XXI LE DOGE

Bembo et Pierre Arétin avaient traversé une salle où une foule de patriciens, de notables citoyens et d’officiers causaient par groupes. Aux salutations respectueuses qui accueillirent Bembo sur son passage, Pierre Arétin put se rendre compte de l’influence dont jouissait le cardinal.

« Peste ! pensa-t-il, mon compère a fait du chemin depuis le temps où, dans un galetas de Florence, nous avions un oignon cru à nous partager pour tout potage. Il paraît que Bembo a trouvé la bonne voie. Que ne me suis-je fait abbé !… »

Le cardinal entra dans une pièce de dimensions moindres où des archers montaient la garde, et enfin dans une sorte de grand cabinet où travaillaient des secrétaires auxquels il fit un signe familier. Puis il s’assit dans un fauteuil près d’une fenêtre, et invita Pierre Arétin à prendre place près de lui.

– Le doge nous recevra tout à l’heure, dit-il à voix assez basse pour ne pas être entendu des scribes. Il nous attend. D’ici là nous avons le temps de causer. Je voudrais t’interroger sur quelqu’un que tu dois connaître. Cet homme, ce Florentin qui t’a voulu réciter une ballade et qui voulait devenir ton secrétaire…

– Ah ! Eh bien, son ambition est satisfaite. Il tourne assez bien le vers, et je l’ai pris. Est-ce que tu t’intéresses à lui ?

– Beaucoup.

– En ce cas, mon cher, je le pousserai.

– Quel homme est-ce ?

– J’attends que tu me le dises, puisque tu lui veux du bien. Moi, je ne le connais pas, sinon par une lettre d’introduction que lui a donnée Jean de Médicis.

– Ainsi, tu ne le connais pas ? ».

L’Arétin se contenta de secouer la tête.

« Eh bien ! dit Bembo, il faudra savoir qui il est, d’où il vient, ce qu’il veut.

– Bon. J’interrogeai adroitement notre homme, et il faudra que les vers que je veux lui tirer du nez soient bien récalcitrants… »

À ce moment, un huissier fit un signe à Bembo qui se leva aussitôt, et suivi de Pierre Arétin, pénétra dans un grand cabinet sobrement meublé.

Le doge Foscari était assis dans un immense fauteuil en bois sculpté. Bembo et Pierre Arétin s’assirent, sur un geste du doge dont les yeux se fixèrent longuement sur le poète. L’Arétin soutint ce regard avec cette hardiesse faite un peu d’imprudence, un peu de peur déguisée.

« Vous êtes un ami de Jean de Médicis ? demanda brusquement le doge.

– J’ai en effet cet honneur, dit l’Arétin. Ce grand homme m’honore de son amitié au point qu’il n’a consenti qu’à grand-peine à se séparer de moi.

– Et pourquoi, en ce cas, l’avez-vous quitté ? Il me semble que, pour un homme tel que vous, la protection d’un Jean de Médicis vaut la faveur de tous les monarques de l’Europe.

– Oui, monseigneur, excepté la vôtre.

– Mais je ne suis pas un monarque, moi !

– Monseigneur, j’ai entendu le peuple de Venise parler de Foscari avec un respect qui m’a ému, moi que rien n’émeut. J’ai vu cet immense palais qui, avec ses archers et ses arquebusiers, a tout l’air d’une de ces forteresses comme le Louvre royal que j’ai vu à Paris, comme le château Saint-Ange que j’ai vu à Rome. Je suis entré dans le palais, je n’y ai vu que magnificence et faste dignes de la cour de Madrid que j’ai traversée. Enfin, je vous vois, monseigneur, et je me demande si ce peuple n’est pas le peuple d’un empereur redouté, si ce palais n’est pas le château fort d’un monarque, si l’homme qui m’admet devant lui n’est pas un roi tout-puissant…

– Il n’y a pas de roi à Venise, monsieur. Il n’y en aura jamais. Mais pour en revenir à l’illustre Jean de Médicis, je suppose que vous avez dû avoir quelque autre raison de le quitter ?

