En deux jours, Scalabrino avait vu les chefs auxquels il devait remettre des lettres accompagnées d’instructions verbales. Les bandes étaient dispersées sur un front de trente lieues. Scalabrino passa les deux journées et la nuit à cheval, mangeant à peine, galopant, ne sentant pas la fatigue. Lorsque sa mission fut remplie, il remplaça son cheval épuisé et prit à toute bride le chemin de Mestre, où il arriva en pleine nuit. Il laissa son cheval à l’auberge et se glissa vers la maison. Elle était silencieuse et obscure.
Scalabrino s’arrêta. Un trouble extraordinaire agitait cette rude nature. Scalabrino en était encore à la joie de savoir qu’il avait une fille. Cela suffisait à son bonheur.
« Un instant ! grommela-t-il. Il ne faut pas que je tombe là comme un insensé. D’abord, je ne dois pas lui dire que je suis son père. Ça m’est défendu pour le moment… Oui, mais je la verrai. Je lui parlerai. Six jours !… »
Palpitant, de ses grosses mains tremblantes, il ouvrit la porte du jardin avec une clef que lui avait remise Roland ; il s’avança vers la porte de la maison ; il frappa d’une façon convenue.
Presque aussitôt la porte s’ouvrit, et il vit Juana.
Elle était pâle.
« C’est toi ! fit-elle à voix basse. Enfin !… c’est toi !…
– Un malheur est arrivé ! gronda Scalabrino en entrant.
– Bianca a été enlevée, dit Juana tremblante.
– Bianca enlevée ! » murmura-t-il.
Deux grosses larmes jaillirent des yeux de Scalabrino.
« C’est un malheur, reprit Juana. Mais dis-moi, cet événement t’affecte d’étrange façon, il me semble… »
Scalabrino jeta un profond regard sur Juana.
« C’est ma fille ! dit-il simplement.
– Ta fille !
– Oui, Juana. C’est une histoire. Tu la sauras plus tard.
– Ta fille ! » répéta Juana atterrée par cette révélation.
Cependant, Scalabrino se secouait comme un chien battu.
« Maintenant, raconte-moi comment la chose s’est passée. Et d’abord, connais-tu l’homme ? » demanda-t-il.
Juana devint livide. Prononcer le nom de Sandrigo, c’était le désigner au poignard de Scalabrino.
Y avait-il donc encore de l’amour dans le cœur de Juana pour le bandit ? Même après la scène violente, après les sarcasmes, après l’enlèvement de Bianca, lui pardonnait-elle ?… En quelques instants, elle eut pris son parti.
« Eh bien ? reprit Scalabrino, as-tu reconnu l’homme.
– Je le connais, dit Juana.
– Son nom ?
– Sandrigo. »
Le colosse bondit, ses poings énormes se serrèrent violemment, son visage décomposé donna tous les signes de cette colère furieuse qui le faisait si redoutable.
« Lui ! gronda-t-il. Eh bien, tant mieux ! Le vieux compte que nous avons à régler ensemble va se liquider d’un coup. Quand la chose s’est-elle passée ?
– Il y a deux jours, dans la nuit.
– Il a donc forcé les portes ? Elles sont solides, pourtant !
– C’est moi qui lui ai ouvert. Écoute… Il est venu, il a frappé, j’ai reconnu sa voix, j’ai cru qu’il était poursuivi ; alors j’ai eu peur, et tout a disparu dans ma pensée, sinon que je ne voulais pas que Sandrigo fût arrêté. »
Scalabrino, d’abord étonné, l’observait attentivement. Tout à coup il comprit. Il alla à Juana, lui prit la main, et murmura :
« Ma pauvre Juana… J’avais oublié cela, moi !… C’est si vieux ! Et je vois que c’est toujours jeune dans ton cœur !… Tais-toi, Juana, tais-toi ; ne me dis plus rien… Je comprends bien des choses que je n’eusse comprises avant d’avoir rencontré l’homme qui a fait de moi un homme. »
Il s’assit tout pensif, hochant la tête, tandis que Juana, maintenant, laissait tomber ses larmes.
