XX AMOR, FUROR

Dehors, sur le quai, Roland regarda autour de lui et entrevit une ombre qui se dissimulait derrière un pilier. Il marcha droit à cette ombre.

« Est-ce toi ? demanda-t-il.

– C’est moi, monseigneur », dit Scalabrino qui apparut.

Il avait quitté la belle livrée de l’Arétin et était vêtu comme un bon bourgeois de Venise.

« Et nos compagnons ?

– Ils sont presque tous arrivés et attendent vos ordres.

– Bien ; quand ils seront tous là, tu me préviendras… »

Roland détacha une gondole et sauta sur le frêle esquif.

« Dois-je vous accompagner, maître ? demanda Scalabrino.

– Si tu veux. Une promenade sur l’eau nous fera du bien.

– Où voulez-vous aller, maître ?

– Mais au Lido ; on n’a pas à y redouter les indiscrétions. »

Lorsqu’ils furent arrivés dans le port, Roland se redressa et fit un signe à son compagnon qui cessa de ramer.

« Alors, tu disais que tu n’as jamais revu cette femme ? fit tout à coup Roland. Celle dont tu m’as raconté l’étrange aventure… celle qui t’a préféré à Sandrigo, dans la Grotte Noire…

– Non, monseigneur, je ne l’ai jamais revue.

– As-tu bien regardé cette jeune fille, tout à l’heure, dans le palais d’Imperia ?

– Oui, maître.

– Elle s’appelle Bianca.

– Je retiendrai ce nom : Bianca.

– Au fait, j’oubliais un détail intéressant. Cette enfant a une mère qui s’appelle Imperia.

– La courtisane du palais ?

– Oui : la courtisane qui fut la cause première de mon arrestation. Mais laissons cela. Donc Bianca a pour mère Imperia. Mais sais-tu comment s’appelle son père ?…

– Non, maître, je ne le sais pas !

– Eh bien, le père de Bianca s’appelle Scalabrino. »

Scalabrino fit un tel mouvement que la barque faillit chavirer. Le géant tremblait sur ses jambes.

« Bianca est ta fille, dit gravement Roland.

– Quoi ! cette enfant si belle, avec ses yeux bleus si profonds…

– C’est ta fille, Scalabrino.

– Cet ange… ma fille !… Oh ! monseigneur, pardonnez, c’est plus fort que moi. »

Scalabrino se prit à sangloter doucement.

Roland se leva, saisit la rame et poussa vivement la gondole vers le quai. Scalabrino redressa la tête au moment où la gondole touchait. Il vit la terre, sauta sur le quai, s’enfuit avec ce besoin impérieux de solitude qu’on a dans les grandes douleurs et les grandes joies.

Roland regarda avec mélancolie la silhouette du colosse s’effacer dans la nuit.

« Pauvre être ! murmura-t-il. Tant d’années de misère et une seule minute de joie sans mélange !… Pleure, oui, raconte à la nuit ton bonheur !… Demain, tu souffriras encore ! »

Alors, il sauta légèrement à terre, se dirigea vers les palais du Grand Canal. À mesure qu’il avançait, sa marche se faisait plus hésitante. Il s’arrêta enfin près d’un palais où tout était sombre et silencieux.

Et avec un long frisson, il leva la tête vers les fenêtres closes… Ce palais, c’était celui du capitaine général Altieri.

« Que suis-je venu faire ici ? murmura-t-il. Eh bien, es-tu content, pauvre cœur ulcéré ! Tu bats violemment parce que tu te trouves si près de son cœur à elle, ou parce qu’il te semble qu’il en est ainsi… Quand je pense que depuis six ans il ne s’est pas écoulé une minute où son image n’ait été présente à ma mémoire !… Et elle, que pouvait-elle bien penser ?… Bah ! ce que pensent les femmes… Hélas ! hélas !… Si je pouvais donc, moi aussi, oublier, dormir ! »

Cette nuit-là eut une influence décisive sur sa vie. Ce fut dans cette nuit, nous l’avons vu, qu’il prit contact avec Imperia. Ce fut dans cette nuit que sa conjonction soudaine avec Bianca le fit dévier du chemin qu’il s’était d’abord tracé. Enfin, ce fut dans cette nuit qu’une nouvelle rencontre vint préciser son plan de bataille.