– La raison m’est toute personnelle, monseigneur ; mon noble maître vivait au camp beaucoup plus qu’à la ville. Il est toujours par monts et par vaux. On respire autour de lui une atmosphère de poudre. On est entouré de gens fort estimables quand il s’agit de bombardes, de canonnades et d’arquebusades et de pistolets, mais très ennuyeux quand il est question des muses qui sont mon ordinaire sujet de causerie.

– Ainsi donc, si je vous proposais de retourner auprès de Jean de Médicis, vous y éprouveriez quelque répugnance ?

– Oui, monseigneur, si je dois quitter à tout jamais cette charmante cité d’artistes, de poètes et de grands seigneurs qu’on appelle Venise ; non, s’il ne s’agit que d’une mission temporaire. En ce cas, je considérerais comme un grand honneur de devenir l’ambassadeur du doge Foscari auprès de Jean de Médicis. »

Le doge jeta un coup d’œil à Bembo qui répondit par un signe de tête. Il réfléchit quelques instants, puis reprit :

« En somme, qu’êtes-vous venu chercher à Venise ?

– La société, monseigneur, la société brillante et polie…

– C’est tout ?…

– Et la fortune ! répondit l’Arétin.

– Je puis vous aider dans cette partie de votre programme, dit le doge qui semblait n’avoir attendu que ce mot.

– La partie la plus intéressante, dit alors Bembo se mêlant pour la première fois à l’entretien. Permettez-moi, monseigneur, de vous dire ce que mon ami Pierre Arétin, par modestie, n’a pu vous dire de lui-même. C’est qu’il n’est pas seulement le poète dont la renommée a pénétré jusqu’ici et que vous avez désiré voir de si près… Il est aussi un penseur subtil, capable de tout comprendre à demi-mot, capable de transmettre fidèlement une pensée sans qu’il soit besoin de ces écrits qui peuvent s’égarer. Enfin, il possède l’art de persuader et de parler à chacun selon son tempérament.

– Je sais ! fit le doge. Aussi n’hésité-je pas à lui donner une preuve de confiance que je n’eusse voulu donner qu’à vous, mon cher Bembo, si vous n’étiez retenu à Venise par des soins importants.

– Monseigneur, dit l’Arétin avec cet air de franchise qui était une de ses forces, considérez-moi comme une lettre qui voyage, mais une lettre intelligente et que nul ne peut ouvrir.

– Il ne s’agit donc plus, fit le doge en souriant, que de connaître le prix du transport.

– Monseigneur, dit alors Bembo, l’Arétin est trop poète pour s’inquiéter de pareilles misères ; il connaît tout le prix de la glorieuse mission que vous lui confiez, et l’honneur de la mener à bien lui suffit : l’argent n’est rien pour lui… Mais, reprit Bembo, s’il ne songe guère aux nécessités matérielles de la vie, j’ai dû y songer pour lui, moi qui suis son ami. J’ai donc pensé que deux mille écus ne seraient pas de trop pour le défrayer pendant sa mission, et que même somme pourrait, à son retour, lui être comptée en dédommagement. »

Le doge approuva d’un signe de tête, saisit une feuille de papier, y écrivit quelques mots et la tendit à l’Arétin :

« Voici un bon de deux mille cinq cents écus ; à votre retour, un bon pareil vous sera remis.

– Ah ! monseigneur, s’écria l’Arétin rayonnant, une pareille magnificence est digne de vous et de moi. Rien qu’un sonnet richement ciselé et sans tache pourra enchâsser ma reconnaissance.

– J’aurai grand plaisir à le lire, dit gravement le doge. Maintenant, écoutez-moi. Vous allez trouver Jean de Médicis. Vous ferez diligence.

– Je voyagerai nuit et jour.

– Bien. Quelles forces le Grand-Diable a-t-il autour de lui ?

– Environ quinze mille archers et arquebusiers, quatre mille cavaliers bien armés, plus dix canons.

– Bon ! Vous lui direz donc ceci de la part de Foscari, doge de Venise. Il use inutilement son armée et son génie guerrier dans des entreprises de faible envergure. Je lui offre mon alliance, je lui offre vingt mille hommes de troupes, ce qui doublera son armée. Dites-lui qu’avec de pareilles forces… »

Il hésita.