« Ne crois pas au moins qu’il y a eu de ma faute en tout cela. Je me suis débattue, défendue. Il a fallu qu’il me lie et me bâillonne pour m’empêcher de défendre la jeune fille.
– C’est bon ; n’en parlons plus. Je repars. Sais-tu quelle direction il a pu prendre ?
– Comment le saurai-je ? J’étais liée. C’est le vieillard qui a coupé les cordes hier matin. »
Scalabrino voulut se lever pour partir. Mais il s’aperçut alors qu’une immense fatigue le paralysait. Il s’accota à la table, et presque aussitôt s’endormit profondément.
Vers cinq heures du matin, il se réveilla tout à coup.
« Je crois que j’ai dormi, dit-il. J’étais si fatigué ! »
En toute hâte, il dévora un repas sommaire que lui prépara la jeune femme. Puis il l’embrassa tendrement et prit congé d’elle en lui disant :
« Dans ce malheur, Juana, c’est peut-être toi qui es la plus frappée. Quoi qu’il arrive, souviens-toi que je suis ton frère et que pour toi je ferai bien des choses. Mais écoute… écoute bien, ma sœur : cet homme, ce misérable qui te vole ton pauvre cœur dont il est indigne, eh bien, si je me trouve en sa présence, je te jure de ne pas frapper le premier ! »
Juana eut un tressaillement de joie profonde.
« Ah ! frère, balbutia-t-elle, tu es vraiment mon bon frère !… »
Scalabrino regagna l’auberge où il avait laissé son cheval.
Il s’assit à une table et commanda qu’on lui donnât à boire.
Le coude sur la table, la tête dans la main, il réfléchissait, ballotté par ses pensées, les yeux vaguement fixés sur une petite cour qu’il apercevait par la fenêtre entrouverte près de laquelle il s’était assis. Tout à coup, il aperçut dans cette cour un visage qui le fit tressaillir.
« Que fait ici Gianetto ? » murmura-t-il.
Ce Gianetto n’était autre que le marin de la barque qui avait emmené Sandrigo et qui avait été chargé de ramener la carriole.
Le marin causait avec le patron de l’auberge. Puis il le salua, et s’en alla, sifflotant une barcarolle entre les dents.
Quelques instants plus tard, Scalabrino, ayant payé sa dépense, monta à cheval et prit au trot la route qu’avait prise Gianetto.
Il ne tarda pas à l’apercevoir à cent pas devant lui, et, dès lors, régla son allure pour maintenir la distance qui le séparait du marin.
Celui-ci marchait d’un bon pas dans la direction des lagunes.
C’était un jeune homme de vingt-deux ans.
Scalabrino l’avait connu jadis, alors que Gianetto, mousse, servait déjà la mystérieuse association qui s’était faite entre les bandits de la montagne et les marins du port de Venise.
Il l’avait revu incidemment depuis qu’il s’était évadé.
Lorsqu’on fut loin de Mestre, en pleine campagne, Scalabrino rejoignit le marin.
« Eh bien, Gianetto, que diable fais-tu par ici ?
– Scalabrino ? s’écria le marin. Ma foi, je ne te reconnaissais pas sous ton costume de cavalier. Je viens de faire une commission à Mestre et m’en retourne à Venise.
– Moi aussi.
– Nous ferons donc route ensemble ! dit Gianetto.
– Soit ! dit Scalabrino. Faisons route ensemble et causons. »
Et le colosse, qui avait mis pied à terre, se mit à marcher près de Gianetto, en conduisant son cheval par la bride.
Ce fut Gianetto qui lui fournit le prétexte à des questions.
« Comment se fait-il, demanda le jeune marin, qu’on ne te voie plus parmi nous et que je te retrouve sur la route de Trévise, montant un beau cheval ?…
– Et toi-même, Gianetto, que fais-tu donc par ici ?
– Moi, c’est autre chose. C’est une commission que j’ai faite à un aubergiste… de nos amis.
– Moi, reprit Scalabrino, c’est encore plus simple… Je me promène, voilà tout. Et pour qui était-ce cette commission ?
– Pour le patron de la Maria. Tu ne connais pas la Maria ? La première barque du port, à la voile ou à la rame.
– Et tu t’en retournes, maintenant ?
