmura :
« En effet, c’est à peine si je le reconnais moi-même ! Qu’a-t-il pu se passer cette nuit ?… »
« C’est donc entendu, acheva Roland, nous assisterons à la grand-messe de midi. En attendant, viens avec moi. »
Ils sortirent tous deux…
Au moment de son arrestation, le soir des fiançailles, Roland portait sur lui plusieurs bijoux de grand prix, selon la mode du temps. D’abord, une chaîne d’or autour du cou. Puis une ceinture enrichie de pierreries. Puis une épée dont la poignée était garnie de rubis et de diamants. Enfin une bague à l’un de ses doigts.
Chaîne, épée et ceinture avaient disparu, soit au moment de l’arrestation, soit au moment de la lutte quand on l’avait poussé vers les puits. Mais la bague était restée à son doigt.
Pendant les six ans qu’il avait passés au fond des puits, cette bague, cadeau de Léonore, lui avait été une sorte de fétiche protecteur, et bien souvent, à contempler le diamant, il s’était figuré que Léonore le regardait.
Cette bague était l’unique richesse de Roland. Elle était, d’ailleurs, d’une grande valeur et portait un magnifique solitaire.
Roland, en sortant de la maison de Juana, se dirigea vers le Rialto et entra sans hésiter dans la boutique d’un marchand chez qui, jadis, au temps de son adolescence un peu fiévreuse, il avait fait maint achat. Le marchand le regarda. Roland supporta cet examen sans sourciller ; il arracha de son doigt la bague de Léonore – presque la bague des fiançailles.
Le marchand la prit, en extirpa délicatement la pierre, la pesa, l’examina à la loupe, parut se consulter, fit la grimace, joua enfin la comédie que jouent tous les marchands de toute éternité, et offrit deux cents écus d’or. Elle en valait cinq cents.
Roland, sans un mot, prit les deux cents écus d’or et les remit à Scalabrino. Scalabrino demeura un instant étourdi. Quelque chose comme une flamme d’orgueil parut dans ses yeux, puis ses yeux se reportèrent sur celui qu’il appelait son maître avec une reconnaissance profonde. Ainsi, on lui confiait une grosse somme, à lui aussi.… Ce simple geste de Roland fut peut-être dans l’âme de Scalabrino plus considérable, ce fut une chose plus énorme que la grâce du quai d’Olivolo et l’entretien dans le cachot à la minute de l’exécution.
Chez un fripier, Roland choisit deux costumes complets de cavaliers étrangers.
« Nous allons donc voyager à cheval ? demanda Scalabrino.
– Peut-être ! Emporte le paquet et viens me rejoindre au pied du Lion. »
Scalabrino s’éloigna rapidement. Roland gagna la place Saint-Marc et s’arrêta au pied de la colonne qui portait le Lion allégorique aux ailes déployées. Là, il y avait un rassemblement assez considérable. Et ce rassemblement était occupé à lire et à commenter une tablette qui dénonçait l’évasion du bandit Scalabrino et, disait l’affiche, « d’un autre bandit plus dangereux encore ».
Suivait un signalement détaillé des deux fugitifs et l’annonce d’une récompense de cent écus à qui donnerait un indice. Roland s’approcha à son tour de la tablette, et la lut attentivement.
« Avec un pareil signalement, les deux bandits n’iront pas loin, lui dit un bourgeois.
– En effet, monsieur », répondit Roland.
Et il songeait :
« Pourquoi la tablette ne donne-t-elle pas mon nom ? »
Quelques instants plus tard, il fut rejoint par Scalabrino. Ils entrèrent tous deux dans la vaste église, et à travers la foule, se frayèrent un chemin jusqu’à quelques pas du maître-autel.
L’office était commencé. Roland avait les yeux fixés sur l’officiant. Celui-ci se retourna un instant vers la foule, les bras ouverts, puis se dirigea vers l’Évangile, dont il se mit à tourner les pages.
Un imperceptible tressaillement avait agité Roland, et si maître de lui qu’il fût devenu depuis quelques heures, il dut se faire violence pour étouffer le rugissement qui montait à sa gorge.
Car cet officiant, c’était Mgr Bembo, par la grâce de Dieu évêque de Venise.
Roland l’avait deviné dès qu’il l’avait aperçu. Maintenant, il était bien sûr que ce Bembo, évêque, était bien le Bembo ami de son heureuse jeunesse – le Bembo qui avait glissé dans l’oreille de sa mère ces paroles mystérieuses qui l’avaient tuée !…
Alors, Roland saisit la main de Scalabrino.
« Regarde bien l’évêque ! »
Et quand ils furent dehors :
« Eh bien, Scalabrino, on dirait que la vue de l’évêque t’a affecté ?…
– Oui, monseigneur ! fit l’hercule d’une voix sombre. C’est l’homme qui m’a payé pour me faire crier « Vive Roland Candiano » le soir de vos fiançailles ! C’est l’homme qui, au moment de l’émeute, m’a désigné votre mère à tuer !… »
Un livide sourire glissa sur les lèvres de Roland, qui murmura :
« Je ne m’étais pas trompé !… »
En rentrant au logis de Juana, Roland prit quelques heures de sommeil. Sur le soir, il sortit en recommandant à Scalabrino de ne pas s’inquiéter s’il ne rentrait pas de quelques jours.
