Au fond du palais d’Imperia, dans cet appartement qui était réservé à Bianca et que la courtisane avait paré avec une virginale élégance… La mère et la fille, assises l’une près de l’autre, causaient, les mains dans les mains. Bianca venait de raconter à sa mère les péripéties de son voyage à Mestre, son séjour auprès de Juana, la soudaine arrivée de Sandrigo.
Elle avait à peine parlé de Roland, mais dans le peu de mots qu’elle avait dits, Imperia avait senti un respect passionné, une admiration et une confiance sans bornes. Elle avait écouté les paroles de sa fille avec une sombre inquiétude.
« Enfin, dit-elle, nous voilà unies, mon enfant ; te voilà hors de tout danger, grâce au courage de ce brave officier… le seigneur Sandrigo.
– Mais, ma mère, dit Bianca, je n’étais pas en danger auprès de Juana… Le danger était ici… le danger c’était cet homme qui m’enlevait… cet être hideux que je n’ai fait qu’entrevoir, mais dont les traits demeurent gravés dans ma mémoire… »
Bianca parlait de Bembo. Elle frissonna.
« Ne crains plus rien de cet homme », dit sourdement Imperia.
Bianca hocha la tête.
« Qui sait s’il ne reviendra pas ! murmura-t-elle.
– Il est mort ! » dit sourdement Imperia.
Et elle se perdit dans une songerie sombre. Oui, Bembo était mort, frappé par Roland. Lui-même le lui avait annoncé. Et qui savait maintenant où s’arrêterait la vengeance de Candiano ?
Elle avait su que Roland, traqué dans la maison de l’île d’Olivolo, était parvenu à fuir. Mais il reviendrait ! Elle en était sûre !
Elle ignorait d’ailleurs le rôle de Léonore. Mais ce rôle, elle le soupçonnait. Sa lutte avec Léonore se retraça vivement à son esprit. Elle avait été vaincue !
Elle avait dû livrer le secret de l’évasion de Roland !… Sans doute, à ce moment, Léonore songeait au moyen de rejoindre celui qu’elle aimait ! Peut-être lui avait-elle parlé ?
Et maintenant, elle enveloppait dans la même haine Léonore Dandolo et Roland Candiano, ceux qu’autrefois on appelait les amants de Venise ! Oui, elle les haïssait tous les deux, farouchement. Elle n’aurait de paix qu’au jour heureux où elle serait sûre que la pierre d’une tombe était à jamais scellée sur les amants…
À ce moment, la femme de chambre favorite d’Imperia entra dans la pièce où se tenaient la fille et la mère.
« Signora, dit cette femme, quelqu’un est là qui veut vous parler…
– Qui est ce quelqu’un ? demanda Imperia.
– Il ne dit pas son nom, signora.
– Mais est-ce quelqu’un qui soit déjà venu ici ?
– Je n’ai pu voir son visage qu’il tient à demi caché dans les plis de son manteau. »
Ce mystère et ces précautions amenèrent à l’instant même un nom et une image dans l’esprit de la courtisane.
Roland Candiano !…
Seul Roland avait intérêt à se cacher ainsi pour entrer chez elle.
Aussitôt, elle fut debout, pâle, agitée, son regard dans un grand miroir. Machinalement, du bout de ses doigts, elle arrangea ses cheveux, elle chercha à se faire plus coquette.
Pour qui ? Pour Roland ?… Ne le haïssait-elle donc pas de toutes ses forces depuis que – de toutes ses forces – elle aimait Sandrigo, lieutenant des archers de Venise ?…
« Si c’est lui, et ce ne peut être que lui, murmura-t-elle, il ne sortira pas d’ici vivant. »
Et en parlant ainsi, elle saisissait un écrin d’argent, l’ouvrait, y puisait un crayon dont, avec une activité fébrile et une parfaite sûreté de main, elle rehaussait d’une ligne noire l’éclat de ses yeux et d’un léger trait rouge la fleur rouge de ses lèvres.
Elle avait oublié sa fille.
Bianca, elle aussi, se demandait qui pouvait être cet inconnu qui voulait parler à sa mère. La pauvre petite tremblait.
Ce n’était pas la figure de Roland qu’elle évoquait.
Ce qu’elle entrevoyait, c’était la redoutable figure, la hideuse physionomie qui hantait ses nuits de mauvais rêves.
Et tout à coup, elle le vit dans l’entrebâillement de la porte, derrière la femme de chambre. Ses yeux louches et ardents se fixaient sur elle et dardaient d’âpres convoitises. Il souriait, et ce sourire glaçait la malheureuse enfant. Éperdue, folle de terreur, Bianca se rejeta en arrière en poussant un cri de terreur.