– À l’Ancre d’Or. »
Scalabrino tressaillit. Ce nom lui fut un trait de lumière. Il se souvint qu’en deux ou trois circonstances, il avait été, lui aussi, à l’Ancre d’Or, et que c’était là un des rendez-vous les plus sûrs pour les bandits que le hasard ou une affaire amenaient à Venise.
L’Ancre d’Or, c’était ce cabaret louche, cette taverne nocturne où Sandrigo était venu.
« J’ai presque envie de t’y accompagner, reprit Scalabrino.
– Viens ! tu seras le bienvenu.
– Oui, mais j’ai quelque sujet de me défier des sbires.
– Bah ! tu sais que jamais un sbire n’a mis les pieds à l’Ancre d’Or… Si… un seul, il y a six mois, il a tenté l’aventure, mais… il n’en est plus sorti ! dit Gianetto en éclatant de rire.
– Bah ! et comment cela ?
– Tu connais l’auberge, tu te rappelles la trappe qui est dans le fond de l’arrière-boutique ?
– Oui : c’est la trappe de la cave. Une fameuse cave !
– Plus fameuse que tu ne crois…
– Raconte-moi un peu cela. Tu m’intéresses…
– Eh bien, lorsque, par hasard, l’Ancre d’Or reçoit une visite désagréable, le patron, maître Bartolo, offre au visiteur déplaisant un gobelet de son meilleur vin, puis un autre, puis un troisième. Lorsque le visiteur en est à son sixième gobelet, il n’a plus les idées très nettes et il a de plus en plus soif. Comprends-tu ? Alors, maître Bartolo invite le visiteur à venir boire avec lui d’un vin qui est meilleur encore, mais qu’il faut boire sur place, dans la cave. Alors, le visiteur se lève en trébuchant, et maître Bartolo l’invite à le suivre. Il ouvre la trappe et le prie de descendre. Le visiteur descend. Lorsque, par hasard, il témoigne quelque répugnance à cette descente, on en est quitte pour l’aider un peu. Car il y a toujours à l’Ancre d’Or cinq ou six gaillards toujours prêts à rendre service aux braves gens qui veulent visiter la fameuse cave. Enfin, bref, lorsque le visiteur, de gré ou de force, est descendu, maître Bartolo referme tranquillement sa trappe.
– Diable ! En sorte que le visiteur qui descend là pour boire finit par y mourir de soif ?
– De soif ! s’écria Gianetto. Allons donc !… À peine est-il enfermé dans la cave que maître Bartolo s’en va droit au canal, et par une petite manœuvre connue de lui seul et de quelques rares amis, fait basculer une plaque de fer qui se trouve, dit-on, au-dessous du niveau de l’eau du canal. Cette plaque de fer masque un trou. Et ce trou, c’est la fenêtre de la cave… Alors l’eau se précipite. En quelques minutes, la cave est pleine d’eau… Tu vois que le visiteur n’y meurt pas de soif !
– En effet, dit Scalabrino, pensif et frissonnant. Et tu dis qu’on a fait subir ce supplice à un sbire ?
– Le seul qui se soit aventuré à l’Ancre d’Or. Mais la cave a servi pour d’autres aussi.
– Pour qui ?
– Pour les traîtres. Et pour ceux qui sont désignés à maître Bartolo par le grand chef.
– Bon ! Et qui est ce grand chef auquel obéit si bien le digne Bartolo ?
– L’homme à qui obéit maître Bartolo et qui est notre chef à tous en ce moment, c’est Sandrigo. »
Si maître de lui que fût Scalabrino, il ne put retenir une exclamation de joie furieuse.
« Qu’as-tu donc ? fit le marin déjà inquiet.
– Rien ! dit Scalabrino en reprenant son sang-froid. Je suis content que ce soit Sandrigo, voilà.
– Tu le connais donc ?
– Oui, nous avons été de la même bande jadis. »
Scalabrino marcha une centaine de pas en silence. Puis s’arrêtant tout à coup :
« Gianetto, dit-il froidement, il faut que tu me suives.
– Où cela ? demanda le marin étonné.