En effet, il fut absent pendant huit jours.
Le soir du huitième, il reparut, et sans parler de ce qu’il avait fait pendant ce temps, se contenta de dire à Juana :
« Nous allons partir ; dans trois ou quatre jours, Scalabrino viendra te chercher, Juana. Consentiras-tu à le suivre ?
– Pour aller où, monseigneur ?
– Pour me rejoindre.
– Je serai prête, dit Juana.
– Bien. Voilà quelque argent pour subvenir à tes besoins pendant mon absence.
– Monseigneur…
– Ne t’ai-je pas dit, Juana, que je me chargeais de ton existence ? »
Roland et Scalabrino revêtirent alors les costumes de cavaliers achetés chez le fripier du Rialto et, ayant fait leurs adieux à la jeune femme, s’éloignèrent.
Au quai Roland sauta dans une grande barque, et s’allongeant sous la tente, ferma les yeux, tandis que Scalabrino s’installait à l’avant. Le barcarol attendait et était prévenu ; sa gondole traversa Venise de l’est à l’ouest. Une fois hors la ville, il hissa une voile, et la barque se mit à glisser, légère et rapide, sur la grande lagune qui sépare Venise de la terre ferme.
Lorsqu’on aborda, il faisait nuit noire.
Roland marcha une partie de la nuit et parvint à la petite ville de Mestre, qui était comme l’avant-garde de Venise en terre ferme. Il coucha dans une auberge, et au soleil levant, s’enquit à l’hôte de deux chevaux qu’il voulait acheter. L’hôte répondit :
« Il y a justement dans mon hôtellerie un seigneur qui désire vendre plusieurs chevaux dont il n’a plus que faire, puisqu’il va s’installer à Venise. »
Roland suivit l’aubergiste qui, le bonnet à la main, le conduisit à la plus belle chambre de son hôtellerie.
Au moment d’entrer, l’hôtelier se tourna vers Roland et lui dit :
« Ne vous étonnez pas des façons de ce seigneur ; il est très riche et aime peut-être un peu trop ses aises. »
Sur ce, le patron du Soleil d’Argent – tel était le nom de l’hôtellerie – frappa, et sur une réponse faite de l’intérieur par une voix tonitruante, il entra, suivi de Roland.
« Illustre Seigneurie, dit-il en se courbant, voici justement quelqu’un qui désire acheter des chevaux.
– Eh ! maraud ! répondit l’homme, ne pouvais-tu t’adresser à l’un de mes secrétaires ?…
– J’ai cru bien faire, monseigneur, balbutia l’hôte.
– C’est bien, va-t-en. Monsieur, ajouta l’homme en s’adressant à Roland, tandis que l’hôtelier disparaissait, veuillez pardonner à ma juste colère… Car n’est-ce pas un crime de déranger un homme tel que moi, à l’instant même où il va avoir un tête-à-tête avec Bacchus et Vénus !… S’il vous plaît nous tenir compagnie…
– Excusez-moi, monsieur, dit Roland, je suis assez pressé. Dites-moi simplement s’il vous convient de me vendre deux de vos chevaux, et le prix que vous en désirez.
– Le prix ! le prix ! maugréa l’inconnu. C’est à voir ! Car, malgré les apparences, je tire le diable par la queue, moi ! »
Ce disant, il s’installa devant une table qui, malgré l’heure matinale, était déjà chargée de tous les éléments d’un plantureux déjeuner. Près de lui prirent place deux jeunes femmes qui avaient toute l’apparence de courtisanes.
« Monsieur, reprit l’inconnu, tout compte fait, je vous vendrai mes deux meilleurs chevaux. Neptune et Pluton. Bref, je vais honorer de ma présence l’illustre Venise à qui cette dernière illustration manquait. J’y suis appelé par mon digne ami Bembo et par d’autres seigneuries notables, entre autres le grand, le magnifique et sublime Foscari lui-même, qui n’est autre que le doge de Venise. »
Roland tressaillit. Mais il ne fit pas un geste. Le bavard inconnu, étonné de n’avoir pas produit plus d’effet, se renversa dans son fauteuil et, décidé à écraser son interlocuteur, il ajouta :
« Monsieur, je m’aperçois que nous ne nous sommes pas dit qui nous sommes. Pour réparer cet oubli, je vous annoncerai donc que je m’appelle Pierre Arétin… »
L’homme attendit en dévisageant Roland.
« Monsieur, je suis un passant qui désire acheter deux chevaux. Vous convient-il de me vendre les vôtres ?
– Je vous vends Neptune et Pluton. Mais c’est la première fois qu’il m’arrive de voir un mortel accueillir avec indifférence le nom à jamais fameux de Pierre Arétin !… Peut-être êtes-vous étranger ?
