L’inconnu qui avait jeté un adieu menaçant à Roland lorsque celui-ci quitta le jardin d’Olivolo, s’était rapidement éloigné dans la direction du port. Il alla frapper à une porte basse qui, après quelques pourparlers, finit par s’ouvrir. L’homme entra alors dans un cabaret borgne. Il alla droit à un vieux barcarol qui paraissait somnoler, et le toucha à l’épaule.
« Sandrigo ! » murmura le marin.
Les deux hommes sortirent.
« Et maintenant ? demanda le vieux barcarol.
– Il faut me faire traverser les lagunes à toute vitesse.
– Bon ! La barque est parée. »
Dix minutes plus tard, Sandrigo était installé à bord d’une grande barque qui, sous la double poussée de ses rameurs et de sa voile, se mettait à filer rapidement.
Au moment où, dans le jardin d’Olivolo, les sbires avaient marché sur la maison, Sandrigo s’était placé près d’Altieri et de Dandolo. Il tenait son poignard à la main, et si Roland fût apparu à ce moment, il eût frappé.
La porte s’ouvrit. Ce ne fut pas Roland qui se montra, ce fut Léonore. La stupéfaction du bandit fut grande.
Au cri sourd que poussèrent Altieri et Dandolo, il comprit que des choses extraordinaires allaient se passer. Il se recula promptement, se dissimula dans un massif d’arbustes et attendit. Il entendit Léonore jeter aux sbires cet ordre hautain dont le chef de police avait demandé la confirmation au Grand Inquisiteur, et lorsqu’il vit les policiers battre en retraite, il eut un geste de rage.
« Il n’est plus là ! gronda-t-il. Au diable soit la femme ! »
Mais il ne s’en alla pas. Au contraire, il se rapprocha doucement de la fenêtre demeurée entrouverte et assista, invisible, à l’étrange scène qui se passa entre Léonore, Dandolo et Altieri.
Or, à mesure que Léonore parlait, les idées du bandit se modifiaient.
« L’homme est toujours là ! » pensa-t-il.
Et il résolut de l’attendre, de sauter sur lui au moment où il sortirait, et de le poignarder.
Puis, cette résolution elle-même se modifia.
Lorsqu’il surprit le secret de la conspiration d’Altieri contre le doge, le secret lamentable de la haine qui divisait maintenant Léonore et son père, il se dit que Roland vivant pourrait lui être utile, et qu’il le tuerait seulement après avoir assuré la fortune qu’il entrevoyait maintenant.
La barque sortit de Venise, traversa la lagune, et Sandrigo sauta à terre au moment où le soleil se levait.
« Tu m’attendras ici », dit-il au vieux marin.
Il prit aussitôt le chemin de Mestre, et marcha sans hésitation à cette maison isolée où il avait surpris la présence de Juana.
Au bout d’un quart d’heure, il savait que les hôtes de la maison étaient toujours là. Ces hôtes c’étaient, outre Juana :
Le vieux Candiano – le père de Roland.
Bianca – la fille d’Imperia.
Une fois assurée de ce fait, Sandrigo alla s’installer dans une mauvaise auberge, mangea de bon appétit. Puis il s’enquit auprès du patron d’une voiture, d’une carriole quelconque.
– J’ai ma carriole, dit l’aubergiste, avec un mulet qui vaut le meilleur cheval.
– Cela fera mon affaire, si vous voulez me les louer.
– Oui, mais je n’ai personne pour vous conduire.
– En ce cas, j’achète le tout ! » dit Sandrigo.
Le marché fut débattu et conclu.
La journée se passa. La nuit vint. Sandrigo attela lui-même le mulet à sa carriole, sauta sur le siège, et, devant l’aubergiste, il prit ostensiblement la route de Trévise.
Au bout de cinq cents pas, il fit demi-tour, revint au pas, et vint s’arrêter à cent pas de la maison où Juana vivait.