« Avec de pareilles forces, monseigneur, dit l’Arétin, vous êtes maîtres de l’Italie… est-ce cela ? Devrai-je ajouter que Rovigo, Mantoue, Crémone, Florence, en lutte l’une contre l’autre, sont incapables de résister à un choc sérieux ?…

– Vous êtes d’une rare intelligence, maître Arétin. Oui, dites-lui cela. Et encore ceci : que j’ai fait un rêve… Vous avez toute ma pensée, Bembo ; vous allez l’avoir aussi, Arétin ! Ce rêve immense, colossal, digne d’un grand capitaine comme Médicis, digne de hanter mes nuits sans sommeil, c’est de faire de la haute Italie un seul…

– Un seul royaume ! s’écria l’Arétin avec un accent d’enthousiasme. Ah ! monseigneur, cette pensée, si elle se réalise, bouleversera le monde.

– Venise, reprit Foscari, est la clef de l’Italie. Sans Venise, on ne peut rien. Je suis las de mettre nos vaisseaux à la solde des rois étrangers. C’est pour nous-mêmes désormais que nous devons combattre. Reine des mers, Venise peut et doit devenir reine de l’Italie et arracher à Rome son antique domination. Qu’est-ce que Rome ? Le passé ! Un passé brillant qui s’éteint dans le crépuscule. Qu’est-ce que Venise ? L’avenir !… Par elle, les guerres intestines peuvent cesser. Par elle, la haute Italie d’abord, puis l’Italie entière peut se dresser en face des potentats étrangers. Que le Français, l’Allemand aillent chercher ailleurs une proie. L’Italie se défend et se suffit à elle-même… Voilà mon rêve !

– Rêve sublime, monseigneur ! Rêve qui devrait soulever l’Italie entière !

– Oui : mais il y a les princes !… Pour enfanter un tel rêve, il fallait une pensée comme la mienne. Pour la réaliser, la mener à bien à tout jamais, j’ai tout prévu, et cela me regarde, mais pour renverser l’obstacle, c’est-à-dire les princes, il faut un guerrier : ce sera le rôle de Jean de Médicis.

– Et que devrai-je lui promettre, monseigneur ?

– Le partage, après la victoire. Le duumvirat. Lui maître à Rome, moi maître à Venise ; à lui le Midi ; à moi le Nord ; et entre nous deux, le pape… »

Foscari se tut, pensif. Puis il reprit :

« Maintenant, maître Arétin, voilà le projet dans les grandes lignes. Quant aux détails, nous verrons plus tard. Il faut avant tout savoir si Jean de Médicis est homme à accepter l’alliance que je lui propose.

– Monseigneur, dit l’Arétin, je vous réponds du succès. Je connais Jean de Médicis.

– Partez donc au plus tôt, maître. Et songez que vous portez avec vous la fortune de l’Italie. »

« La tienne ! et la mienne ! » songea l’Arétin en s’inclinant très bas.

Il sortit, accompagné de Bembo.

« Eh bien, s’écria celui-ci quand ils furent hors du palais, que dis-tu de l’aventure ?

– Je dis qu’un pareil secret vaut plus de cinq mille écus !

– Patience, patience ! Tu n’es qu’au commencement.

– J’y compte bien, par la mitre de saint Pierre, mon patron ! »

Bembo rentra dans son palais. Il ne prêta aucune attention à deux hommes mal vêtus qui l’avaient suivi jusqu’au palais ducal et qui l’accompagnèrent alors jusqu’à sa porte. Un homme vêtu en barcarol les rejoignit et causa un instant avec eux.

« Eh bien ? demanda-t-il.

– Il est sorti pour aller au palais ducal, accompagné du faiseur de contes. Il vient de rentrer seul.

– Ne le perdez pas de vue, et ce soir à onze heures, n’oubliez pas le signal. La barque ?

– Est amarrée devant le palais de la courtisane. »

Le barcarol fit un geste de satisfaction et s’éloigna.