Imperia se ressaisit et vit l’homme.
« Bembo ! » exclama-t-elle presque aussi épouvantée que sa fille.
Bembo voulut s’avancer.
Il saluait, s’inclinait, cherchait à se faire gracieux.
« Je m’ennuyais d’attendre… j’avais une si grande hâte de revoir la signora… et vous aussi… vous surtout, signorina », ajouta-t-il en s’adressant directement à Bianca.
Surmontant sa terreur superstitieuse, trop certaine que Bembo était bien devant elle en chair et en os, Imperia s’élança, saisit le cardinal par la main, et ordonnant d’un signe à la servante de veiller sur Bianca, referma la porte.
Quelques instants plus tard, la courtisane et le prêtre se trouvaient dans cette petite pièce où Imperia recevait ses intimes.
« Pourquoi ne pas être restés là-bas ? bégaya Bembo.
– Pourquoi ? Une fois, déjà, vous vous êtes avancé jusqu’à l’appartement de ma fille… Cette attitude, je dois l’avouer, me paraît étrange. »
Bembo prit place sur un fauteuil.
Son sang-froid lui revenait. L’émotion violente qu’il avait ressentie à la vue de Bianca faisait place à cette subtile présence d’esprit qui l’abandonnait bien rarement.
« Je vois, dit-il, que nous avons à causer une bonne fois de nos affaires. Veuillez donc m’écouter, madame. »
*
* *
On n’a pas oublié sans doute la scène dans laquelle Sandrigo avait annoncé au cardinal Bembo son proche mariage avec Bianca et lui avait demandé de bénir lui-même leur union dans une imposante cérémonie qui aurait lieu dans la cathédrale même.
Bembo était demeuré d’abord comme frappé de la foudre.
Puis il s’était dirigé vers le palais d’Imperia, bouleversé, sachant à peine ce qu’il voulait faire ou dire.
Mais lorsque sa gondole l’avait déposé devant les degrés de marbre de la somptueuse demeure, il avait déjà combiné un plan.
On a vu qu’il avait évité de se faire reconnaître.
Bembo avait depuis longtemps étudié l’intérieur du palais et savait exactement par où il fallait passer pour arriver jusqu’à Bianca. À peine se trouva-t-il dans la pièce où on venait de l’introduire qu’il fut pris de l’irrésistible désir de revoir la jeune fille, dût-il être encore accueilli par un geste d’horreur.
Il s’élança donc à travers les couloirs, et parvint jusqu’à l’appartement de Bianca presque en même temps que la femme de chambre… Il vit Bianca.
Elle lui apparut plus belle, plus désirable que jamais.
Ce fut à ce moment que Bianca l’aperçut.
L’idée de Bembo était d’entrer coûte que coûte et de parler devant la jeune fille. Mais la passion l’avait bouleversé à un tel point que, lorsque Imperia saisit sa main et l’entraîna, il se laissa faire sans résistance.
La courtisane, maintenant, le regardait avec stupéfaction.
C’était Bembo qui était là devant elle !…
Mais alors, Roland Candiano s’était donc vanté ?
Il était donc moins redoutable qu’il ne le paraissait, puisqu’il avait été obligé de mentir, puisque Bembo était vivant.
« Vous avez été blessé ? demanda-t-elle sans répondre aux dernières paroles du cardinal.
– Moi ? Pas le moins du monde… Croyez-vous que l’on me blesse aussi facilement ?… Ah ! madame, ajouta-t-il en jouant sur le mot, il faut, en effet, que je sois assez difficile à blesser, puisque je ne m’émeus pas de l’accueil qu’on me fait ici !
– Mais votre absence…
– Un voyage, madame, un petit voyage aux environs de Venise.
– Quoi ! vous n’avez même pas été blessé le soir où vous avez tenté d’enlever ma fille !… Quoi ! Roland Candiano ne vous a pas arraché Bianca !…
– Qui vous a fait ce beau conte ?
– Candiano lui-même !
– Vous l’avez donc vu, vous aussi ! s’écria Bembo d’une voix sombre.
– Ah ! vous voyez bien que vous l’avez vu vous-même !
– Eh bien ! oui, c’est vrai. Je l’ai vu, et je puis vous dire, madame, que notre vie à tous est en danger.
– Je le sais ! dit Imperia frissonnante.
