Roland, ayant tiré la vaste table à laquelle, quelques instants auparavant, il était assis auprès de Jean de Médicis, s’était acculé à un coin de la tente.
Autour de lui, de l’autre côté de la table, les officiers du Grand-Diable, hurlant et gesticulant, se pressaient, se gênaient l’un l’autre. Au-dehors, le camp était en rumeur.
« Trahison ! Aux armes ! »
Ces cris éclataient de toutes parts.
Tout cela s’était passé en quelques secondes.
Roland, de sa main droite, tenait la lourde épée de bataille. Cette épée qui semblait légère comme une plume à sa main nerveuse, tourbillonnait, et déjà trois des vaillants qui avaient escaladé la table étaient tombés en inondant de sang les planches que le vin avait tachées de rouge.
Cependant sa main gauche, derrière son dos, fourrageait furieusement dans la toile de la tente.
Il y eut soudain une poussée plus violente.
Des cris féroces éclatèrent.
Et la voix du Grand-Diable domina le tumulte :
« Tuez ! Tuez !… »
D’un bond, une vingtaine d’officiers et de soldats avaient sauté sur la table et se ruaient sur Roland. Vingt épées se dirigèrent sur lui, de haut en bas…
Soudain, il disparut.
« Il est tombé ! vociférèrent les assaillants.
– Il a son compte, rugit un officier.
– Il se sauve ! hurla le Grand-Diable. Arrête ! tue !… »
Et blanc de fureur, de la main il désignait une large fente qui béait sur les flancs de la tente.
Pendant qu’il tenait ses adversaires en respect, Roland, de son poignard incrusté à sa main gauche, avait déchiré la toile, et au moment où il allait être atteint, s’était évanoui par la déchirure qu’il venait de pratiquer dans toute sa hauteur, d’un effort furieux.
La tente se vida en un instant.
Des centaines de soldats se mirent à battre les épais bouquets de chênes… Toute recherche fut inutile : Roland avait disparu.
La colère de Jean de Médicis fut terrible. Tout ce qu’il connaissait de jurons et d’imprécations, il le vociféra.
Mais comme il était homme de méthode, comme d’ailleurs il avait bu plus que de raison et qu’il se sentait les paupières lourdes, il remit à plus tard sa vengeance contre le fugitif, et se jetant sur son lit de camp, s’endormit d’un profond sommeil.
À l’aube selon les ordres qu’il avait donnés, il fut réveillé.
Il monta aussitôt à cheval, avec quelques officiers, et suivi d’une centaine de cavaliers seulement, se dirigea vers Governolo dont les remparts se dressaient à une demi-lieue du camp.
Il s’enquit tout d’abord de savoir si on avait retrouvé le fugitif, et comme on lui répondait qu’aucune trace n’en avait été trouvée, il secoua la tête en grommelant :
« Roland Candiano m’a menacé, il m’a mortellement offensé. Je le retrouverai. Et ce jour-là, il subira le même supplice que son père. »
Là-dessus, il piqua droit vers les remparts.
Jean de Médicis avait résolu de donner assaut à la forteresse de Governolo le lendemain ou le surlendemain. L’aventure de la nuit précipita sa décision. Il prit le parti de marcher le jour même.
En effet, la conversation qu’il avait eue avec Roland Candiano lui avait ouvert de nouveaux horizons. Les propositions de Foscari l’enthousiasmaient. Et il voulait agir vite afin d’envoyer aussitôt après la prise de la forteresse un émissaire au doge de Venise.
L’émissaire devait d’abord dire à Foscari que Jean de Médicis acceptait en principe le projet d’alliance, et lui indiquer un jour et un lieu de rendez-vous.
Puis il devait aussi lui recommander de se défier de Roland, de s’emparer de lui et de le livrer au Grand-Diable.
Ces divers projets arrêtés dans son esprit, Jean de Médicis ne songea plus qu’à assurer le succès de l’assaut.
Pour cela, il voulait étudier une dernière fois les abords de la forteresse et trouver son point faible, afin de concentrer sur un seul côté tous ses efforts.
C’était une tactique qui jusqu’ici lui avait toujours réussi : il lançait toutes ses troupes sur un point unique, faisait la brèche ou jetait des échelles et entrait.
Un temps de galop d’un quart d’heure l’amena à une portée de mousquet des remparts.
Alors, il fit faire halte à sa troupe et s’avança suivi seulement de deux de ses lieutenants à qui il voulait donner des instructions précises.
Il allait au pas, étudiait la situation avec ce soin qui était une des principales causes de ses succès antérieurs.
Sur les remparts de Governolo, il y avait peu de monde.
Des soldats en sentinelle suivaient des yeux la manœuvre de Jean de Médicis. Ils le saluèrent de quelques coups d’arquebuse, et le Grand-Diable, tout en continuant sa route, se contenta de se mettre hors de portée.
