XVIII DEUIL DE CŒUR

Le palais Altieri était situé à deux cents pas du palais Dandolo, sur le même alignement. Notons, en passant, qu’entre ces deux maisons seigneuriales, et sur l’autre bord, s’élevait la maison plus seigneuriale encore et plus somptueuse qu’habitait la courtisane Imperia.

Altieri, le matin où il était venu voir Dandolo pour lui annoncer la fuite de Roland, n’avait donc eu que quelques pas à faire pour regagner son palais. Bien que l’heure fût matinale, il se fit annoncer chez Léonore qui vivait enfermée dans une aile du palais, s’occupant uniquement de l’administration intérieure.

L’évasion de Roland le bouleversait et faisait bourdonner en lui des sentiments que l’accoutumance avait fini par assouplir.

Léonore reçut aussitôt son mari, comme toutes les fois qu’il se présentait. Dans tous ses actes extérieurs, elle s’était imposé de se montrer toujours épouse fidèle et soumise. Lorsque le capitaine général entra, il la vit qui présidait au rangement d’une grande armoire à linge. Deux servantes dépliaient les piles d’étoffe, qu’elle examinait attentivement. Altieri considéra quelques instants ce tableau domestique et poussa un soupir. Puis, d’un signe, il montra les deux servantes qu’elle renvoya aussitôt.

Alors il dit brusquement :

« Votre père m’a donné une ménagère accomplie, alors que j’espérais qu’il me donnait une femme. Léonore, écoutez-moi.

– Qu’avez-vous à me reprocher ? Venise ignore notre situation…

– C’est juste. De quoi me plaindrais-je, puisque le mal dont je souffre est ignoré !

– J’assiste à toutes les fêtes que vous donnez ; j’ai soin de votre intérieur ; je me montre en public auprès de vous assez souvent pour qu’on ne devine rien de nos conventions intimes. Lorsque je vous ai épousé, la veille de notre mariage, loyalement, je vous ai dit que je ne serais jamais votre femme que de nom. Je vous ai demandé si, dans ces conditions, vous consentiez à ne pas persécuter mon père. Vous avez accepté. Que voulez-vous aujourd’hui ?

– Je veux que vous soyez ma femme ! dit-il sourdement.

– Allons donc, monsieur ! Vous savez de quoi est capable une Dandolo. Jadis, une aïeule sauva la république en poignardant le capitaine d’armes qui marchait sur le palais des doges. Ce qu’une Dandolo a fait pour la liberté de tous, je puis le faire pour ma liberté à moi.

– Ce qui veut dire que si j’avais recours à la violence, vous me tueriez ?

– Sans hésiter.

– Et si je m’attaquais à votre père ?

– Je laisserais faire. J’ai fait à mon père le dernier sacrifice. Brisez sa situation, si vous voulez : mon père n’est plus mon père du jour où il a voulu mon mariage avec vous.

– Voilà la deuxième fois, Léonore, que je vous demande de devenir ma femme. Aujourd’hui, un événement considérable m’a poussé vers vous.

– Un événement ? demanda-t-elle en tressaillant.

– Un événement qui vous intéresse quelque peu, je suppose. Je vais vous apprendre une chose qui, peut-être, changera un jour votre conduite. Car si je comprends jusqu’à un certain point qu’une femme demeure fidèle à un vivant…

– Eh bien ? balbutia-t-elle voyant qu’Altieri s’arrêtait.

– Eh bien, nous venons de recevoir la nouvelle que Roland Candiano est mort… »

Léonore demeura debout, toute raidie. À peine pâlit-elle. Roland l’avait abandonnée. Roland mourait ; le deuil demeurait le même dans son âme.

Quant à Altieri, il se retira en murmurant :

« Je n’ai menti qu’à moitié. De deux choses l’une : ou Roland s’est noyé, ou il est vivant. Dans le premier cas, ma nouvelle est vraie. Dans le deuxième cas, je me charge de la rendre vraie. Ce n’est qu’une question d’heures… »

Demeurée seule, Léonore tomba sur ses genoux, et longuement elle pleura, comme elle n’avait pas pleuré depuis six ans.

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