– Je le suis.
– Tout s’explique ! Mais ma renommée a franchi les bornes de l’Italie. Il faut que vous veniez de bien loin ?…
– De très loin.
– S’il en est ainsi, votre ignorance est excusable. Mais puisque vous êtes pressé, je vous déclare que je vous céderai Neptune et Pluton pour cinquante ducats. »
Roland tira les cinquante pièces d’or de sa bourse et les plaça sur la table devant celui qui s’était appelé Pierre Arétin.
Puis, ayant salué d’un léger signe de tête, il se retira. Comme il allait atteindre la porte, Roland se retourna à demi :
« Vous dites que vous êtes l’ami du doge Foscari ? dit-il.
– Certes ! Et des plus illustres seigneurs de Venise…
– L’évêque Bembo, par exemple ?
– Oui-da. Et si vous avez besoin d’une recommandation venez hardiment me trouver à Venise. Je serais content de vous être utile, car vous avez une façon de payer sans marchander qui m’a fort touché. »
Cette fois, Roland disparut.
Un quart d’heure plus tard, Roland et Scalabrino prenaient la route de Trévise. Il se trouva que Neptune et Pluton étaient, en effet, deux bêtes solides. Vers deux heures de l’après-midi, ils entraient dans Trévise où Scalabrino et les deux chevaux mangèrent de bon appétit et où Roland but un verre de vin.
Puis ils se remirent en route, vers le Nord. Comme le soleil se couchait à l’horizon, ils arrivèrent en vue d’un village.
« Reconnais-tu ce village ? demanda Roland.
– Oui, monseigneur ; j’y suis venu autrefois.
– Ah ! Et comment s’appelle-t-il ?
– Nervesa.
– Nervesa ! » exclama sourdement Roland.
Il arrêta net son cheval et ses yeux flamboyants se fixèrent sur une agglomération de maisons basses, placées au pied d’un monticule au bas duquel coulait l’eau rapide d’un fleuve. Scalabrino, étonné, respectait le silence de celui qu’il appelait son maître. Enfin, Roland mit pied à terre, et indiquant d’un geste à Scalabrino qu’il devait l’attendre à cet endroit, s’avança à pied vers le village.
Devant la première maison, assise sur un banc de pierre, une vieille femme filait sa quenouille. Roland la vit et se dirigea vers elle, puis, brusquement, s’arrêta et passa sa main sur son front.
« J’ai cherché ma mère… et ma mère est morte d’horreur… J’ai cherché ma fiancée, et ma fiancée s’était donnée au plus lâche de ceux qui m’avaient condamné… Que vais-je apprendre, maintenant que je cherche mon père ? »
À ce moment, un bruit confus de cris aigres, comme une clameur d’enfants qui jouent, se fit entendre. Des chiens aboyèrent. Roland entendit des éclats de rire enfantins.
« Qu’est-ce que cela ? » gronda-t-il en frissonnant.
Tout à coup, d’une ruelle latérale, à cinquante pas de lui, déboucha sur la grande route une bande joyeuse qui scandait une façon de ritournelle enfantine, parmi des cris et de grands rires clairs. La bande entourait quelque chose ou quelqu’un qui devait marcher lentement et que Roland ne distinguait pas bien. Le cœur défaillant, il s’avança à grands pas et Roland aperçut un vieillard à longue barbe blanche, mal vêtu, maigre, qui marchait courbé, sur un bâton ; le vieillard venait de faire un geste de menace… ou de supplication… de là, les cris plus joyeux et les rires plus féroces… Un enfant ramassa une pierre et la jeta au vieux qui, de ses mains tremblantes, essuya son visage ensanglanté… Sa pierre jetée, l’enfant se sentit saisi, soulevé en l’air par deux mains qui s’incrustaient dans ses bras. Une seconde Roland balança l’enfant au-dessus de sa tête comme pour le broyer contre le mur d’une maison proche.
Comment ne tua-t-il pas le misérable gamin ?
Brusquement, il déposa sur le sol l’enfant blême de terreur, et livide lui-même, il dit doucement :
« Va, mon enfant, dépêche-toi, sauve-toi, dans une seconde je ne serai plus maître de moi… Va… »
En deux secondes, il n’y eut plus sur la grande route que le vieillard qui s’essuyait le visage, et Roland qui le regardait haletant, éperdu.
À ce moment, un homme s’approcha de lui et lui dit :
« Est-ce que, par hasard, vous connaissez le Fou ?
– Quel fou ? » rugit Roland, hagard.
L’homme, du doigt, lui montra le vieillard, le doge Candiano… son père ! Roland tomba évanoui dans la poussière de la route.
*
* *
Lorsque Roland revint à lui, quelques minutes plus tard, il vit qu’on l’avait transporté dans une maison, et qu’il était assis dans un fauteuil. Devant lui, l’homme qui lui avait parlé sur la route le regardait avec étonnement.