La journée se passa pour Bembo sans incident. Son esprit se tendait vers une pensée unique : Bianca. Le soir vint. À huit heures, Bembo s’habilla d’un costume à demi militaire, à demi civil. Il passa un pistolet à sa ceinture. Il plaça une dague à forte lame dans sa manche, et ainsi pourvu, sortit du palais en s’enveloppant d’un manteau. Lorsqu’il arriva devant le palais d’Imperia, il n’était encore que huit heures et demie. Bembo sauta dans une gondole et dit au barcarol :

« Conduis-moi où tu voudras, et sois ici vers neuf heures. »

Il se coucha au fond de la tente, se laissant bercer par les mouvements moelleux de la barque. Il avait la tête en feu. Il frémissait d’impatience. Enfin, n’y tenant plus, au bout de vingt minutes, il jeta cet ordre :

« Ramène-moi où tu m’as pris. »

Lorsque la gondole accosta, neuf heures venaient de sonner.

Bembo paya le gondolier et sauta à terre.

« Pourquoi, songeait-il, cet homme a-t-il désiré que je sois là dès neuf heures ? Comment vais-je passer les deux heures qui me séparent du moment… »

*

* *

Vers neuf heures et demi, la courtisane Imperia causait avec le secrétaire de l’Arétin. Celui-ci l’avait entraînée vers une fenêtre donnant sur le canal.

« Voyez ! dit-il en lui désignant une ombre qui allait et venait sur le quai.

– C’est lui ! murmura la courtisane en frissonnant.

– Oui, lui ! Lui qui rôde autour de votre fille, tous les soirs, et qui guette le moment propice…

– Oh ! vous m’avez promis de sauver ma fille !…

– Dès demain, j’agirai.

– Sauvez ma fille, murmura Imperia.

– Je vous le répète, madame ; dès demain, votre fille sera sauvée. »

Il appuya étrangement sur ce mot, puis ajouta :

« J’espère qu’il n’est pas trop tard ! Avec un pareil homme, il faut toujours s’attendre aux coups les plus imprévus… »

Dix heures sonnèrent.

Le secrétaire d’Arétin prit congé d’Imperia. Dix minutes plus tard, sous la tente d’une gondole, Roland reprenait le costume de barcarol qu’il avait endossé pour promener Bembo.

Après le départ de celui qu’on appelait maître Paolo, Imperia était revenue à cette fenêtre qui donnait sur le quai.

« Il est toujours là ! » murmura-t-elle.

Elle prit un flambeau et se dirigea vers cette partie du palais qu’habitait Bianca. La jeune fille n’était pas couchée.

En apercevant sa mère, elle courut à elle.

« J’attendais votre visite comme tous les soirs, ma mère.

– Tu ne m’en veux donc plus ? Tu n’es donc plus triste ?

– Est-ce que je puis vous en vouloir longtemps, mère ?… Ah ! si vous vouliez m’écouter, comme vite nous nous en irions d’ici !…

– Oui, oui… bientôt, mon enfant ! »

À ce moment, la fenêtre craqua, les vitraux volèrent en éclats, deux hommes sautèrent dans la chambre, puis deux autres, et d’autres encore. Imperia, avec un cri d’épouvante, avait saisi sa fille dans ses bras et bondi vers la porte en hurlant les noms de ses serviteurs qu’elle appelait au secours ; mais elle s’arrêta, saisie d’horreur : la porte était fermée en dehors !

Alors elle se retourna furieuse, un poignard à la main. Mais au même instant, elle fut saisie par des bras vigoureux, ligotée et bâillonnée.

« À moi, mère, à moi ! » cria Bianca.

Alors, une épouvantable vision passa devant les yeux de la courtisane. Des hommes masqués s’emparaient de sa fille. Ils jetaient sur sa tête une écharpe qu’ils nouaient autour de sa bouche, puis ils l’enlevaient et se dirigeaient vers la fenêtre fracassée. Imperia poussa un sourd gémissement et s’évanouit. Lorsqu’elle revint à elle, au bout de quelques instants, elle vit les servantes de sa fille qui l’avaient déliée et s’empressaient autour d’elle.