Le moment est donc venu de jeter un coup d’œil sur cet intérieur de calme et de pureté où rayonne la sublime et lumineuse figure de cette humble jeune fille du peuple : Juana. Elle entourait le vieux Candiano d’une tendresse charmante ; maintenant, le fou souriait lorsqu’il entendait sa voix, et parfois, déjà des lueurs de raison fulguraient dans les ténèbres de son intelligence. D’instinct, Juana lui parlait le plus souvent de Venise et de Roland ; et peu à peu, le nom de son fils répété finissait par éveiller dans l’esprit de l’aveugle des souvenirs qui se levaient lentement.
Le soir où Sandrigo s’arrêtait non loin de la maison, Juana et Bianca avaient vaqué à leurs occupations coutumières. Elles avaient desservi la table, lavé et rangé la vaisselle, balayé leur intérieur en bavardant.
Puis Juana avait conduit l’aveugle dans la chambre qu’il occupait, lui avait souhaité une bonne nuit, l’avait finalement embrassé et était revenue auprès de Bianca. La porte et les volets des fenêtres solidement fermés, les deux jeunes femmes, assises à une table, dans la lumière d’un flambeau, s’occupèrent de raccommodages.
L’heure vint enfin où Bianca se retira aussi dans sa chambre.
Juana demeura seule.
Tout à coup on heurta la porte au-dehors.
Juana se dressa toute droite et écouta.
Elle n’avait pas peur pour elle. Habituée au danger elle ne redoutait pas une attaque et elle se sentait de force à se défendre. Mais les instructions qu’elle avait reçues de Roland et qu’elle avait juré d’observer étaient formelles : N’ouvrir à personne.
On frappa encore, mais sans rudesse, avec une sorte de timidité.
Et, à voix basse, celui qui heurtait appela :
« Juana !… »
À cette voix, à son nom ainsi prononcé, la jeune femme tressaillit et pâlit.
« Lui ! murmura-t-elle avec agitation. Lui ici !…
– Juana ! répéta la voix, je sais que tu es là ! Je suis poursuivi, traqué… tu me laisseras donc prendre !… »
Juana jeta un regard d’angoisse sur la porte par où Bianca et le vieux Candiano avaient disparu ; elle ferma cette porte à clef et mit la clef dans son corsage.
« Par pitié, sinon pour un autre sentiment, supplia la voix, cache-moi quelques minutes, Juana !… Hélas ! dans un instant il sera trop tard !… »
Juana alla à la porte, et, tremblante, demanda :
« Est-ce toi, Sandrigo ? »
– Oui, oui, c’est moi ! Ne reconnais-tu donc plus ma voix !… »
Juana ouvrit…
« Par tous les diables d’enfer, ricana Sandrigo en entrant, j’ai cru que tu me laisserais sécher à ta porte comme un vieux cep de vigne qui ne donne plus de raisin ! »
Juana étouffa un cri de terreur. Ce ton imprévu, l’allure sinistre de Sandrigo, le rapide regard investigateur qu’il jeta autour de lui, tout prouvait à la jeune femme que le bandit venait avec des intentions malfaisantes.
« Tu as menti ! dit-elle. Tu n’es pas poursuivi !
– C’est vrai, Juana ! dit-il en riant.
– Que veux-tu !
– Ce que je veux ! Te voir ! Il me semble que jadis, je ne te faisais pas peur ! »
Sandrigo se rapprocha d’elle et, d’une voix ardente murmura :
« As-tu donc oublié, Juana, que je t’ai aimée… que tu m’aimais, toi aussi, et que tu m’aimes encore, je le sens, je le vois. »
Juana, peu à peu, reprenait toute sa présence d’esprit.
« Oui, Sandrigo, je t’ai aimé. Autrefois, dans mes rêves de jeune fille, je me voyais ta femme, je te conservais ma foi, et je songeais à toi comme l’homme près de qui je serais heureuse de vivre… Mais ce rêve n’était qu’un rêve, Sandrigo !… Un événement s’est accompli qui nous sépare à jamais…
– Je comprends ! Tu en aimes un autre ! »
Elle secoua la tête :
« Sandrigo, murmura-t-elle, je ne suis plus digne de toi… Va-t-en… ne songe plus à moi !
– Quelle est cette chanson ! ricana le bandit. Il est vrai que je t’ai toujours connu des idées étranges. Je ne te comprends pas. Je reviens décidé à t’épouser, à t’offrir cette vie à deux que tu rêvais…
– Impossible ! Impossible ! » dit-elle en tordant ses mains.
