Nous revenons maintenant à Venise, et nous reprenons le fil des événements à cette nuit où se déchaînait le grand orage.
Dans le palais Dandolo, cette nuit-là, tout semblait dormir. Cependant un homme veillait encore vers quatre heures du matin.
C’était le Grand Inquisiteur. Il avait fort vieilli.
« Hurle, tempête ! murmurait Dandolo, lorsqu’un coup plus violent semblait ébranler les assises de la maison. Siffle, vente, foudroie !… Tu n’arriveras pas à étouffer ce qui hurle en moi ! Encore une nuit ! Une nuit d’insomnie ajoutée à tant d’autres ! Je vais, je marche, je tâche à ne pas entendre ce qui est en moi, et je n’y parviens pas, puisque les gémissements que j’entends ne sont même pas couverts par la voix du tonnerre… Oh ! ces gémissements !… Ils viennent de là-bas, du fond de la sinistre prison où se désespère l’infortuné… Six ans ! Six ans que ce malheureux expie le crime d’avoir été aimé par la fille d’un ambitieux… ma fille !… »
Il jeta des yeux hagards autour de lui.
Des bruits se faisaient entendre. Les domestiques de la maison reprenaient leurs occupations : il faisait jour.
Alors, il revint à la salle d’honneur, alla soulever les rideaux de l’une des fenêtres et regarda au dehors.
Au loin, sur la droite, une lueur rouge fusait dans le ciel noir. Les yeux de Dandolo s’attachèrent sur cette lueur sinistre. Soudain il devint blême.
« Oh ! bégaya-t-il, ce n’est pas possible !… Je deviens fou !… »
Le spectacle qui le frappait devait être terrible, car il tremblait et se soutenait à la lourde étoffe du rideau.
Là, dans le grand canal, deux têtes venaient d’émerger à la surface des flots !… Deux hommes se montraient ! Ces deux hommes se hissaient dans une gondole… Et la gondole, vigoureusement poussée par l’un d’eux, s’enfuyait dans la tempête !
Dandolo jeta un cri d’épouvante, murmura un nom et tomba à la renverse, évanoui.
*
* *
Lorsqu’il revint à lui, Dandolo se vit entouré de quelques-uns de ses serviteurs qui l’avaient porté sur un lit.
« Ne vous inquiétez pas, dit-il. C’est un simple vertige. Qu’on me laisse seul. »
Les domestiques se hâtèrent d’obéir. Dandolo s’assit à une table, mit sa tête dans ses deux mains et murmura :
« Que dois-je faire ?… à lui !… Que va-t-il faire !… »
Dandolo avait reconnu Roland.
S’il ne l’arrêtait pas, il se sentait perdu…
Un serviteur qui entra soudain l’arracha à cette angoisse.
« Monseigneur, dit cet homme, Son Excellence le capitaine général Altieri est là qui demande à être introduit. »
Dandolo fit un geste. Quelques instants plus tard, Altieri était devant lui.
« Je viens vous apprendre une nouvelle importante, dit Altieri. La voici : Roland Candiano vient de s’évader. »
Dandolo mit toute sa science à feindre une violente surprise.
« Évadé ! Vous êtes fou ! On ne s’évade pas des prisons de Venise.
– Cela est pourtant ! fit Altieri de cette voix sombre qui lui était habituelle. On devait ce matin exécuter le bandit Scalabrino. Ils se sont évadés ensemble. On a constaté que Roland Candiano avait creusé une mine allant de son cachot à celui de Scalabrino. Ils se sont concertés sans doute ; en arrivant sur le Pont des Soupirs, le chef des gardes s’est aperçu que l’homme que l’on conduisait à l’échafaud n’était pas Scalabrino. En effet, c’était Roland ! Ce qui s’est passé alors est effrayant. Scalabrino est apparu soudain portant sur la tête une dalle que deux hommes ordinaires eussent eu de la peine à soulever. Avec cette dalle, profitant de la stupeur des gardes et de la terreur que leur causait la foudre tombée sur le pont, il a défoncé la fenêtre du dernier soupir. Roland est libre !… Qu’allez-vous faire ? »
Dandolo tressaillit violemment.
Encore cette question qui se posait devant lui !…
Un homme était là qui la lui posait ouvertement. Quel homme ?… Altieri !… Le mari de Léonore !… Le maître de sa fille… de la fiancée de Roland Candiano !…
« La nouvelle est si stupéfiante que, venant d’un autre que vous, elle me semblerait absurde.