– Tu le sauras quand nous serons arrivés. Écoute bien, il ne te sera fait aucun mal. Au contraire, tu as tout intérêt à me suivre. J’ai besoin d’arriver à l’Ancre d’Or sans que j’y aie été annoncé. Et comme malgré tous les serments que tu pourrais me faire, tu n’aurais rien de plus pressé que de raconter l’entretien que nous venons d’avoir, chose qui me serait des plus pernicieuses, je te donne à choisir entre me suivre ou rester ici. Seulement, je te préviens que si tu préfères rester, il faudra que quatre hommes viennent te ramasser pour que tu t’en ailles ! »
Il tira son poignard. Gianetto devint livide.
« Scalabrino, fit-il d’une voix tremblante, oseras-tu te mettre un tel crime sur la conscience ?
– Non, si tu consens à me suivre de bonne volonté, et je te répète que tu n’auras pas lieu de t’en repentir.
– Eh ! par tous les diables, je te suivrai au bout du monde.
– Viens donc, et tâchons de marcher vite. »
Après une heure de marche silencieuse, les deux hommes étaient de retour à Mestre.
Là, Scalabrino se procura un deuxième cheval, pour Gianetto. Dans la même journée, ils atteignirent les gorges de la Piave.
Scalabrino confia son compagnon à trois ou quatre bergers qui semblaient se reposer à l’entrée de la Grotte Noire. En les regardant de près, Gianetto s’aperçut que ces bergers étaient armés de solides poignards et de pistolets.
Scalabrino ayant dit quelques mots aux braves bergers, sans même descendre de sa monture, fit demi-tour et s’éloigna à fond de train dans la direction de Trévise et de Mestre.
Le cœur du géant bondissait dans sa poitrine.
« Pourvu que le misérable soit là, gronda-t-il. Pourvu que j’arrive à temps ! »
*
* *
Le lendemain du jour où cette scène se passait, vers neuf heures du soir, il y avait une vingtaine de matelots et de barcarols dans la salle de la taverne de l’Ancre d’Or.
« Allons, dehors ! cria tout à coup le patron de la taverne, le digne Bartolo en personne. Il est l’heure de fermer, et je ne tiens pas à m’attirer une visite de messieurs les archers de garde ! »
La plupart des buveurs payèrent leur écot et s’en allèrent.
Bientôt, il ne resta plus dans la salle que cinq ou six buveurs.
Mais maître Bartolo ne les expulsa pas comme les autres. Il ferma la devanture de sa taverne et rentra dans la salle.
Bartolo était un homme d’une cinquantaine d’années, d’une force herculéenne. Il fermait tous les soirs sa devanture à l’heure du couvre-feu et n’avait jamais maille à partir avec les archers de garde qui faisaient des rondes incessantes dans les quartiers mal famés. Mais, pour les affiliés, la porte s’ouvrait toute la nuit. Là se préparaient les actes de brigandage qui, à cette époque, désolaient Venise la Belle.
Ce soir-là, en rentrant dans la salle commune, Bartolo jeta un rapide regard sur les cinq ou six buveurs qui étaient restés après la fermeture. Il les reconnut tous, sauf un qui semblait s’être endormi.
Bartolo s’approcha de lui et le secoua brutalement.
« Hé ! l’ami, fit-il, que faites-vous là ?
Le dormeur parut s’éveiller tout à coup et fit de la main un geste mystérieux. Bartolo s’assit et murmura d’une voix soupçonneuse :
« Qui es-tu toi ?… Tu connais nos signes de reconnaissance, et cependant je veux aller au diable si je me rappelle avoir jamais vu ta figure ! »
En parlant ainsi, il cherchait à dévisager l’inconnu, et il remarqua alors que cet homme était taillé en hercule.
« Que t’importe mon nom ! fit l’inconnu.
– Que veux-tu alors ?
– Voir Sandrigo. Est-il ici ?
– Non.
– Doit-il venir ?
– Peut-être.
– Parleras-tu, Bartolo du diable ! »
Le patron de l’Ancre d’Or tressaillit et eut un sourire.
« Bon ! pensa-t-il, j’y suis maintenant ! »
Et il se hâta de reprendre :
« Eh bien, Sandrigo est à Venise, et je pense qu’il sera ici vers minuit.
