XXII SANDRIGO

Roland s’éloigna rapidement. Il entra dans une partie de la grotte qui se trouvait à l’opposé du cachot. C’était une pièce étroite dans laquelle les six chefs de bande venaient de se réunir.

« Il faut que je retourne sur-le-champ à Venise, dit Roland. Vous viendrez m’y rejoindre, et nous causerons là-bas. Combien avons-nous de la dernière campagne ? »

Le compte fait pour les six chefs, il y avait quarante-deux mille écus.

« Vous m’apporterez là-bas vingt mille écus, dit Roland. Il suffira qu’ils soient à bord de la tartane… »

Roland s’entretint un quart d’heure avec les chefs. Les paroles, les attitudes et les regards de ces hommes révélaient l’affection admirative qu’ils avaient pour celui qu’ils appelaient tous le maître. Puis il sauta à cheval et prit le chemin de Mestre, où il arriva à la nuit tombante.

À cinq ou six cents mètres par-derrière lui, trottait un autre cavalier qui ne le perdait pas de vue. Lorsque Roland s’arrêta, cet homme s’arrêta aussi, mit pied à terre, attacha son cheval, se rapprocha de la maison où était entré Roland.

Toute la nuit, l’homme demeura en surveillance.

Au point du jour, il vit Roland sortir de la maison, accompagné d’une femme à laquelle il parla quelques instants puis, montant à cheval, s’éloigner dans la direction des lagunes.

« Juana ! » murmura Sandrigo.

Ce cavalier inconnu était en effet le bandit. À deux ou trois reprises, déjà, il avait essayé de suivre Roland à la piste, mais il avait toujours perdu ses traces.

Cette fois, il laissa Roland s’éloigner sans le suivre.

« Il va à Venise ! fit-il en tressaillant de joie. Voyons d’abord ce que Juana peut bien faire à Mestre dans cette maison écartée. »

Pendant toute la journée, Sandrigo rôda autour de la maison. Le soir, il prit à son tour la route des lagunes et de Venise.

*

* *

Nous transporterons nos lecteurs dans le palais du grand inquisiteur Dandolo. Il était dix heures du soir, et le Grand Inquisiteur s’apprêtait à se coucher lorsqu’on vint lui dire qu’un homme demandait à lui parler pour une affaire urgente. Dandolo donna l’ordre de le faire entrer dans son cabinet.

« Qui êtes-vous ? demanda Dandolo.

L’homme jeta son poignard et son pistolet sur une table, et dit :

« Monseigneur, je suis le bandit Sandrigo, et je viens me rendre à vous… mais à certaines conditions.

– Vous parlez de conditions !… vous !…

– Qu’y a-t-il là de surprenant, monseigneur ? Je ne suis pas un captif, je suis un prisonnier volontaire. Et d’ailleurs, entendons-nous : Je me rends ! Cela veut dire que je quitte la montagne et que je veux redevenir un honnête homme. D’ailleurs, si vous me faisiez arrêter, vous ne sauriez rien de ce que je suis venu vous dire.

– Soit ! je consens à traiter avec vous. Votre arrivée spontanée dans ma maison me prouve que vous n’avez pas renoncé à tout bon sentiment. Causons donc. Voici vos armes. Reprenez-les. »

D’un geste, le Grand Inquisiteur repoussa le poignard et le pistolet que Sandrigo avait jetés sur la table.

« Maintenant, dit-il, je vois que nous sommes en effet d’homme à homme. Cette générosité vous sera comptée, monseigneur. »

Dandolo fit un geste hautain.

« Voyons les conditions, dit-il d’une voix brève.

– D’abord la vie et la liberté assurée par votre serment.

– Sur le Christ, votre vie et votre liberté seront respectées. Ensuite ?

– Ensuite ?… Ici, monseigneur, il faut que je parle. Je ne suis qu’un bandit réduit à l’impuissance. En effet, mes hommes se sont révoltés contre moi. Mais moi, Sandrigo, chef sans troupe, bandit désarmé, roi découronné, je puis rendre à la république un service que ni vous, ni le doge, ni personne dans Venise ne pourrait lui rendre en ce moment. Pour ce service immense, inappréciable, je demanderai une récompense.

– Parle ! que veux-tu !… De l’or ? »

Sandrigo secoua dédaigneusement la tête.