« Monsieur, dit l’homme, je suis le magistrat de ce village, et, voyant que vous vous intéressiez à l’aveugle, je l’ai fait entrer chez moi…
– Monsieur, êtes-vous un homme ?… Avez-vous dans le cœur un peu de pitié ?… Si oui… laissez-moi seul avec… lui !… »
Le magistrat eut un geste vague, s’inclina, et sortit.
Roland, alors, fit un violent effort et s’avança vers le vieillard.
« Mon père ! » appela-t-il à voix basse.
L’aveugle fit un mouvement comme pour mieux écouter, mais son visage demeura fermé.
« Mon père ! répéta Roland.
– Ces enfants, dit le vieillard, sont bien méchants. Je ne puis donc sortir respirer un peu sans risquer d’être frappé ?…
– Mon père ! répéta Roland d’une voix brisée.
– Il n’y a plus de justice en ce monde, prononça le vieillard.
– Il y a une justice, puisque je suis là !… Mon père… écoutez… votre fils… Roland ! Ce nom ne vous dit-il rien ? Roland !
– Je n’ai pas de fils… Je n’ai jamais eu d’enfants… »
Roland tomba à genoux.
« Mon père, ô mon père, vous ne reconnaissez pas ma voix !
– Votre voix ! Qui êtes-vous donc ?…
– Je suis ton fils… Roland… Écoute-moi, père, écoute ma voix…
– Je n’ai jamais eu de fils, dit le vieux Candiano.
– Vous êtes bon, monsieur… qui que vous soyez, je vous bénis… vous me caressez… vous essuyez mon visage… Jamais personne ne m’a caressé… oui, vous devez être bon… »
Roland s’était relevé.
Il avait entouré de ses bras la tête blanche du vieillard, et maintenant il lui parlait d’une voix douce et plaintive, il lui racontait ses longues tortures et la trahison de Léonore, il laissait déborder son cœur avec ses larmes, comme si son père l’eût compris, comme s’il en eût attendu une consolation.
Cette douleur parut se tarir presque soudainement.
Les traits de Roland se figèrent. Il redevint cette statue de marbre qui avait effrayé Juana et Scalabrino.
Alors, il alla ouvrir la porte par laquelle avait disparu le magistrat, et il l’appela.
« Monsieur, dit-il, de cette voix rauque et brève qui était maintenant sa voix ordinaire, monsieur, je vais emmener avec moi… ce… vieillard. Y voyez-vous un obstacle ?
– Aucun, répondit le magistrat après une légère hésitation. Mais, sans doute, vous avez le droit de faire ce que vous voulez faire ?… Et vous pouvez m’en donner la preuve ?…
– Monsieur, je ne puis vous en donner aucune preuve, dit Roland avec une irritation contenue. Mais je vous affirme que j’ai le droit de l’emmener, et cette affirmation vous suffira…
– Faites ce que vous voudrez ! s’écria le magistrat. Après tout, nous ne connaissons pas cet homme !
– Bien ! fit Roland. Maintenant, dites-moi comment a vécu pendant six ans l’hôte qu’une catastrophe déposait à la porte de votre village et confiait à votre humanité.
– De la charité publique », monsieur, répondit le magistrat de ce ton de suffisance et de politesse féroce avec lequel tous les magistrats de la création ont toujours émis leurs énormités.
Un rugissement souleva la poitrine de Roland.
Il alla à son père et lui prit la main.
« Voulez-vous venir avec moi ? demanda-t-il avec une telle douceur que, pour la première fois, le magistrat s’avisa que cet inconnu avait dû beaucoup souffrir.
– Partons ! partons tout de suite… »
Roland passa son bras sous le bras du vieillard.
« Appuyez-vous, dit-il, je suis fort… »
Il sortit de la maison, doucement, au petit pas.
Devant la maison, une vingtaine de paysans et de commères, mis en éveil par les récits des gamins, faisaient demi-cercle.
Roland apparut, soutenant l’aveugle… le Fou.
Il ne les vit pas, tout attentif à guider son père. Ils s’écartèrent en silence, et devinant que quelque chose de très grand passait devant eux, ils demeurèrent sur place, étonnés et frissonnants.
Lorsque Roland arriva à l’endroit où il avait laissé Scalabrino, il faisait nuit. Roland défit son manteau et en couvrit les épaules de son père. Puis, non sans peine, il le hissa sur son cheval et l’assujettit sur la selle. Puis il dit :
« En route ! »
Alors Roland, à pied, la main sur la bride du cheval, penché en avant, s’enfonça dans la nuit et dans le vent.