« Ma fille ! Ma fille ! » hurla Imperia.

Elle bondit vers la fenêtre, vit l’échelle par laquelle les ravisseurs étaient montés.

« Bembo ! » cria-t-elle avec haine.

Et elle s’affaissa de nouveau, sans vie.

*

* *

Au pied de l’échelle, Roland, portant dans ses bras Bianca folle de terreur, murmura :

« Ne craignez rien, mon enfant. Je vous avais promis de vous sauver : je vous sauve… »

Bianca reconnut la voix tendre et consolatrice qui lui parlait.

« Et ma mère ?… »

Roland tressaillit.

« Ayez confiance en moi, se contenta-t-il de dire. Ne craignez rien ni pour votre mère ni pour vous. »

Il avait déposé la jeune fille à terre. Il la fit monter dans une gondole et l’installa sous la tente.

« À bientôt ! dit-il. Nous nous reverrons bientôt. En attendant, je vous confie à cet homme que vous voyez. Ayez confiance en lui comme en moi-même… mieux qu’en moi… comme vous auriez confiance en votre père…

– Mon père ! » murmura Bianca.

Et à la lueur d’une lanterne qui éclairait la tente, son regard se fixa sur un colosse qui la regardait avec des yeux extasiés.

À ce moment, la gondole se mit en route, rapidement.

Roland avait sauté dans une barque voisine. Sur un geste de lui, cette barque se mit à filer sur les traces de la gondole qui emportait Bianca. Les quais demeurèrent déserts : les compagnons de Roland s’étaient évanouis dans la nuit. Au détour du canal, Roland entendit de grands cris désespérés, puis un nom hurlé comme par une folle : le nom de Bembo.

Il eut un sourire effrayant et ses yeux cherchèrent au fond de la barque un homme qui y était étendu, lié, bâillonné. Cet homme avait, lui aussi, entendu son nom, et il frissonna de terreur.

C’était Bembo en effet !

La barque filait le long des canaux. Bientôt, elle atteignit le port du Lido et alla accoster une grande tartane qui venait de lever l’ancre et dont les voiles commençaient à se tendre au vent de la nuit. Cinq minutes plus tard, Roland, Bembo, Bianca et Scalabrino étaient à bord.

« Tu vas retourner à Venise, dit Roland à Scalabrino. Tu iras trouver Pierre Arétin et tu lui diras que, quoi qu’il arrive, il m’attende trois jours. »

Scalabrino jeta un dernier regard sur Bianca et, redescendant dans sa barque, s’éloigna.

Bembo avait été jeté tout ligoté dans une sorte de cabine. Il avait fermé les yeux et ne donnait plus signe de vie. Il paraissait évanoui. En réalité, il méditait profondément.

Roland conduisit Bianca dans la chambrette du patron de la tartane, où une installation sommaire avait été préparée.

« Mon enfant, dit-il en lui prenant la main, j’ai dû employer ce moyen violent pour vous arracher au grand péril qui vous menaçait. Ce danger est maintenant écarté…

– L’homme que j’ai rencontré ? demanda timidement Bianca.

– Vous voyez que vous lui échappez. Cet homme est tout-puissant, et il fallait, pour vous mettre à l’abri de ses atteintes, vous faire sortir de Venise sans que personne au monde sût ce que vous êtes devenue…

– Pas même ma mère ?…

– Pas même votre mère ! » dit Roland avec fermeté.

Les yeux de la jeune fille se remplirent de larmes.

Roland était sorti en lui faisant un signe amical.

Il se mit à se promener avec agitation sur le pont de la tartane.

« Ainsi, songea Roland, cette enfant adore sa mère !… Ai-je le droit, moi, pour atteindre Imperia de faire souffrir cette petite ?… Ai-je le droit de séparer la fille de la mère, parce que la mère fut criminelle ?… A-t-on eu pitié de moi ! continua-t-il dans un rugissement de révolte. Lorsqu’on m’a pris, lorsqu’on m’a arraché à la vie pour me plonger dans une tombe, lorsqu’on a voulu me faire pleurer, Imperia s’est-elle inquiétée de savoir si d’autres pleureraient ? Se sont-ils demandé, tous, si en me frappant, on ne frappait pas en même temps mon père et ma mère ?… »

Il ajouta plus sourdement :

« Je ne parle pas de l’autre… puisqu’elle est consolée !… »

Un sanglot déchira sa gorge.