Sandrigo s’assit tranquillement.
« Or çà, dit-il, puisque tu ne veux pas entendre parler d’amour, parlons d’autre chose. Comment se fait-il que je te retrouve ici après t’avoir vainement cherchée à Venise ? Tu étais pauvre ; je te vois dans une maison bien installée. En quelle qualité ?… »
Juana se taisait, palpitante.
« Oh ! je comprends, s’écria tout à coup le bandit, voilà donc pourquoi tu n’es plus digne de moi !… Tu es ici chez ton amant ! »
Juana eut un douloureux tressaillement. Elle commença un geste de protestation violente. Elle voulut crier :
« Non, Sandrigo, je n’ai pas d’amant, et je n’aime que toi ! »
Mais les paroles ne jaillirent pas de ses lèvres.
La singulière attitude de Sandrigo, son sourire, l’étrange regard qu’il lui jetait lui furent une soudaine révélation. Elle eut conscience que les êtres commis à sa garde couraient un mortel danger.
« Ose donc dire que ce n’est pas vrai ! » ricana le bandit.
Et Juana répondit avec un accent de morne désespoir :
« Eh bien, oui, c’est vrai ! J’ai un amant. Je suis ici chez lui. Il est absent. Il va revenir. S’il te voit ici, je suis perdue, et toi aussi. »
*
* *
Un soir d’hiver, dans le pauvre logis du port de Venise, comme Juana raccommodait quelques hardes de Scalabrino et que celui-ci s’occupait à nettoyer un pistolet, on heurta d’une certaine façon à la porte.
« C’est un ami », dit Scalabrino.
Il ouvrit. Un jeune homme d’une belle prestance, d’une mâle beauté entra.
« Sandrigo ! s’exclama Scalabrino. Que se passe-t-il ?
– Pas grand-chose, sinon que j’ai été serré d’un peu près.
– Entre, frère. Juana, vois si tu peux donner à manger à Sandrigo. »
Juana s’empressa. Sandrigo but, mangea, se roula dans une couverture, et fatigué, s’endormit bientôt. Lorsque la petite Juana se retira dans le taudis qu’elle habitait sur le même palier, elle jeta un dernier regard sur Sandrigo endormi.
Cette nuit-là, pour la première fois, la jeune fille dormit mal.
Sandrigo demeura huit jours dans la maison. Il passait ses soirées à raconter ses prouesses, et Juana admira sa hardiesse et sa bravoure comme elle avait admiré sa force et sa beauté.
La veille de son départ, Sandrigo et Juana se trouvèrent seuls, Scalabrino étant sorti. Le bandit parlait comme à son habitude de ses courses dans la montagne.
Il s’interrompit tout à coup pour s’écrier :
« Sais-tu que tu es jolie ?… »
Juana baissa la tête. C’était une petite sauvageonne qui ne savait rien. Elle rougit beaucoup ; puis elle pâlit lorsque Sandrigo lui prit la main et lui dit en souriant :
« Veux-tu être ma femme ? Je t’emmènerai dans la montagne, tu vivras parmi les fleurs sauvages, parmi les myrtes et les lentisques qui sentent si bon. »
Alors elle le regarda dans les yeux et répondit :
« Je veux bien être ta femme ; car je ne connais personne de plus beau que toi. Allons donc trouver un prêtre qui nous unira, et je te suivrai partout où tu iras… »
Sandrigo voulut serrer la jeune fille dans ses bras. Mais elle se dégagea et courut s’enfermer dans son logis.
Le lendemain, Sandrigo partit. Mais Juana avait produit sur lui une forte impression, car il revint souvent. À chacun de ses voyages, il devenait plus pressant, plus entreprenant. Mais Juana secouait la tête, lui échappait toujours et répétait :
« Je te suivrai, fidèle et soumise, lorsque nous serons unis. »
Puis survinrent les événements que nous avons racontés. Sandrigo disparut après l’arrestation de Scalabrino. Peut-être finit-il par oublier Juana. Mais Juana ne l’oublia jamais !…
Tel fut le roman d’amour de la pauvre Juana.