*
* *
À Trévise, Roland dit quelques mots à Scalabrino qui s’éloigna rapidement dans la direction de Mestre et de Venise. Quant à lui, il s’arrêta dans une auberge de modeste apparence, acheta des vêtements pour remplacer les haillons que portait son père, commanda un repas substantiel et servit lui-même le vieillard à table. Après le repas, le vieux Candiano s’endormit de cet air heureux et confiant des enfants qui s’endorment sous la protection de la mère éveillée. Roland le laissa dormir jusque dans l’après-midi ; puis, pour quelques pièces d’argent, acheta une petite carriole à laquelle il attela son cheval. Dans le fond de la carriole, il plaça la selle. Sur le banc, il fit asseoir son père, s’assit lui-même auprès de lui, et prit la route de Mestre. Il y arriva fort tard dans la nuit et descendit dans une pauvre auberge, située en face du Soleil d’Argent.
Trois jours s’écoulèrent. Pendant ces trois jours, Roland ne quitta pas une minute le vieux Candiano.
Le soir du troisième jour, un homme et une femme arrivèrent dans l’auberge. C’étaient Scalabrino et Juana. Alors Roland sortit et erra par la ville. Dans un faubourg, presque au bout de la petite cité, il trouva une petite maison, entourée d’un jardin, qui était à louer.
Il fit aussitôt marché et paya six mois d’avance. Puis il alla chercher son père et Juana et les conduisit dans la maison qu’il venait de louer. Scalabrino, lui, était resté à l’auberge.
« Juana, dit Roland, reconnais-tu cet homme ? »
Juana secoua la tête.
« C’est mon père, dit simplement Roland.
– Monseigneur Candiano, doge de Venise ! murmura-t-elle.
– Non, Juana ! Candiano l’aveugle ! Candiano le fou ! Candiano le proscrit ! Candiano le père de Roland le bandit, qui vient de s’évader des puits de Venise. Juana, je te confie mon père. Cet homme à qui on a crevé les yeux devant moi, qui a vécu six ans de mendicité, dont le désespoir a tué la raison, cet homme c’est mon père… et je te le confie… à toi, Juana, parce que tu es le seul être en ce monde à qui je voudrais confier ce trésor qui porte en lui tout mon amour et toute ma haine. Me comprends-tu, Juana ?
– Par la mémoire sacrée de celle qui m’appela sa fille, à chaque instant de jour et de nuit, je veillerai sur lui, et moi vivante, il ne lui arrivera plus de pleurer, sinon de joie ! »
Cette dernière nuit, Roland la passa près de son père.
Au point du jour, il sortit de la chambre de son père, fit ses adieux à Juana, rentra à l’auberge, se jeta sur un lit et dormit trois heures d’un sommeil pesant. Puis il monta à cheval avec Scalabrino et reprit la route de Trévise.
Comme à son premier passage, il traversa Trévise et marcha dans la direction de la Piave. Seulement, au moment où le village de Nervesa fut en vue, il se jeta à gauche sur un chemin de traverse, s’enfonça dans une forêt de pins et commença à monter les flancs de la montagne.
« Reconnais-tu cette route ? demanda Roland, au moment où il sortait de la forêt.
– Oui, monseigneur, j’y suis venu jadis.
– Où conduit-elle ?…
– Aux gorges de la Piave, monseigneur. »
Roland mit pied à terre et invita Scalabrino à en faire autant. Les deux chevaux furent attachés au tronc d’un pin. Alors, Roland s’assit sur le revers du sentier. Scalabrino regardait autour de lui, prêtait l’oreille, donnait des signes manifestes d’une inquiétude grandissante. Enfin, il n’y put tenir et s’écria :
« Tenez, maître, si vous m’en croyez, rebroussons chemin.
– Et pourquoi donc ? J’ai envie de voir les gorges de la Piave.
– Les gorges de la Piave ! fit Scalabrino en tressaillant.
– Mais oui, j’en ai fort entendu parler ; et l’autre jour, même, le seigneur à qui j’ai acheté ces deux chevaux me disait qu’il les voulait visiter. On dit que le site est d’une beauté grandiose.
– Je ne sais pas si les gorges sont belles, mais toujours est-il qu’elles sont dangereuses.
– Raconte-moi donc ce que j’ai à craindre… Tu m’as l’air de très bien connaître ce pays, et je m’en rapporte à toi du soin de m’instruire…
– Monseigneur, ce que vous devez redouter, ce sont mes anciens amis, dit Scalabrino à voix basse.
– Oui, tu étais un bandit… Pourquoi baisses-tu la tête ? Le métier que tu faisais était tout aussi honorable que celui de doge ou de grand inquisiteur. Crois-moi, Scalabrino, ce n’est pas dans les gorges de la Piave qu’on trouve les plus redoutables bandits. Continue ton récit, dit-il doucement.
– Je vous disais, monseigneur, reprit l’ancien bandit, que j’étais le chef d’une bande qui opérait dans ce vaste triangle dont la base va de Trévise à Padoue, et dont le sommet est à Venise. C’est là, dans les gorges de cette montagne, que nous avions établi notre quartier général…
– Ah ! çà, mais tu étais un véritable chef d’armée.
– Comme vous dites, monseigneur ; c’était une véritable armée qui comprenait près de mille hommes. Moi, je n’étais que chef de bande, c’est-à-dire que je commandais à une cinquantaine d’hommes.