Roland, en s’éloignant du palais Altieri, se dirigea vers le palais ducal et les prisons.

Il détacha une gondole et s’avança vers le palais ducal.

Bientôt, la sombre masse de la prison lui fut visible.

Il poussa sa barque jusque sous le Pont des Soupirs. Alors il vit une chose que, de loin, il n’avait pu remarquer. C’est que le pont était soutenu par des échafaudages de madriers croisés.

« On répare le dégât de la foudre et le dégât de Scalabrino, deux ouragans qui ont ébranlé le pont ! » pensa-t-il en souriant.

Il attacha sa gondole à l’un des madriers qui plongeaient dans l’eau, puis, se hissant de traverse en traverse, en quelques minutes, il atteignit le pont à l’endroit où Scalabrino avait lancé son formidable coup de catapulte. Pour la nuit, les ouvriers qui travaillaient au pont bouchaient simplement l’ouverture avec des planches. Ces planches, Roland n’eut aucun mal à les écarter assez pour qu’il pût passer, et l’instant d’après il se trouvait sur le Pont des Soupirs.

Roland possédait une force d’énergie exceptionnelle.

Mais en mettant le pied sur le pont, il frissonna de la tête aux pieds et une sueur d’angoisse perla à son front. En quelques secondes, il revécut l’abominable scène de son arrestation… Puis, subitement, ses yeux cherchèrent dans l’obscurité la chaise de pierre : il la vit à quelques pas. Lentement, en proie à une sorte d’hallucination, il se dirigea vers elle, se laissa tomber à genoux, posa son front brûlant sur le granit poli, et là, sans doute, il se fit à lui-même quelque terrible serment, car lorsqu’il se releva, il murmura :

« Soyez tranquille, mon père !… »

Puis lentement, il recula vers l’ouverture par où il était entré.

À ce moment, du côté de la prison, des pas se firent entendre.

On montait vers le pont. Une lueur pâle apparut…

Roland se blottit vivement derrière un amas de planches, et, pétrifié, la main crispée sur la garde de sa dague, attendit…

À l’entrée du pont, deux hommes apparurent.

Roland les reconnut immédiatement.

L’un d’eux était Foscari, et l’autre Bembo.

Le doge Foscari s’était arrêté devant la chaise de pierre, méditatif. Roland voyait en plein son visage que la lanterne de Bembo éclairait. Foscari avait à peine vieilli. Seulement, son regard était plus sombre qu’autrefois.

« Pourquoi ne l’avons-nous pas attaché, lui aussi, sur cette pierre ! Pourquoi ne l’avons-nous pas aveuglé comme son père, ou plutôt, pourquoi le bourreau, alors, ne fit-il pas tomber cette tête !… Ah ! Bembo, ce fut une lourde faute !

– Monseigneur, dit Bembo, ce sont là d’inutiles inquiétudes. Roland Candiano est mort.

– On n’a pas retrouvé le corps. Pourtant j’ai fait draguer le canal. J’ai passé quinze mortelles journées à attendre qu’on vînt m’annoncer qu’il était retrouvé…

– Vous savez, monseigneur, que le canal entraîne jusqu’au Lido les corps qu’il engloutit. Là, les poissons voraces se sont chargés de l’ensevelissement suprême, n’en doutez pas…

– Crois-moi, Bembo, un homme comme lui ne se noie pas. J’ai voulu visiter son cachot. J’ai voulu voir de mes yeux cette galerie qu’il a creusée en six ans. C’est un prodigieux travail. Non, il ne s’est pas noyé, ajouta le doge d’une voix plus sombre… il a trop de choses à faire pour mourir ainsi au moment de la liberté.