Au moment où l’aube commençait à blanchir à l’horizon, la tartane cingla alors directement sur la côte. Une demi-heure plus tard l’ancre fut jetée et les voiles amenées.

« Devrai-je vous attendre ici ? demanda le patron à Roland.

– Non ; tu regagneras Venise sans attendre. »

Le canot fut mis à l’eau. Bembo, toujours ligoté, y fut descendu. Il était livide, mais il gardait les yeux obstinément fermés. Le canot gagna rapidement la terre. Là, une voiture fermée attendait. Bembo y fut jeté et la voiture s’éloigna au galop.

Alors le canot retourna à bord. Et ce fut au tour de Bianca d’être déposée à terre. Roland avait pris place près d’elle. Une deuxième voiture, découverte celle-ci, attendait. Roland et la jeune fille y prirent place. La voiture partit rapidement, et s’arrêta vers neuf heures du matin devant une maison isolée.

Cette maison, c’était celle où Roland avait installé son père et Juana. Roland y séjourna environ deux heures. Lorsqu’il en sortit, il était seul ; désormais, autour du vieux Candiano, il y avait deux femmes, c’est-à-dire deux dévouements.

Roland prit, à cheval, la route de Trévise, puis de Nervesa. Il arriva aux gorges de la Piaye.

Il mit enfin pied à terre devant la Grotte Noire où il pénétra aussitôt.

À l’entrée veillait un jeune paysan armé d’une arquebuse.

« L’homme est arrivé ? lui demanda Roland.

– Oui, maître.

– On l’a mis dans la salle que j’avais indiquée ?

– Oui, maître.

– Rien de nouveau dans les environs ?

– Sandrigo est revenu rôder par ici. Mais il nous a échappé encore. »

Roland passa outre et s’enfonça dans les profondeurs de la grotte. Évidemment des travaux considérables avaient été exécutés. La caverne s’était transformée.

Roland longea une sorte de couloir, descendit un escalier et s’arrêta enfin devant une porte massive. Là encore veillait un homme qu’éclairait une lanterne accrochée à la muraille.

« Les chefs sont-ils là ? » demanda Roland.

L’homme répondit par un signe de tête affirmatif.

« Bien. Dis-leur de venir. »

L’homme s’éloigna. Roland prit la lanterne d’une main, s’assura de l’autre que son poignard fonctionnait dans sa gaine, puis il ouvrit la porte devant laquelle il s’était arrêté et entra.

La salle dans laquelle il se trouva était une sorte de cachot où l’air pénétrait par une cheminée d’appel qui s’ouvrait en haut de la muraille et allait aboutir dans la grotte.

Roland examina le cachot et eut un sourire inquiétant.

« C’est parfait, murmura-t-il. Ici la porte, comme là-bas, avec les mêmes ferrures… Et voici le guichet pour la nourriture… le pain et la cruche d’eau… Et voici le lit de pierre, les dalles, les mêmes murs !… Tout y est bien ! »

Il frissonna devant cette évocation de ses années passées dans les puits de Venise. En effet, cette salle de la Grotte Noire, ce cachot presque sans air et tout à fait sans lumière, c’était la reconstitution exacte du cachot qu’il avait si longtemps habité !…

Cependant six hommes étaient entrés dans le cachot.

« Amenez le prisonnier ! » dit Roland.

Quelques instants plus tard deux hommes entrèrent, qui en traînaient un troisième par les bras. Ils l’assirent sur le lit de pierre.

« Que me voulez-vous ? gronda-t-il d’une voix rauque.

– Vous allez le savoir, Bembo ! dit une voix.