– Bien. Dès qu’il sera arrivé, préviens-le qu’un ami veut lui parler. D’ici là, laisse-moi dormir. »
L’inconnu s’accouda en effet de façon que son visage demeurât dans l’ombre, et parut reprendre son somme interrompu.
Bartolo se leva, parut s’occuper pendant dix minutes des soins de son cabaret, puis sortit par la porte qui donnait sur l’allée latérale. Un instant plus tard, Bartolo se trouvait dans l’arrière-salle avec un homme.
Il fit manœuvrer une sorte de judas qui demeurait invisible pour les buveurs de la salle commune et murmura :
« Regarde, Sandrigo ! Tu vois ce colosse qui dort ?
– Je le vois…
– Eh bien, c’est Scalabrino. »
Le bandit étouffa un formidable juron de joie.
« Ce n’est pas tout. Il veut te voir !
– Eh bien ! il me verra ! répondit Sandrigo d’une voix sinistre. La porte du dehors est fermée ?
– Verrouillée.
– La porte de l’allée ?
– Cadenassée. Il ne s’en ira que si tu le veux.
– Bien… La trappe ? »
Bartolo se précipita et souleva le couvercle de la trappe.
« Laisse-la ouverte ! dit Sandrigo. Bon. Maintenant, va me chercher tout ce qu’il y a de monde ici. »
Bartolo rentra dans la salle commune. Il jeta un coup d’œil sur Scalabrino, qui paraissait toujours dormir. Il ne restait plus dans la salle que cinq buveurs attablés. Bartolo fit le tour des tables et esquissa un signe rapide en passant devant chacun.
Puis il alla s’asseoir près de Scalabrino et murmura :
« Sandrigo ne va pas tarder à arriver. Je vais faire place nette pour que vous puissiez causer à votre aise.
– Voilà bien des attentions, maître Bartolo ! fit Scalabrino en ouvrant un œil soupçonneux.
– Dame, je suppose que si vous voulez parler à Sandrigo, c’est pour affaire importante !
– C’est vrai ! dit Scalabrino rassuré. Affaire importante…
– Et pour vous ! » ricana le patron de l’Ancre d’Or.
Il se leva et se mit à gronder :
« Allons, les retardataires, dehors ! Pas une minute de plus, ou sans ça, je n’ouvre pas demain ! »
Comme s’ils eussent été effrayés par cette menace, les cinq buveurs se hâtèrent de vider leurs gobelets et sortirent par la porte de l’allée. Seulement, au lieu de tourner vers la rue, ils tournèrent vers l’arrière-salle où se trouvait Sandrigo.
Bartolo poussa à grand fracas des verrous, grommela, gronda, puis revint dans la salle commune en disant :
« Nous voilà complètement seuls. Tu n’as plus besoin de faire semblant de dormir, Scalabrino.
– Ah ! fit tranquillement le colosse, tu m’as reconnu ? Penses-tu que Sandrigo tardera longtemps ?
– Il est là, et si tu veux lui parler, tu n’as qu’à me suivre.
– Où cela ?… Pourquoi ne vient-il pas ici ?
– Écoute, je ne sais pas, moi ! Il m’a dit qu’il t’attend, voilà tout. Maintenant, si tu ne veux pas, si tu n’as rien à lui dire, tu peux rester ici ou t’en aller à ta guise. »
Scalabrino songea à ce que lui avait raconté Gianetto. En imagination, il vit la trappe, et il eut l’intuition rapide que c’est là qu’on cherchait à l’entraîner. Mais Scalabrino était d’une bravoure de fataliste. Il avait en sa force herculéenne une confiance sans bornes. Il hésita une minute, puis sourit.
« Ils ne sont que deux, songea-t-il. C’est trop peu pour moi ! »
« Allons ! » dit-il en se levant.
Scalabrino suivit le patron de la taverne et entra résolument dans l’arrière-salle. Un rapide regard circulaire acheva de le rassurer. Il n’y avait, dans cette pièce, qu’un seul homme, Bartolo s’étant discrètement retiré. Et cet homme c’était Sandrigo.