– En admettant qu’il soit vivant, balbutia Bembo, il faudrait qu’il sache… »

Foscari haussa les épaules. Puis, comme s’il eût voulu brusquement changer le cours de ses idées, il reprit :

« Cet homme, cet ami de Jean de Médicis que tu devais faire venir ?…

– Pierre Arétin ?… Il est arrivé, monseigneur.

– Et tu crois qu’il remplira avec intelligence et fidélité cette ambassade auprès de Jean de Médicis ?

– Il est remarquablement intelligent, monseigneur, et, quant au dévouement, il ne s’agit que d’y mettre un bon prix.

– Tu me l’amèneras au plus tôt… »

Le doge Foscari, pensif, le front penché, passa à un pas de Roland, accompagné de Bembo, qui ouvrit la porte massive. Un instant plus tard, Foscari et Bembo avaient disparu.

Alors, Roland se redressa. Il regagna l’ouverture, descendit jusqu’à sa gondole, la conduisit à la place où il l’avait prise, la rattacha, sauta sur le quai et se dirigea vivement vers la place Saint-Marc.

Que venait-il chercher là ? Qu’attendait-il, embusqué au pied de l’une des colonnes qui portaient le fanion de la république ?… Bientôt, d’une porte du palais ducal, une ombre se détacha et se mit à marcher lentement en suivant la ligne du Grand Canal.

Sans doute, c’était cet homme qu’attendait Roland, car il se mit à le suivre…

« Bembo ! » avait-il murmuré.

C’était Bembo en effet. Roland le suivait sans intention fixe. Il suivait Bembo avidement, prêt à le tuer, peut-être, ou simplement par une sorte de curiosité nerveuse.

Bembo s’arrêta enfin. Il se trouvait devant le palais d’Imperia.

Roland comprit tout ! Le monstre amoureux venait payer son tribut à l’amour ! Lui aussi aimait ! Lui aussi venait rêver près de la maison où dormait celle qu’il aimait ! Bembo allait à Bianca comme Roland aurait été à Léonore !… Ce rapprochement amena un sourire d’amertume sur les lèvres de Roland.

Cependant, cessant de se dissimuler, il se mit à marcher vers Bembo. Celui-ci l’entendit tout à coup, au moment où Roland n’était plus qu’à quelques pas de lui.

« Tiens ! s’écria Roland d’une voix railleuse, il paraît que je ne suis pas le seul à soupirer sous les fenêtres des jeunes beautés qui habitent ce palais !…

– Au diable l’importun ! gronda Bembo.

– Seriez-vous par hasard amoureux de Mme Imperia ? reprit Roland. Je croyais qu’il n’y avait que les poètes comme mon maître, et les apprentis poètes comme moi pour chercher à la clarté des étoiles un reflet de l’objet aimé ! »

« C’est le secrétaire d’Arétin ! » murmura Bembo.

Et à haute voix, il ajouta :

« Passez votre chemin, monsieur, s’il vous plaît.

– Voilà qui est bientôt dit ! Mais moi qui ai composé une ballade en l’honneur de la divine Bianca, je tiens à la dire, heureux d’avoir un auditeur, à défaut de celle qui devrait l’écouter… »

Au nom de Bianca, Bembo tressaillit violemment. Il s’avança vers Roland et voulut lui saisir le bras. Roland le repoussa rudement.

« Ne me touchez pas ! » gronda-t-il d’une voix si rauque et si furieuse qu’il en fut comme surpris.

« Cette voix ! » murmura sourdement Bembo en reculant.

Mais déjà Roland reprenait sur ce ton léger qu’il avait adopté :

« Sais-je si vous n’avez pas quelque mauvaise intention contre un pauvre poète !…

– Vous avez prononcé un nom… fit Bembo.

– Celui de Bianca.

– Oui ! dit Bembo en grinçant des dents, Bianca. D’où vient que vous en parlez avec une telle familiarité ?… Savez-vous qui je suis ?