– Oui, fit Altieri d’une voix sombre. Il y a quelque chose d’absurde dans tout cela. Cela m’apprendra à jouer la générosité. Il fallait, pendant que nous tenions Roland Candiano… »
Un geste violent acheva la pensée d’Altieri.
« Enfin ! reprit-il. Le mal est fait. Il s’agit de le réparer. Et cela vous regarde. Faites fouiller Venise. Qu’on ferme le Lido. Qu’on surveille toute embarcation qui s’éloignera. Enfin prenez les mesures nécessaires. Car, ajouta-t-il, si je ne me trompe, c’est un duel à mort qui commence entre nous et Roland Candiano. Agissez, monsieur le Grand Inquisiteur, et agissez vite ! »
Sur ces mots, Altieri se leva, demeura quelques instants plongé dans ses réflexions, puis, il prit congé de Dandolo.
Celui-ci passa une heure à refréner les sentiments qui soulevaient sa pensée comme la tempête du dehors soulevait les vagues. Puis, étant arrivé à se composer un visage et un maintien, il passa dans son cabinet de travail et ordonna qu’on envoyât chercher le chef de là police.
« Il est là », lui dit son secrétaire.
Le chef de la police fut introduit.
« Monsieur, lui dit le Grand Inquisiteur, vous savez ce qui se passe ?
– Oui, monseigneur, deux prisonniers se sont évadés.
– Racontez-moi la chose en détail. »
Et tandis que le policier faisait un récit de l’évasion, le Grand Inquisiteur songeait :
« Il faut que ce soit moi qui le fasse arrêter !… Oh ! ces deux têtes que j’ai vues émergeant de l’eau ! Le temps s’écoule… Qui sait s’ils ne sont pas hors de Venise !… »
Le silence qui régnait autour de lui l’étonna soudain.
« Monseigneur veut-il me donner carte blanche ? dit tout à coup le policier.
– Oui, à condition toutefois que vous me fassiez prévenir d’heure en heure de ce qui se passera. Les faits sont graves. »
Le chef de la police s’élança, persuadé qu’il tenait sa fortune.
Les trois journées qui s’écoulèrent furent terribles pour Dandolo. Presque à chaque heure, il recevait la visite d’un agent, d’un sbire qui venait lui apporter un rapport soit écrit soit oral. À chaque visite, Dandolo sentait une sueur froide perler à son front.
Dans ces trois jours, un travail énorme se fit en lui. L’idée d’arrêter Roland lui devint insupportable, à tel point qu’il l’eût conduit lui-même hors de Venise, s’il eût su où le trouver.
Cependant, les policiers fouillaient la ville sans trouver trace des fugitifs. L’avis général était qu’ils s’étaient noyés et que leurs cadavres avaient été poussés jusque dans le port où sans doute ils avaient été dévorés.
Au bout de quelques jours, cette croyance était partagée par Altieri lui-même.
Une nuit, le Grand Inquisiteur veillait comme cela lui arrivait si souvent depuis quelques années. Chose étrange : la mort probable de Roland avait ramené un peu de calme dans cette âme faible. Ce que redoutait le Grand Inquisiteur, c’était la souffrance de Roland enfermé au fond des puits. Roland mort ne souffrait plus. Dandolo cherchait en lui-même des arrangements avec sa conscience. En somme, il n’avait rien fait, lui. Il avait laissé faire. Et même, au moment de l’évasion, il s’était déchargé sur le chef de police du soin de faire les recherches.
Cette nuit-là, son valet de chambre lui annonça la visite d’un agent. Il donna tranquillement l’ordre de le faire entrer.
Le sbire s’inclina et dit :
« Monseigneur, je tiens Scalabrino et Roland Candiano.
– Raconte ! dit-il d’une voix rauque.
– Voilà, monseigneur. Seulement, avant de parler, je désire vous adresser humblement une requête. C’est de supplier Votre Excellence de vouloir bien se souvenir que, seul, j’ai trouvé ce que la police de Venise cherche en vain.
– Je m’en souviendrai ! dit Dandolo avec un accent qui eût dû épouvanter le sbire et qui le combla de joie.
– C’est bien simple, monseigneur. Je me suis souvenu tout à coup que Scalabrino fréquentait jadis une jeune fille, une nommée Juana. Dans la soirée, je me suis donc transporté dans la maison qu’habite cette fille. Je me suis introduit dans la pièce voisine. J’ai fait un trou à la cloison. J’ai écouté et j’ai vu.