Et lorsque, après de longues années, elle revoyait celui qu’elle aimait toujours, quel dut être son désespoir en répondant à Sandrigo :
« Oui, j’ai un amant !… Et je suis ici chez lui ! »
*
* *
À ces derniers mots, Sandrigo se leva soudain. Sa figure devint menaçante.
« Juana, gronda-t-il, tu mens. Tu n’as pas d’amant. Tu vis ici avec l’ancien doge de Venise Candiano et la fille de la courtisane Imperia. »
Juana étouffa une exclamation de terreur et regarda autour d’elle cherchant une arme, décidée à tuer l’homme qu’elle aimait. Sandrigo surprit ce regard. Il haussa les épaules.
« Écoute, reprit-il, il y a deux hommes qui m’ont offensé mortellement. Entre eux et moi, c’est une lutte sans pitié. Tu les connais. Je n’ai pas besoin de te les nommer. Maintenant, j’ai besoin, moi, de la petite Bianca, qui se trouve sous ta garde. Je ne veux lui faire aucun mal. Loin de là, je veux simplement la ramener à sa mère. Cela est utile à mes projets. Es-tu avec moi contre mes ennemis,… Si oui, viens : un prêtre nous unira, tu seras ma femme pour toujours. Tu vas donc venir avec moi à Venise ; tu raconteras tout ce qui s’est passé ici ; puis de là, nous irons trouver un prêtre qui nous unira. Eh bien, que dis-tu, Juana ?…
– Je dis que, moi vivante, Bianca ne sortira pas d’ici !
– Ainsi, reprit le bandit, tu es contre moi ?
– Oui !
– Tant pis, rugit Sandrigo, c’est toi qui l’auras voulu ! »
En parlant ainsi, il se jeta sur la jeune femme qu’il renversa. Entre eux, la lutte ne pouvait être longue. En quelques instants, Juana se trouva bâillonnée et liée. Sandrigo leva son poignard. Mais peut-être une lueur de pitié vint-elle éclairer cette scène obscure, car le bras levé pour frapper retomba.
« Au fait, murmura-t-il, c’est inutile. Et puis, je ne suis pas fâché qu’elle leur raconte. Ils verront à quel homme ils ont affaire ! »
En renversant Juana, il avait touché la clef cachée dans le corsage de la jeune fille. Il prit cette clef, ouvrit la porte qui conduisait à Bianca.
Il entra et se trouva dans une pièce vide. Il alla plus loin, pénétra dans une autre pièce ; c’était celle où dormait le vieux Candiano.
Le bandit s’approcha doucement du lit du vieillard.
« Cela ne vaut pas un coup de poignard ! » finit-il par murmurer.
Il recula lentement, et sans bruit referma la porte.
Il s’arrêta devant une autre porte. Il l’ouvrit avec précaution, passa la tête dans l’entrebâillement et sourit.
« C’est là », murmura-t-il.
C’était là, en effet. Bianca dormait d’un sommeil paisible d’heureuse enfant. Le bandit ne put retenir une sourde exclamation.
« Par les saints, qu’elle est belle ! » songea-t-il.
Bianca ne s’était pas réveillée.
Sandrigo toucha du bout du doigt l’épaule nue de la jeune fille.
La jeune fille se réveilla, ouvrit des yeux épouvantés, et eut un brusque recul d’horreur en même temps qu’elle s’enveloppait de ses couvertures et jetait un cri terrible :
« Juana ! Juana !… »
Un sourd gémissement lui répondit.
« Rassurez-vous, signorina, dit Sandrigo ; je ne vous veux aucun mal. Écoutez-moi je vous prie, et prenez note de mes paroles, car nous n’avons pas de temps à perdre. Je vous jure qu’aucun mal d’aucune sorte ne vous sera fait. Il est d’ailleurs inutile d’appeler Juana. Elle n’est plus ici. Voici ce que j’ai à vous dire. Je viens de la part de votre mère.
– Ma mère ! s’exclama Bianca.