– Il y avait donc un chef général pour guider toutes les bandes pareilles à la tienne ?
– Non, monseigneur ; mais nous nous prêtions mutuellement aide et assistance. Nous partagions les prises ; les marins qui nous transportaient, soit, à l’aller, soit au retour, avaient leur part. Bref, nous vivions en bonne intelligence.
– Et ta bande se cachait dans les gorges de la Piave ?
– Elle ne s’y cachait pas, monseigneur. Nous y avions notre antre de rendez-vous, voilà tout. À part cela, chacun vivait dans sa ville. À Venise, nous étions une quinzaine.
– Eh bien, mais dans tout cela, je ne vois pas ce que je puis avoir à redouter, moi, en visitant les gorges…
– Je vous dirai donc qu’il y avait dans ma bande un homme que nous appelions Sandrigo, parce qu’il était né dans le village qui porte ce nom. Il était brave, audacieux et presque aussi fort que moi. Nous vivions en bons termes, bien que parfois il me semblât deviner en lui une sorte d’impatience de ne pas être le chef. Or, un jour, il m’arriva une chose extraordinaire. Ces événements remontent à treize ans à peu près, c’est-à-dire qu’ils se passèrent environ sept ans avant le jour où je fus arrêté… Un matin, j’attendais le retour d’une expédition que j’avais confiée à ce Sandrigo, lorsque tout à coup je le vis revenir avec ses hommes. Au milieu d’eux marchait une femme d’une extrême jeunesse et d’une éclatante beauté. J’avoue que je fus ébloui, moi qui ne m’étais jamais bien préoccupé de la beauté des femmes. Elle ne semblait nullement intimidée et prenait son aventure en riant. Nous emmenâmes dans une de nos grottes la femme et ses deux domestiques plus morts que vifs. Arrivée là, elle demanda à parler au chef.
« – C’est moi, madame, lui dis-je. Ne craignez rien.
« – Je n’ai pas peur, dit-elle en me regardant.
« Et son regard étrangement hardi me bouleversa. Elle continua :
« – Je vous donnerai tout ce que j’ai de précieux sur moi à condition que vous me laissiez dès aujourd’hui poursuivre mon chemin ; car je suis pressée d’arriver à Rome.
« – Tout de suite, si vous le désirez ! m’écriai-je.
« – Non ; je suis fatiguée et désire me reposer une heure.
« Cette femme me causait un trouble extraordinaire. Et j’eusse voulu la laisser venir sans rien lui prendre. Mais d’elle-même et tout en riant, elle défit ses bracelets, son collier et les jeta à mes pieds.
« Je me reculai et je dis à Sandrigo :
« – À toi, ami. Moi je ne toucherai pas à ces bijoux.
« Mais Sandrigo lui-même secoua la tête. D’un signe il montra les bijoux à nos hommes qui se jetèrent sur eux pour se les partager. Alors Sandrigo fit un pas et dit :
« – Je ne veux pas des bijoux, mais je veux la femme !
« – Sandrigo, cela ne sera pas. Tu connais nos lois.
« – Pour aujourd’hui, s’écria violemment Sandrigo, je ne connais de loi que celle de ma passion.
« Un flot de sang me monta au visage, et je tirai mon poignard.
« – Je vois bien qu’il faut que j’appartienne à l’un de vous aujourd’hui !… Eh bien, j’accepte !… Seulement, je mets une condition à ma bonne volonté.
« – Nous l’acceptons d’avance ! s’écrièrent nos compagnons.
« – Eh bien, je prétends choisir moi-même mon amant. Acceptez-vous ?
« – Oui, oui !…
« Sandrigo fit signe qu’il acceptait aussi. L’inconnue fit, des yeux, le tour des hommes qui l’entouraient. Ces beaux yeux s’arrêtèrent un instant sur Sandrigo, et je sentis que je pâlissais. Mais elle passa !… Elle vint enfin à moi, me prit la main et dit :
« – Voici celui que je veux… » Ah ! monseigneur, poursuivit Scalabrino, cette minute-là contint une des plus fortes émotions de ma vie. Sandrigo avait poussé un cri de rage et s’était élancé au-dehors. Quant à moi, haletant, éperdu de ce bonheur imprévu qui me tombait du ciel, je saisis dans mes bras la magnifique créature et je l’emportai en courant au fond d’une grotte. L’heure qui suivit, monseigneur, je m’en souviendrais des siècles, si je vivais des siècles. Elle partit.
– Tu ne l’as jamais revue ?
– Un soir, pendant une seconde, à Venise, il me sembla la reconnaître… Mais non !… Ce ne pouvait être elle…
– Cette femme que tu as cru reconnaître, c’était donc…
– La courtisane qui m’avait payé pour vous enlever !…
– C’est bien, fit Roland pensif. Continue.