– Le secrétaire de l’Arétin ! murmura Bembo terrifié. Ah ! je savais bien que cet homme me serait fatal ! »

Et, machinalement, il leva les yeux vers celui qui venait de parler et qui, s’avançant d’un pas, s’était placé de manière que la lumière de la lanterne éclairât son visage. Bembo poussa un cri d’horreur et se mit à trembler de tous ses membres :

« Lui ! lui !…

– Détachez-le, » dit Roland.

Les cordes des jambes et des mains furent déliées. Bembo, dès qu’il fut libre, se réfugia en titubant dans un angle du cachot.

« Tu me reconnais, Bembo ! dit Roland.

– Roland Candiano ! »

Il se laissa lourdement tomber à genoux, et, dans un geste instinctif, tendit ses bras suppliants.

« Oui, dit Roland, je vois que tu me reconnais maintenant.

– Grâce ! balbutia Bembo.

– Tu te reconnais donc coupable ?

– Oui ! oui !… J’ai été coupable ! Je fus criminel !… Mais vous ! vous qui étiez l’incarnation de la générosité, vous me ferez grâce !…

– Nous allons voir ! » dit Roland d’une voix rauque.

Les souvenirs que Bembo venait d’éveiller soulevaient en lui une furieuse colère. Il fit un effort, se domina, et se tourna vers les chefs. Et il dit :

« Mes bons compagnons, je vous ai assemblés afin que vous soyez juges et témoins des résolutions que je vais prendre vis-à-vis de cet homme. Cet homme a lutté, poussé par la haine, pour asservir d’autres hommes. Un des vôtres, un homme d’une large bonté de cœur, un brave, redoutable à la société ennemie, pitoyable aux faibles, impitoyable aux méchants, votre compagnon Scalabrino, vint un jour à Venise. Il eut foi dans les paroles de l’être que vous voyez là ! Il a payé de six ans de torture cette faiblesse. »

Bembo jeta un faible gémissement.

« À cette époque, reprit Roland, je connaissais Bembo. J’étais riche et puissant. Je le voyais pauvre, déshérité. J’en fis mon ami. Je cherchai à relever dans son cœur l’espoir dans la vie et le bonheur. Il fut le compagnon de mes plaisirs et le confident de mes joies. Il vivait comme un paria. Du jour où je le connus et où j’eus pitié de lui, il vécut comme un homme. Voici comment il m’a récompensé ; par lui, mon père est devenu fou après avoir subi le supplice de l’aveuglement ; par lui, ma mère est morte de désespoir ; par lui, je suis demeuré six ans dans une tombe ; par lui, ma fiancée m’a abandonnée ; par lui, d’heureux que j’étais, je suis devenu si malheureux qu’à peine osé-je contempler face à face mon malheur. Je suis sorti de mon enfer. J’ai su par preuves certaines, le rôle de cet homme. Je l’ai saisi au moment où il allait commettre un nouveau crime, briser une nouvelle existence. Que dois-je lui faire ?…

– Grâce ! grâce ! gémit Bembo.

– Qu’il meure ! » dit l’un des chefs.

Les autres approuvèrent.

« Qu’il meure, oui ! reprit Roland. Mais qu’il meure damné comme je le suis ! qu’il meure souffrant ce que j’ai souffert, pleurant et suppliant dans le cachot même où il m’avait fait descendre ! »

Roland fit un pas :

« Bembo, je te fais grâce de la vie, comme autrefois on me fit grâce de la vie. Bembo, je te condamne à vivre perpétuellement dans ce cachot, comme tu me fis condamner, moi, à vivre éternellement dans les puits…

– Mais c’est injuste ! hurla Bembo. Je ne fus pas seul !… »

Roland devint livide.

« Prends patience, Bembo, ajouta-t-il. Tes complices Foscari, Altieri et Dandolo auront leur tour !

– Grâce ! se lamenta le cardinal. Grâce ! Laissez-moi espérer ! »

Les chefs, sur un signe de Roland, étaient sortis. Lui-même jeta un dernier regard sur Bembo qui se roulait sur le sol en meurtrissant son front, puis, à son tour, il sortit et ferma la lourde porte.

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