– Oui : la signora Imperia. C’est elle qui m’envoie, et pour preuve que je vous dis la vérité, je vais vous raconter ce qui vous est arrivé. Vous avez été enlevée de la maison de votre mère, malgré elle, sinon malgré vous. La signora Imperia est désespérée. Elle s’est adressée à moi pour vous retrouver. Me croyez-vous ?
– Continuez…
– Votre mère, la signora Imperia, m’a donc supplié de me mettre à votre recherche. J’ai accepté, j’ai entrepris de vous retrouver et j’ai été assez heureux pour aboutir à cette maison où vous êtes séquestrée par votre ravisseur… Oh ! ne protestez pas, c’est inutile… Or, voici maintenant ce que je viens vous dire. Je vais me retirer dans la pièce voisine où j’attendrai dix minutes. Vous mettrez ces dix minutes à profit pour vous habiller et être prête à me suivre…
– Vous suivre ! s’écria la jeune fille qui reprenait peu à peu toute son énergie. Jamais ! Qui me prouve que vous venez de chez ma mère ?
– Vous me suivrez volontairement, je l’espère, dit Sandrigo. Je viens si bien de la part de la signora Imperia qu’elle m’a donné des instructions formelles et m’a enjoint d’employer la violence, si, par impossible, vous étiez assez dénaturée pour vous refuser à venir consoler une mère qui pleure et souffre. »
En disant ces mots, Sandrigo s’assura par un rapide regard que la chambre ne comportait ni porte et fenêtre par où la jeune fille pût s’évader. Alors, il s’inclina froidement et sortit.
Bianca, terrorisée, s’habilla en toute hâte.
Elle ne manquait pas de courage et était résolue à se défendre si cet homme avait menti. Elle glissa dans son sein un petit poignard, et lorsque Sandrigo ouvrit la porte au bout de dix minutes, il trouva Bianca habillée complètement.
« Êtes-vous prête à me suivre ? demanda-t-il.
– Je suis prête, monsieur.
– À la bonne heure ! fit rondement le bandit. Eh ! par la Vierge Marie, faut-il tant de façons à une honnête fille comme vous pour aller retrouver une mère en larmes !
– Marchez, je vous suis !… »
Sandrigo saisit la jeune fille par le bras et l’entraîna rapidement. Il traversa la maison à grands pas, franchit le jardin, et quelques minutes plus tard, arrivait à la carriole dont il avait attaché le mulet à un arbre du chemin.
« Montez, signorina ! » dit-il.
Bianca monta dans la carriole. D’un bond, Sandrigo prit place près d’elle, fouetta son mulet ; la carriole partit.
Deux heures de course rapide amenèrent Sandrigo aux lagunes. Il s’arrêta au point où il avait laissé la barque. Le vieux marin qui l’avait amené était là.
« Embarque ! dit-il. Je commençais à ne plus t’attendre ! »
Sandrigo sans répondre sauta à terre. Il se retourna vers Bianca et s’aperçut alors que la jeune fille s’était évanouie.
« Tant mieux ! fit-il entre les dents, cela simplifie les choses. »
Il déposa la jeune fille sous la tente de la barque et la couvrit soigneusement d’un manteau de marin.
« Qu’allons-nous faire de cette carriole et de ce mulet ?
– Je te les donne ! dit Sandrigo. Ce sera le prix de ta course.
– Peste ! fit le marin, tu deviens grand seigneur ! »
Sandrigo fit un geste d’impatience.
« Dépêchons-nous », dit-il d’une voix brève.
Le marin avait appelé son mousse.
« Tu vas, dit-il, conduire cette carriole à Mestre, où tu sais, chez notre… ami. Tu l’y laisseras et tu reviendras à Venise comme tu pourras, au plus tôt. Tu diras que c’est une prise. »
Bianca revint à elle au moment où l’embarcation touchait le quai, à l’endroit où Sandrigo s’était embarqué, c’est-à-dire presque en face de ce cabaret louche où il était entré pour trouver le vieux marin.
La jeune fille marchait, les idées en déroute. Elle vit qu’on l’entraînait dans une maison de sordide apparence, qu’on lui faisait monter un escalier gluant, qu’on la poussait dans une chambre dont elle entendit la porte se refermer à triple tour. Cette fois, Sandrigo avait jugé inutile de lui donner la moindre explication.