– Parfaitement. Vous êtes le cardinal-évêque de Venise. »

Bembo jeta une exclamation de surprise et presque d’effroi.

« Tenez, mon maître, reprit tout à coup Roland, au lieu de me rudoyer ou d’essayer de m’intimider, vous feriez mieux de causer avec moi. Je pourrais peut-être vous dire des choses intéressantes au sujet de Bianca ; n’est-ce pas le sujet qui vous touche le plus au cœur ?

– Soit. Dites-moi en ce cas comment vous êtes si bien renseigné sur mon compte ?

– Simplement parce que je vous ai suivi, épié…

– Soit encore. Mais pourquoi m’avez-vous parlé de Bianca et… de ce que je pense d’elle. Voilà une chose qui était secrète.

– Vous avez été épié, heureusement pour vous, par quelqu’un qui veut vous aider.

– M’aider ! fit sourdement Bembo. Pourquoi m’aider !

– Que vous importe ! Ne puis-je avoir un intérêt quelconque à voir la fille d’Imperia devenir votre maîtresse ? »

Bembo tressaillit de joie.

Si cet homme était poussé par la haine !… Tout s’éclairait dès lors. Lui qui comprenait si bien la haine, lui qui avait fait de la haine le grand levier de sa vie et de sa fortune, pouvait alors s’entendre avec cet inconnu.

« Voyons donc comment vous pourrez m’aider ? dit-il en reprenant tout son sang-froid. Et voyons aussi ce que vous allez me demander pour m’aider ?

– Je vais vous répondre sur les deux points, mais en intervertissant l’ordre des questions. Je ne vous demanderai rien. Soyez tranquille, je suis payé d’autre part. Il ne reste donc plus que la question de savoir en quoi je puis vous être utile…

– J’attends…

– Eh bien, je puis enlever la jeune Bianca et vous la remettre.

– Oh ! si vous faisiez cela ! bégaya Bembo. Demandez, exigez alors ce que vous voudrez !

– Je vous dis que je suis payé d’autre part… Acceptez-vous ce que je vous propose ?

– Je l’accepte ! haleta Bembo.

– Bien. Trouvez-vous donc dès demain soir, vers neuf heures, devant le palais d’Imperia. Soyez au rendez-vous. Sans quoi, cette occasion ne se renouvellerait peut-être plus !

– Qui me prouve que vous ne me tendez pas un piège ?

– Un piège ? Pour quoi faire ? Si j’avais voulu vous tuer, depuis une heure, j’aurais pu cent fois vous frapper.

– C’est juste ! murmura Bembo.

– Ainsi, vous serez au rendez-vous ?

– J’y serai. »

Sur ce mot prononcé avec une fermeté qui ne laissait aucun doute sur ses intentions, Bembo s’éloigna rapidement. Roland le suivit quelques instants du regard. Puis, à son tour, il s’éloigna dans la direction du port. Arrivé là, il monta dans une maison de pauvre apparence et frappa à une porte qui s’ouvrit aussitôt.

L’homme qui venait d’ouvrir, c’était Scalabrino.

« Maître, dit-il avec un soupir, pardonnez-moi de vous avoir ainsi quitté tout à l’heure. J’étais fou… ce que vous m’avez dit m’avait bouleversé… je me suis, pendant quelques minutes, créé des idées impossibles… mais c’est fini.

– Qu’as-tu donc rêvé de si absurde ?… Voyons… Tu as rêvé que tu emmenais ta fille loin de Venise, que tu la mettais à l’abri des tigres qui rôdent dans l’ombre en quête de sang jeune, n’est-ce pas ? À l’abri aussi de cette mère qui tôt ou tard, par calcul, par faiblesse, par terreur ou par tout autre sentiment, finira par la livrer ! Est-ce bien cela ? »

Scalabrino joignit ses mains énormes et fit oui de la tête.

« Tu as rêvé que peu à peu, à force de tendresse, tu finissais par te faire aimer de Bianca qui alors t’eût dit un jour : Pourquoi n’êtes-vous pas mon père !… Et alors, toi, tu te serais écrié : Ma fille, mon enfant chérie, je suis réellement ton père !