Il s’arrêta enfin à l’ouest de la forteresse.
Là, les remparts étaient évidemment en mauvais état ; quelques coups de bombarde devaient facilement pratiquer une brèche.
Les assiégés, surpris par la brusque arrivée de l’armée de Médicis, n’avaient pas eu le temps de réparer ce côté et s’étaient contentés de boucher avec des pièces de bois les trous de la muraille, plutôt pour essayer d’en masquer le délabrement que dans l’espoir de les renforcer.
En outre le fossé, qui était partout à pic, était de ce côté d’une descente praticable. Sans doute les habitants avaient pris l’habitude de descendre à cet endroit dans le fossé, des sentiers s’étaient peu à peu établis, des terres avaient déboulé.
Le Grand-Diable, ayant fait ces remarques, tressaillit de joie.
« Governolo est à nous », dit-il.
Comme il disait ces mots, deux coups de feu retentirent successivement.
Les deux officiers qui accompagnaient Jean de Médicis tombèrent, l’un tué sur le coup, l’autre grièvement blessé à l’épaule.
Le cheval du Grand-Diable se cabra.
Mais son cavalier le maintint en place.
Jean de Médicis était d’une bravoure physique à toute épreuve ; sa témérité était proverbiale. Au lieu de rendre la main au cheval effrayé qui voulait fuir, il le tint dans les rênes et regarda autour de lui. En avant des remparts, d’une touffe de ronces, un homme s’était levé. C’était évidemment celui qui venait de faire feu sur les deux officiers.
Jean de Médicis constata avec stupeur que cet homme était seul, et que loin de s’enfuir, il paraissait vouloir attirer son attention.
À ce moment, l’homme lui cria :
« Jean de Médicis, j’ai encore un pistolet chargé et mon poignard. Tu as tes pistolets et ton épée. Je t’offre le combat.
– Roland Candiano ! gronda le Grand-Diable ; c’est mon digne patron qui me l’envoie. »
En même temps, il tira de ses fontes ses deux pistolets, prit sa bride entre les dents, et ainsi armé, piqua sur Roland.
À dix pas, il fit feu coup sur coup.
Un troisième coup de feu éclata.
Jean de Médicis roula de son cheval. Roland jeta le pistolet fumant qu’il tenait à la main et s’avança vers le blessé.
Le Grand-Diable avait les yeux fermés.
Il était livide, de cette lividité spéciale dont la mort proche masque les visages qui se tournent vers le néant éternel.
Il était sur le dos, les bras en croix. Roland, les lèvres crispées par un sombre sourire, le contempla un instant.
« Il n’est pas mort, pensa-t-il, mais dans peu d’heures, ce sera fini. »
Il se pencha alors.
À ce moment, Jean de Médicis ouvrit les yeux.
« Puis-je quelque chose pour vous ? demanda Roland.
– Va-t’en au diable !
– Jean de Médicis, vous vous êtes fait mon ennemi, alors que je venais loyal et confiant, vers vous. Je vous apportais la preuve de ma loyauté et de ma confiance. Vous m’avez considéré comme un ennemi. Je vous ai donné à choisir entre le crime et la justice. Vous avez choisi le crime. Je vous ai alors condamné. Jean de Médicis, ainsi seront frappés les amis de mes ennemis.
– Et que feras-tu donc à tes ennemis eux-mêmes ? » râla Jean de Médicis.
Roland eut un effrayant sourire.
« Oh ! ceux-là, je ne veux pas les frapper… »
Il y eut un instant de silence lugubre. Roland reprit :
« Jean de Médicis, je vous ai frappé sans haine ; j’ai simplement supprimé un obstacle. Aussi je vous répète ma question : puis-je quelque chose pour vous ? Quoi que vous me demandiez, je vous jure de l’exécuter fidèlement… »
Le Grand-Diable regarda Roland de ses yeux troubles où nageaient déjà les vapeurs de la mort.
Il eut un rire sauvage, ses poings se crispèrent, ses yeux se convulsèrent ; il se tint immobile, tout raide…
Roland poussa un profond soupir, et s’éloignant, sans tourner la tête, descendit dans le fossé où il disparut.
Cependant, le Grand-Diable n’était pas mort encore.
Une vingtaine de soldats de Governolo avaient assisté du haut des remparts à la scène rapide que nous venons de retracer.
Ils descendirent, s’approchèrent du blessé, en qui l’un d’eux reconnut Jean de Médicis.
Aussitôt, ils organisèrent un brancard.
Un quart d’heure plus tard, des vivats retentissaient dans Governolo, les cloches sonnaient à toute volée…
Et le brancard, sur lequel était étendu Jean de Médicis mourant, traversait les ruelles au milieu d’une joie terrible.
Ce fut ainsi que le Grand-Diable fit son entrée dans la forteresse de Governolo.