La jeune fille, folle d’épouvante, se laissa tomber sur un siège et se prit à sangloter.
Sans perdre un moment, Sandrigo se dirigea en toute hâte vers le palais d’Imperia. Après des pourparlers avec les valets de la courtisane, il fut enfin admis en sa présence.
« Signora, lui dit-il brusquement, votre fille vous a été enlevée récemment.
– Comment le savez-vous ?
– Il suffit que je le sache, signora, fit Sandrigo avec un sourire. Donc, votre fille Bianca vous a été enlevée par un homme qui vous veut beaucoup de mal…
– Un homme que je tuerai ! gronda-t-elle.
– À moins qu’il ne meure de ma main… Mais nous traiterons cette question-là plus tard. Pour le moment, je viens simplement vous dire que je puis vous faire retrouver votre enfant.
– Où est-elle ? Parlez… !
– Je vous le dirai quand nous aurons convenu de certaines choses.
– Lesquelles ? Parlez ! oh ! parlez vite !… Tout ce que vous voudrez !… Mais vous avez donc vu ma fille ! ma Bianca ! oh ! si vous avez un cœur, dites-moi seulement qu’elle n’a pas souffert, qu’elle n’est pas en danger !
– Rassurez-vous, signora, dit le bandit presque ému. Votre fille n’a nullement souffert et aucun péril ne la menace. Dans une heure, si vous voulez, elle sera près de vous.
– Dans une heure !…
– Il suffit, madame, que nous nous entendions.
– Combien voulez-vous ?… Parlez vite !
– De l’argent ?… Ah ! madame !…
– Que voulez-vous donc ? fit la courtisane étonnée.
– Regardez-moi bien, madame. J’ai exercé jusqu’à ce jour la noble profession de bandit. Je m’appelle Sandrigo. On me redoute à vingt lieues autour de Venise. Je puis, si je veux, reformer une bande qui terrorisera ce pays… Mais j’ai maintenant d’autres visées. J’ai rendu à la république d’importants services. Le moins que l’on puisse faire, c’est de me donner un grade important dans l’armée du capitaine général. Vienne une occasion, une guerre, et je puis moi-même devenir capitaine général. Je suis brave, je suis fort, je sais l’art de la guerre. En somme, vous voyez en moi un cavalier de belle prestance, soutenu par l’ambition et capable de bien des choses. Trouverez-vous à Venise ou ailleurs un mari plus digne de la signorina Bianca ?…
– Vous ! le mari de Bianca !… »
Il y avait dans ce cri une sorte de mépris sauvage.
Sandrigo n’en parut pas humilié.
« J’aime votre fille, reprit-il simplement. Et je sens que la passion qu’elle m’a inspirée n’est pas un de ces vulgaires amours qui s’éteignent avec le temps. Je vais vous en donner une preuve qui m’étonne moi-même. J’ai tenu Bianca en mon pouvoir. Elle était dans mes bras, sans secours possible…
– Eh bien ? murmura la courtisane frémissante.
– Eh bien, elle est pure, madame ! Et c’est la première fois qu’une jeune fille sera sortie vierge des bras de Sandrigo ! »
Un éclair de passion farouche jaillit de son regard.
« Réfléchissez, madame. Je vous offre la paix et l’alliance. Je dis l’alliance, car vous avez à combattre un terrible ennemi…
– Que voulez-vous dire ? balbutia la courtisane.
– Je veux parler de Roland Candiano !
– Il sera arrêté avant deux jours…
– Lui ! Vous ne le connaissez pas, madame. Je ne l’ai vu que peu d’instants, et je vous affirme que s’il le veut, il tiendra tête à l’armée de Venise tout entière. Je vous laisse réfléchir jusqu’à demain… Demain, madame, je deviendrai votre allié et votre fils, ou votre irréconciliable ennemi, à votre choix. »
Imperia voulut jeter un cri, retenir le bandit…
Mais déjà Sandrigo s’éloignait rapidement et disparaissait…
La courtisane s’effondra sur un siège, plus désespérée peut-être que le jour où Bianca avait été enlevée.