– C’est vrai, monseigneur, j’ai fait ce rêve-là.

– Demain, à onze heures du soir, nous enlevons Bianca.

– Oh ! murmura le géant, vous m’ouvrez le ciel !

– Tous nos compagnons sont-ils à Venise ?

– Presque tous, dit Scalabrino dont la voix tremblait. Ceux qui ne sont pas là encore arriveront sûrement demain.

– Eh bien, donne-leur rendez-vous au palais d’Imperia. À dix heures, j’irai leur donner les instructions nécessaires.

– Je serai là, maître ? s’écria le colosse.

– Non…

– Quoi ! je ne serai pas là pour emporter ma fille ?

– Il le faut ! tu te tiendras dans une bonne barque avec deux bons rameurs ! je te remettrai ta fille, et vous filerez vers la tartane qui vous attend dans le port. Une fois Bianca à bord de la tartane, ne t’inquiète plus du reste, et viens me retrouver. J’espère que tu as assez confiance en moi pour t’en rapporter à ce que j’aurai combiné pour le bonheur de ta fille.

– J’ai confiance en vous, maître, comme j’avais confiance en Dieu quand j’étais enfant », répondit Scalabrino.

*

* *

Bembo était entré dans le palais qu’il occupait non loin de Saint-Marc. Il était environ trois heures du matin. D’un geste brusque, le cardinal renvoya le valet de chambre qui se présentait pour le déshabiller. Il ouvrit toute grande la fenêtre du cabinet où il était entré, et se mit à se promener lentement.

On trouvera peut-être étonnant qu’une nature pareille ait pu éprouver ce sentiment d’amour qui semble plutôt fait d’abnégation. À cela nous répondrons d’abord que le cardinal Bembo avoue lui-même cette grande passion dans ses lettres. Et ensuite, que cet amour était surtout une passion sensuelle.

Bembo n’avait jamais été aimé. Il n’avait jamais aimé.

Il avait eu, il est vrai, quelques liaisons passagères qui n’avaient laissé aucune trace dans sa vie. Du jour où il vit Bianca, il sut ce que c’est qu’une passion forte et sincère. Dans les premiers moments, il s’imagina qu’il aurait bon marché de Bianca et d’Imperia. La résistance désespérée qu’il trouva chez cette dernière l’amena rapidement à un état de surexcitation nerveuse ; en même temps, il se disait qu’il était préférable de renoncer à Bianca. Mais tout en s’affirmant qu’il y renonçait, il pensait de plus en plus à cette enfant entrevue, et bientôt, elle fut vivante dans toutes ses pensées.

Le soir où il rencontra Roland, Bembo, désespéré, cherchait dans son esprit quelque plan audacieux dont l’exécution lui livrerait Bianca. Son entretien avec Roland précisa ce plan qui demeurait très vague dans la pensée.

Bembo allait et venait dans son cabinet, et toutes ses pensées, maintenant, convergeaient vers cette rencontre qu’il venait de faire devant le palais d’Imperia.

Et voici ce qu’il pensait à ce moment :

« Il est nécessaire que je tue cet homme. Servons-nous de lui, d’abord. Et puis tuons-le. Cherchons le moyen… Voyons, ce soir il me livre Bianca. Donc, je dois avoir pour lui une grande reconnaissance. Pour la lui témoigner, pour le remercier avec toute la cordialité que comporte un tel service, je le prie à dîner, ici, dans mon palais épiscopal. Il viendra, c’est sûr. Mais voudra-t-il manger à ma table ?… Oui, si je lui inspire pour un jour, une suffisante confiance. Et cela est mon affaire. Oui, il viendra, il se mettra à ma table… Le reste va de soi. Voilà le meilleur moyen, le plus expéditif. »

Soulagé, à peu près certain de se débarrasser de l’inconnu en l’empoisonnant, Bembo se livra dès lors à toute la joie puissante de réaliser d’avance en imagination l’enlèvement de Bianca et l’assouvissement de sa passion.