– Et… l’autre ? bégaya le Grand Inquisiteur.
– Absent, monseigneur ! Mais d’après la conversation que j’ai surprise, il ne doit pas tarder à revenir. Dès lors, l’opération est facile ; nous nous emparons de Scalabrino et de la fille. Nous nous installons dans le logis. Et lorsque Roland Candiano se présente, nous lui mettons la main au collet.
– Très simple, en effet ! fit Dandolo machinalement.
– N’est-ce pas, monseigneur ? fit le sbire en se redressant. Mais si simple que soit ce plan, il fallait le trouver… Et c’est moi !
– Je ne l’oublie pas ! fit Dandolo. J’espère que tu as prévenu ton chef, et que la maison est cernée ?
– Monseigneur, un pauvre homme comme moi a trop rarement l’occasion de faire fortune en rendant à l’État un service signalé pour que j’aie pu consentir à révéler mon secret. Si j’en avais parlé au chef, le chef m’eût poignardé, jeté aux poissons, et c’est lui qui, en ce moment, serait ici.
– Ainsi, tu n’as ni prévenu ton chef ?… Ni aucun de tes camarades ? Tu es donc seul à savoir la chose ?
– Seul… avec vous, monseigneur !
– Viens me montrer la maison.
– À vos ordres, monseigneur », dit le policier.
Dandolo s’enveloppa d’un manteau et, suivi du sbire, sortit de son palais.
Il entra dans l’une de ses gondoles et dit au policier :
« Rame ! »
Avec la hâte d’un homme qui court à la fortune, le policier se mit à pousser la gondole.
« Tu iras jusqu’au Lido, fit tout à coup Dandolo.
– Mais, monseigneur, ce n’est pas par là !
– N’importe. Va. J’ai quelque chose à y voir. »
Le barcarol improvisé obéit. Dandolo s’était assis à l’arrière, près du policier qui manœuvrait sa rame avec l’adresse d’un homme bon à tout faire. Le Grand Inquisiteur méditait.
« Nous voici au port, monseigneur, fit le policier.
– Va plus loin ! » dit Dandolo.
La gondole se fraya un passage parmi les tartanes, les bricks et les vaisseaux d’État, et s’éloigna vers le centre de ce lac resserré qu’est le port du Lido. Bientôt, elle fut hors de vue de tous les navires du quai.
« Arrête », dit alors Dandolo.
Le policier suspendit sa rame.
« Assieds-toi là près de moi. Écoute, fit le Grand Inquisiteur, tu es bien sûr que tu es seul à savoir où se trouve Roland Candiano ?
– Tout à fait sûr, monseigneur !
– C’est parfait. Écoute-moi bien, maintenant. Si je te demandais d’oublier ce que tu as vu !…
– Que voulez-vous dire, monseigneur ?
– Je te demande d’oublier que tu as vu Scalabrino, que tu connais la maison où Roland Candiano doit revenir !
– Quelle sera ma récompense, monseigneur ?
– Cette question-là, au moins est raisonnable. Voici : tu quitteras Venise. Tu iras à Rome où j’ai de grandes influences. Tu retrouveras là-bas un emploi supérieur à celui que tu occupais ici, et pour te dédommager de ton départ, tu recevras cinquante écus en t’embarquant demain matin. »
Tandis que Dandolo parlait, le sbire préparait un coup de maître.
« Monseigneur, dit-il brusquement, je ne veux quitter Venise à aucun prix. D’autre part, ce que vous me demandez est grave, et je désire réfléchir.
– Jusqu’à quand ? demanda Dandolo.
– Jusqu’à demain ; est-ce trop d’un jour pour réfléchir d’un acte qui, si je ne me trompe, peut avoir d’immenses conséquences ?… »
Dandolo sourit et dit :
« Non seulement ce n’est pas trop, mais ce n’est pas assez. Réfléchis donc toute l’éternité, misérable ! »
En même temps, le Grand Inquisiteur, d’un geste foudroyant, enfonça dans la poitrine du sbire un poignard qu’il tenait sous son manteau. Le sbire s’affaissa, sans un cri. Alors, Dandolo souleva le corps, et, doucement le laissa glisser dans l’eau.
Puis il prit la rame et se mit à pousser sa gondole.
Lorsqu’il entra dans son palais et qu’il se fut jeté sur son lit, le Grand Inquisiteur murmura :
« Maintenant, j’ai payé ma dette à Roland Candiano. Maintenant peut-être pourrai-je dormir enfin !… »