– C’est tout, monseigneur. Je voulais en venir à vous dire que ce Sandrigo, de ce jour-là, me voua une haine sourde. Mais depuis mon arrestation, Sandrigo est sans doute devenu le chef. Or, si nous tombons entre ses mains, s’il voit que je vous suis dévoué, il fera retomber sur vous la vieille haine encore inassouvie. Ce que Sandrigo n’osa tenter alors, il l’accomplira aujourd’hui…
– Et ce Sandrigo était-il à Venise… le soir… de l’émeute ?
– Oui, monseigneur. Et maintenant que j’y pense… J’ai que… oh ! le misérable !… J’ai, monseigneur, qu’au moment où je fus arrêté, il me sembla voir Sandrigo parmi les sbires !
– Et quel fut son rôle dans la comédie organisée par… mon ami… mon excellent ami Bembo ?…
– Eh bien, le soir où Bembo vint me trouver, ce fut Sandrigo qui le conduisit à moi… Ah ! je commence à voir clair dans toute cette sombre histoire !… Je devine ce que je ne vois pas !… Il me semble voir le misérable Sandrigo complotant avec Bembo. Ils échangeaient nos deux vies, monseigneur ! Sandrigo vous vendait à Bembo, et troc pour troc, Bembo me vendait à Sandrigo !…
– Eh bien, Scalabrino, me conseilles-tu encore de reculer ?
– Non, monseigneur. Marchons et puissions-nous rencontrer Sandrigo dans les gorges de la Piave !… »
À ce moment, un cri lointain se fit entendre.
Roland et son compagnon prêtèrent l’oreille.
« C’est du côté de la Grotte Noire, dit Scalabrino.
– Allons à la Grotte Noire !
– Et les chevaux ?
– Nous les retrouverons ici », dit Roland.
Scalabrino s’élança, suivi de Roland. Ils escaladèrent parmi des rochers superposés, un sentier qui grimpait à travers des touffes de lentisques et d’arbousiers sauvages.
Au bout de cinq minutes de marche précipitée, Scalabrino s’arrêta, et faisant signe à Roland de garder le silence, écarta doucement un rideau d’arbustes, et d’un geste montra la scène étrange qui se déroulait dans ce désert.
D’un coup d’œil Roland embrassa cette scène. À sa gauche, en contrebas, il entrevit l’ouverture sombre d’une caverne qui devait être sans doute la Grotte Noire. À sa droite, les rochers finissaient brusquement sur une ligne au-delà de laquelle il devinait un grand trou béant – quelque gouffre au fond duquel il entendait mugir le fleuve. Entre la grotte et l’abîme, c’était une sorte de plate-forme qui n’avait pas plus d’une trentaine de toises en largeur.
À l’entrée de la grotte, un homme était attaché au tronc d’un pin sauvage poussé dans une fente de rocher. Devant lui, un autre homme était assis et paraissait continuer un interrogatoire déjà commencé. Derrière cet interrogateur, une douzaine de gaillards solides, armés jusqu’aux dents.
En apercevant l’homme attaché, Roland avait tressailli.
Et en apercevant l’homme qui interrogeait, Scalabrino avait serré ses poings formidables. Le premier avait reconnu le bavard qui, à Mestre, lui avait vendu deux chevaux. Le second avait reconnu son ennemi Sandrigo.
« Voyons, seigneur, disait Sandrigo, la vie d’un homme tel que vous vaut bien trois mille écus, que diable !
– Seigneur bandit, où voulez-vous que je prenne ces trois mille écus ?… Je suis perdu !
– Seigneur poète, reprit le bandit en ricanant, dans la grotte il y a une table ; sur cette table, de l’encre, du papier, des plumes. Vous allez écrire – en prose ou en vers, à votre choix. »
Un éclat de rire général accueillit ce trait d’esprit.
« Silence ! fit Sandrigo, vous écrivez. Un des cavaliers que voici porte votre lettre. Il faut deux jours pour aller à Venise, autant pour en revenir ; cela fait quatre. Soyons bon prince et mettons-en quatre pour donner à vos amis le temps de faire la somme. Cela fait huit jours. Il est maintenant 9 heures du soir, et nous sommes à jeudi. Si jeudi à 9 heures du soir, les 3 000 écus ne sont pas ici, j’aurai le regret de vous poignarder moi-même. »
Au même instant, les ronces qui formaient une barrière autour de la plate-forme s’écartèrent et Roland apparut.
D’un bond, il se trouva en présence de Sandrigo. En même temps, Scalabrino s’était jeté au-devant des bandits et s’écriait :
« On s’amuse donc sans moi, par ici !… Il paraît qu’on ne m’attendait plus !
« Scalabrino ! Scalabrino ! » vociférèrent les bandits.
Sandrigo, à l’aspect de Roland, avait bondi et se trouvait debout, le poignard à la main. Au nom de Scalabrino joyeusement crié par ses compagnons, il se retourna et voulut s’élancer sur le colosse. Il n’en eut pas le temps. Il s’arrêta avec un hurlement de douleur : Roland venait de se jeter sur lui, et lui broyait les deux poignets dans ses mains de fer. Sandrigo laissa échapper son poignard, se tordit un instant et tomba à genoux. Les bandits qui, d’abord, avaient poussé un cri de joie en reconnaissant Scalabrino, firent un mouvement pour entourer Roland.