Alors, il combina la nouvelle existence qu’il allait falloir organiser.

Il appela son intendant, et lui ordonna de préparer un appartement pour une personne qui, pour quelques jours, devrait loger au palais, et il ajouta :

« Cette personne est une femme. »

Un regard fixe fit comprendre à l’intendant de quoi il s’agissait. Cet intendant était admirablement dressé et comprenait son maître à demi-mot et exécutait aveuglément.

« Il faudra, reprit Bembo, t’occuper de me trouver d’ici peu de jours une maison bien située, c’est-à-dire assez isolée et facile à surveiller. Tu t’y installeras.

– Bien, monseigneur, j’ai votre affaire. »

L’intendant disparut : il en savait assez…

Une heure plus tard, comme la ville était maintenant éveillée, il se fit habiller du costume qu’il portait généralement par la ville, c’est-à-dire d’un manteau d’abbé couvrant les insignes épiscopaux ; sur la tête, il portait la barrette rouge.

Bembo monta dans une chaise à porteurs et se fit conduire chez l’Arétin.

Celui-ci, assis à une petite table de bois blanc, dans une pièce exiguë et mal meublée qu’il appelait son laboratoire, écrivait :

« Tu vois ! s’écria-t-il en apercevant Bembo, je gagne ma vie.

– Que fais-tu ?

– Un conte pour le roi de France.

– Dont tu espères ?

– Un bon millier d’écus pour le moins, car je le menace, cette fois, sans rémission.

– Et de quoi, juste Ciel ! fit Bembo qui affecta de rire.

– De publier le conte que je lui envoie !…

– Et que raconte ton conte ?

– Une histoire qui dut être vraie, puisque aucun témoin ne peut affirmer le contraire : que la mère du roi a eu jadis des amours avec un fort bel homme très digne d’être aimé… Mais le fort bel homme en question était palefrenier de son état. Tu vois d’ici la pierre dans la mare à grenouilles : le roi, fils d’un palefrenier !…

– Pas mal ! dit Bembo. Mais tu as donc bien besoin d’argent ?

– J’en ai soif ; j’en ai une faim d’enragé.

– Pauvre ami !… »

L’Arétin se rapprocha rapidement de Bembo.

« Tu peux me procurer quelque argent ?

– Quatre mille écus.

– Quand ?…

– Dès aujourd’hui, si tu veux, la moitié…

– Si je veux !

– Viens donc ! Habille-toi. Je t’emmène dans ma chaise. »

L’Arétin se précipita. Quelques minutes plus tard, il reparut transformé. Alors tous descendirent et montèrent dans la chaise à porteurs dont Bembo tira soigneusement les rideaux.

Bientôt la chaise s’arrêta devant le palais ducal.

« Qui allons-nous voir ?

– Le doge !… »

Le doge Foscari avait pris toutes les allures d’un monarque. Simple magistrat représentatif d’après les lois de la république, il s’était peu à peu entouré d’un cérémonial et d’un appareil de puissance qui d’abord parurent inoffensifs à l’ombrageux patriciat de Venise. Un beau jour, ces apparences de pouvoir étaient devenues des réalités, alors qu’il était trop tard pour s’opposer à l’ambition du doge.

Son ambition était vaste. Et pour la faire aboutir, il avait eu soin tout d’abord de s’imposer un plan dont il avait enfin réalisé la première partie. C’est-à-dire qu’avant de se lancer dans les grandes entreprises qu’il méditait, il avait commencé par se forger des armes ; il avait en main les deux armes qu’un despote intelligent cherche toujours à perfectionner : l’armée, l’Église.

Altieri lui donnait l’armée. Bembo lui donnait l’Église.

Telle avait été la première partie du plan de Foscari : il avait mis six ans à l’exécuter. Il pouvait maintenant manier ses deux outils pour l’édification de sa gloire.

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