Il était assis à une table sur laquelle brûlait un flambeau et attendaient deux gobelets près d’un broc.
Il était tourné vers la trappe demeurée ouverte.
La table se trouvait à trois pas de la trappe.
En sorte que Scalabrino, en s’asseyant en face de Sandrigo, devait se trouver à deux pas du trou auquel il eût tourné le dos.
Scalabrino vit-il la trappe ? Eut-il conscience de cette sorte de mise en scène ? Fut-ce chez lui une bravade téméraire !… Il vint s’asseoir, très calme en apparence, à la place qui semblait lui avoir été réservée, en disant :
« Salut, Sandrigo. Voilà longtemps que nous ne nous sommes vus.
– Salut, Scalabrino, répondit gravement le bandit. Je suis content de revoir un vieux camarade. »
Scalabrino paraissait très calme. En réalité, il faisait un effort considérable pour ne pas sauter à la gorge de l’homme qui l’avait trahi, de l’homme qui venait d’enlever sa fille.
« J’ai juré à Juana de ne pas frapper le premier ! »
Il y eut entre les deux hommes une minute de silence tragique.
Enfin, Scalabrino parla.
« J’ai voulu te voir, dit-il, avant de décider si je dois te considérer comme un homme ou si je dois te tuer comme un chien. »
Sandrigo ne broncha pas. Il se contenta de répondre :
« Moi, j’attends que tu aies parlé pour prendre la même décision.
– Voici ce que je suis venu te dire, Sandrigo. La haine est née dans ton cœur bien que je t’aie toujours traité en ami. Cette haine t’a poussé à un crime que les lois de la montagne punissent de mort : tu m’as dénoncé. C’est toi qui m’as fait arrêter.
– C’est moi.
– Bien, dit Scalabrino qui frissonna. J’ai passé dans les puits six mortelles années. Et quel que soit ton forfait, je ne voudrais pas avoir sur la conscience d’avoir aidé à te faire franchir le Pont des Soupirs. Je me suis évadé. Alors, je t’ai rencontré dans la montagne…
– Oui, le jour où tu m’as volé ma bande, dit Sandrigo en serrant les poings ; le jour où Roland Candiano m’a forcé de crier grâce devant nos compagnons… Après ?
– Après !… Il y a au monde une femme qui est le plus noble cœur ; je l’aime comme une sœur vénérée. Cette femme tu la connais : elle s’appelle Juana. Il y a un grand malheur. C’est que Juana t’aime. Pourquoi ? Je ne sais. Mais qu’elle t’aime, voilà ce qui est sûr. Sans quoi, Sandrigo, je t’aurais déjà tué.
– Après ?…
– Attends. Juana avait reçu en garde une jeune fille…
– Bianca. Je l’ai enlevée, c’est vrai. »
Scalabrino se sentit vaciller.
« Tu peux racheter tes crimes, dit-il sourdement. Rends-moi cette jeune fille, Sandrigo ; Juana t’aime ; elle sera ta femme ; et toi je me charge de t’enrichir, de te faire une existence heureuse.
– J’accepterais volontiers, mais il y a deux puissants motifs qui s’y opposent.
– Lesquels ?
– Le premier, c’est que si Juana m’aime, je ne l’aime pas, moi. Ensuite, c’est que cette jeune fille que tu me redemandes, eh bien, je l’aime ! »
Scalabrino se leva. Il était si terrible, avec sa figure blanche et ses yeux rouges, que Sandrigo trembla.
« Tu dis que tu aimes Bianca ?
– À moi ! » hurla Sandrigo sans répondre.
En même temps, il poussait avec violence la table qu’il avait devant lui. À cet instant où Scalabrino rugissant levait son poignard, six hommes apparurent dans la pièce et se ruèrent sur Scalabrino. Celui-ci recula pour s’acculer à un coin.
Comme il reculait, il se sentit tomber dans le vide.
Ses deux bras s’étendirent. Ses mains se raccrochèrent au plancher. Sandrigo leva l’escabeau sur lequel il était assis. L’escabeau retomba lourdement sur la tête du colosse. Les mains lâchèrent prise. Il tomba. Bartolo abaissa aussitôt le couvercle de la trappe.