« Laissez faire ! » rugit Scalabrino.
Les bandits reculèrent, domptés.
Pierre Arétin, toujours attaché, les bandits tenus en respect par Scalabrino, regardaient avec effarement ce nouveau venu, cet inconnu si fort aux pieds duquel se tordait Sandrigo.
Et lorsque enfin il saisit Sandrigo par le cou, lorsqu’il le traîna jusqu’au bord du précipice, lorsqu’il le tint suspendu au bout de son bras au-dessus de l’abîme, un murmure d’admiration stupéfiée indiqua que les bandits étaient domptés.
Scalabrino les connaissait ; il cessa dès lors de s’occuper d’eux. Sandrigo suspendu au-dessus du précipice cria : grâce !
Roland le ramena, le déposa à terre et lui dit :
« Délie le prisonnier ! »
Sandrigo jeta autour de lui un regard sanglant. Un instant, il essaya de tenir tête à Roland et le fixa, les yeux dans les yeux… Puis, dompté encore, vaincu, il délia le prisonnier qui se précipita vers son sauveur. Roland l’arrêta d’un geste.
« Monsieur, dit-il, nous avons à causer. Veuillez entrer dans cette grotte, s’il vous plaît, et m’y attendre quelques minutes. »
Roland se tourna vers les bandits :
« Vous avez vu ce que je puis faire. Quels sont ceux de vous qui me veulent pour chef ?…
– Tous ! Tous !
– Quels sont ceux de vous qui en ont assez de l’existence précaire et misérable que vous menez ? Quels sont ceux qui, avec moi, veulent accomplir de grandes choses ?
– Tous ! Tous !
– C’est bien. Je vous donne rendez-vous ici à minuit. Dispersez-vous. Amenez ceux de vos compagnons qui sont absents. Dites-leur qu’un homme est venu qui veut les mener à la conquête des grandes richesses, et faire un grand seigneur de chacun des pauvres hères que vous êtes. Allez, et soyez ici à minuit. »
Les bandits, enthousiasmés, poussèrent un vivat, puis se dispersèrent dans la montagne.
Sandrigo avait voulu s’éloigner aussi.
Mais sur un signe de Roland, Scalabrino lui mit la main à l’épaule et lui dit :
« Reste. Le maître veut te parler. »
À ce mot de maître, Sandrigo releva la tête ; puis, se dégageant brusquement, il se rua vers le précipice dans lequel il disparut.
Scalabrino, d’abord stupéfait, se pencha et vit son ennemi qui, avec une audace et une agilité extraordinaires, descendait dans l’abîme en s’accrochant aux aspérités et aux touffes d’arbustes.
« Oh ! avoir une bonne arquebuse dans les mains ! » murmura Scalabrino.
Un éclat de rire monta jusqu’à lui, et la silhouette confuse de Sandrigo s’évanouit.
« Voilà qui ne me dit rien de bon », dit Scalabrino.
Roland semblait n’avoir pas vu ce qui venait de se passer. La tête penchée, les bras croisés, il méditait. Bientôt il se reprit et pénétra dans la grotte où Scalabrino alluma une torche.
Le prisonnier, en apercevant Roland, poussa un cri de surprise :
« Mais je ne me trompe pas ! C’est bien vous, seigneur étranger, que j’ai vu il y a quelques jours à Mestre, et à qui je vendis mes deux meilleurs chevaux ? »
Roland fit un signe de tête affirmatif.
« Ah ! reprit l’Arétin, funeste idée que j’ai eue de visiter les gorges de la Piave ! Mon bagage est pillé, mes secrétaires se sont enfuis, et moi-même j’ai failli périr… Heureusement, vous êtes intervenu, pareil aux paladins de jadis…
– Ainsi, dit Roland, vous pensez que je vais vous relâcher ?
– Ne serait-ce pas là votre intention ? Que me voulez-vous donc ?
– Je veux, dit Roland en appuyant sur les mots, vous proposer un traité d’alliance. »
Le prisonnier releva vivement la tête. Roland poursuivit :
« Je crois deviner en vous quelque chose, de mieux et de plus terrible que votre aspect premier ne laisse supposer. Me suis-je trompé ? Sur ce front bas et têtu, sur ces sourcils mobiles, sur cette mâchoire de carnassier, sur cette tête de loup enfin, je lis les formidables appétits de jouissances qui se déchaînent en vous. Maître Pierre Arétin, si vous êtes seulement un poète ou un faiseur de vers – à votre choix – si vous êtes l’homme que vous dites, partez, vous êtes libre. Mais si vous êtes celui que je crois deviner, si vous êtes vraiment le loup qui se rue sur le monde, restez, nous causerons. Maintenant, Pierre Arétin, répondez : partez-vous ? Restez-vous ? »
Pierre Arétin répondit :
« Je reste. »