« Je vous ai dit que mes hommes s’étaient révoltés contre moi. Ils ont choisi un autre chef. Mais ce chef, devenu maître de ma bande, n’est lui-même qu’un comparse. Il obéit à un autre homme auquel obéissent en ce moment tous les chefs et toutes les bandes de la montagne et de la plaine. La domination effective de cet homme s’est étendue en peu de temps et il entoure Venise d’un vaste demi-cercle qui va en se rétrécissant de plus en plus. Je ne crois pas me tromper en évaluant à deux mille le nombre des bandits qui obéissent aujourd’hui à cet homme.

– Une véritable armée ? s’écria le Grand Inquisiteur.

– C’est le mot. Le grand chef – le maître, comme ils l’appellent tous, – est un véritable général d’armée qui est arrivé à discipliner ces hommes indisciplinés. Il lui a fallu trois mois pour arriver à ce résultat !…

– Trois mois !… Il dispose donc d’une arme bien terrible !…

– Oui, monseigneur : la parole ! Cet homme parle, et les plus rudes natures sont conquises.

– Son nom !… Le nom de cet homme, Sandrigo !…

– Tout à l’heure, monseigneur. Voici maintenant le plan de ce chef. Ce plan, je l’ai surpris en écoutant, en réfléchissant, en comparant… Il ne s’agit plus, monseigneur, d’une association de brigandages. Les opérations sont réglées. Le chef taxe tel prince, tel duc, à tant de milliers d’écus ; une bande marche, rapporte la somme indiquée sans une baïoque de plus ou de moins. Il y a un fond de trésor dont je n’ai pu découvrir la place… Avec cette armée, avec le navire dont il dispose, avec les sommes qui s’accumulent, que pensez-vous que cet homme veuille faire ?… »

Dandolo frémit.

« Il veut s’emparer de Venise, monseigneur ! Garde à vous ! Si vous ne prenez pas cet homme, c’est lui qui vous prendra !…

– Son nom ! son nom !…

– Patience ! D’abord le nom de l’homme qui est devenu le chef de ma bande, à moi…

– Eh bien ?

– Scalabrino, monseigneur ! »

Dandolo devint très pâle.

« Et le grand chef, acheva Sandrigo, c’est Roland Candiano.

– Fatalité ! » murmura le Grand Inquisiteur.

Ainsi, Roland Candiano ne s’était pas à tout jamais éloigné de Venise, comme il l’avait espéré depuis la nuit où il avait poignardé et jeté à la mer l’agent secret qui venait lui dénoncer la retraite du fugitif ! Ainsi, ce meurtre était inutile.

« Tu viens de rendre à la république et à moi-même un grave service, lui dit Dandolo. Il te reste à exposer la récompense à laquelle tu prétends, puisque tu ne veux pas d’or !

– Monseigneur, dit Sandrigo, vous allez sans doute envoyer quelques compagnies pour vous emparer de Roland Candiano et de Scalabrino ?

– Sans doute, dit vaguement Dandolo.

– Eh bien, pour Roland Candiano, c’est inutile.

– Pourquoi ?

– Parce que Roland Candiano est à Venise : il n’y a qu’à l’arrêter.

– Où est-il ? demanda le Grand Inquisiteur avec désespoir.

– Cela, je l’ignore. Mais, ajouta Sandrigo avec un sourire, je connais assez les agents de votre police pour être sûr qu’avant trois jours cet homme sera dans vos mains. »

Dandolo respira. Il avait au moins quelques heures pour réfléchir et prendre une décision.

« Quant à ma récompense, reprit le bandit, vous allez voir qu’elle ne vous causera pas un grand dommage. Lorsque Roland Candiano sera retrouvé, je demande à diriger et à conduire les gens chargés de l’arrestation.

– C’est tout ?…

– C’est tout, monseigneur. Mais il reste Scalabrino.

– Que demandes-tu pour Scalabrino ? Voyons !

– Je demande à être placé près du bourreau et à lui servir d’aide, le jour où Scalabrino sera exécuté. J’ai à lui dire certaines choses qui n’auront toute leur valeur que sur un échafaud.

– Ce que tu demandes sera fait. Maintenant, où te retrouverai-je, si j’ai besoin de toi ?

– Monseigneur, vous n’aurez qu’à vous mettre à votre fenêtre qui donne sur le canal. Un homme, un barcarol sera là en permanence. Vous n’aurez qu’à appeler cet homme et lui dire mon nom. Un quart d’heure plus tard, je serai devant vous…

– C’est bien, tu peux t’en aller. »

Sandrigo fit un signe de tête, ramassa son pistolet et se retira, droit et ferme, sans regarder derrière lui.

Share on Twitter Share on Facebook