Scalabrino, étourdi par le coup qu’il venait de recevoir, tomba dans le noir.
Sa tête porta encore sur l’une des marches de l’escalier raide par où on descendait dans cette fosse. Il demeura évanoui.
Une impression de fraîcheur le réveilla soudain.
Au-dessus de sa tête, quelque part, il entendait une sorte de grondement sourd, mêlé de sifflements aigus. En même temps, l’impression de vive fraîcheur montait le long de ses jambes.
Une rauque exclamation de désespoir lui échappa :
« Le canal !… La plaque de fer !… L’eau qui monte !… »
Elle montait en effet, assez lentement… mais elle montait !
Le grondement venait de l’eau du canal qui tombait dans la cave. Le sifflement venait de l’air refoulé qui s’échappait par un étroit tuyau pratiqué au plafond.
Pendant quelques minutes, Scalabrino demeura frappé de stupeur, écoutant vaguement le clapotis de l’eau qui formait de petites vagues. Puis une sorte de rage s’empara de lui. À tâtons, il chercha l’escalier, refoulant l’eau autour de lui, et il se mit à monter. Sa tête heurta la trappe. Il y arc-bouta ses puissantes épaules de cariatide, mais il ne parvint pas à ébranler les formidables ferrures de la trappe. Longtemps, il s’épuisa en efforts inutiles. Et quand il eut bien constaté son impuissance, il s’assit sur une marche, mit sa tête dans ses deux mains et pleura.
Cependant, l’eau montait toujours.
Cet effroyable supplice dura deux heures. Scalabrino sentit alors l’eau qui atteignit ses pieds.
Alors, la pensée de mourir ainsi lentement, d’attendre que l’eau gagnât sa poitrine, puis sa bouche, cette pensée lui causa une insurmontable horreur. Il préféra en finir d’un coup.
Sa pensée évoqua une dernière fois les images de Bianca et de Roland, puis il se laissa glisser dans l’eau noire.
*
* *
Scalabrino était un nageur de première force.
À peine fut-il plongé dans l’eau que l’instinct de la vie, plus fort que le désespoir et l’horreur, se réveilla en lui. Après s’être laissé couler à fond, il remonta à la surface d’un vigoureux coup de talon, et se mit à nager, tournant autour de la cave, repris d’un espoir insensé.
Et tout à coup ses mains s’accrochèrent à des barreaux épais qui défendaient un trou, une sorte de soupirail ou de fenêtre.
C’est par là que l’eau du canal arrivait dans la cave !
*
* *
En haut, aussitôt après la courte lutte qui s’était terminée par la chute de Scalabrino, Sandrigo avait renvoyé tout son monde et n’avait gardé près de lui que Bartolo.
Les deux bandits achevèrent de consolider fortement le couvercle de la trappe.
« Voilà qui vaut mieux que les puits des prisons, ricana alors Bartolo. On ne s’évade pas d’ici !
– Il ne remue pas ! prononça Sandrigo à voix basse.
– Attends une minute, répondit Bartolo, et tu entendras ! »
Le patron de l’Ancre d’Or sortit rapidement. Sandrigo demeura seul. Il s’allongea tout de son long sur la trappe, et pesa de tout son poids, comme s’il eût voulu se prouver à lui-même que c’était bien vrai, que son ennemi était bien là, que cet homme à qui il avait voué une haine que les années avaient cimentée dans son cœur était bien dans cette tombe effroyable…
Une indicible expression de joie sauvage bouleversait les traits du bandit.
Tout à coup, il entendit au fond de la cave un bruit sourd. Il sourit. À ce moment Bartolo rentra et dit :
« Scalabrino a maintenant de quoi boire !
– Combien de temps cela dure-t-il ?
– Il faut deux heures et demie pour remplir la cave. »
Sandrigo demeura couché sur la trappe, écoutant.
Bartolo s’était assis et le regardait.
Enfin, vers trois heures du matin, Sandrigo se leva.
Tout bruit avait cessé.
Bartolo écouta à son tour et, se relevant tout pâle, prononça :
« C’est fini ! »
Et Sandrigo pensif répéta :
« Oui, c’est fini !… »