– Plus que jamais nous devons veiller, plus que jamais nous devons rester unis. Si je lui ai échappé cette fois, c’est par une évidente protection du Ciel. Mais peut-être une autre fois serais-je moins heureux… Pour moi encore, pour Foscari, pour Altieri, la lutte est facile ; nous sommes des hommes, et Roland Candiano si redoutable qu’il soit n’est qu’un homme. Mais vous, madame, vous, une femme, faible, isolée dans Venise, qui vous protégera, qui vous défendra, sinon nous, sinon moi surtout !… »
Il étudia l’effet de ces paroles sur Imperia… À sa grande surprise, elle ne témoigna pas l’épouvante qu’il espérait.
Imperia songeait en effet qu’elle avait un protecteur dont elle connaissait la force et l’audace. C’était Sandrigo.
« D’où lui vient une pareille tranquillité ? » songea Bembo.
Et changeant aussitôt ses batteries, il reprit :
« Tout, d’ailleurs, madame, vous oblige à demeurer mon alliée fidèle.
– J’y suis résolue, croyez-le, dit froidement Imperia.
– Frappons le grand coup », murmura entre ses dents Bembo exaspéré.
Il leva vers la courtisane un visage implacable, et de cette voix douceâtre qui ressemblait à un glissement de reptile :
« Vous ignorez peut-être, madame, de quoi je suis capable si le malheur voulait que nous devenions ennemis…
– Pourquoi deviendrions-nous ennemis ? balbutia la courtisane.
– À Dieu ne plaise, madame ! Mais enfin si de pénibles circonstances m’obligeaient à vous considérer comme mon ennemie, j’aurais à prendre aussitôt telles mesures de défense que je crois devoir vous exposer…
– Je vous écoute…
– Mon premier soin serait de jeter au Tronc des Dénonciations un billet qui est tout préparé et que je porte toujours sur moi… J’en connais les termes par cœur. Je vais vous les dire. Je dois d’ailleurs vous prévenir qu’un ami sûr est chargé de déposer la même dénonciation au cas où je viendrais à disparaître plus d’un mois. Cela dit, madame, vous n’ignorez pas que les Candiano ont toujours eu des amis dans le Conseil des Dix. Vous devez vous rappeler que si le vieux Candiano fut condamné dans cette nuit dont je n’ai pas besoin de vous retracer les péripéties, c’est qu’il fut prouvé que Roland Candiano avait assassiné Davila, votre amant. Vous me suivez bien, n’est-ce pas ?…
– Je vous suis, dit Imperia dont les dents s’entrechoquaient.
– Parfait. Il ne me reste plus qu’à vous réciter le texte de ma petite dénonciation. Elle est d’ailleurs en termes mesurés, et digne d’un bon citoyen désireux d’assurer le libre cours de la justice. Le voici :
« Le soussigné a l’honneur de prévenir le très haut et très puissant Conseil des Dix que sa vigilance et sa justice ont été trompées dans la nuit du 6 juin de l’an 1509. L’assassin du noble et regretté Davila n’était pas Roland Candiano. C’était une femme du nom d’Imperia, qui habite encore Venise, en son palais du Grand Canal. »
Bembo garda une minute le silence.
Le visage d’Imperia était décomposé par la terreur.
Elle grelottait comme par un grand froid.
« Je termine, continua Bembo. Ce billet, je le signe. Appelé devant le tribunal suprême, je maintiendrai les termes de ma dénonciation à laquelle mon caractère de prêtre, mon autorité de cardinal-évêque donneraient tout le poids nécessaire. Vous êtes, madame, beaucoup trop intelligente pour ne pas imaginer les suites fatales du procès qui vous serait fait…
– Que voulez-vous donc ?… »
Bembo se leva, se pencha sur Imperia :
« Je ne veux pas que tu donnes ta fille à Sandrigo, car ta fille m’appartient !… »
Imperia s’écroula dans son fauteuil, le visage dans les deux mains.
Lorsqu’elle releva la tête, Bembo avait disparu.
Le cardinal s’était éloigné silencieusement.
« Qu’elle reste trois jours sous cette impression, gronda-t-il, que la terreur accomplisse son œuvre dissolvante dans cette âme !… Dans trois jours je reviendrai, et Bianca sera à moi ! »
Il avait ouvert une porte, et un valet se présentait à lui pour l’escorter. Au moment où il entrait dans le vaste salon qu’il lui fallait franchir pour sortir du palais et où on faisait attendre les visiteurs, il aperçut un homme qui franchissait une des portes conduisant à l’intérieur.
Il le reconnut aussitôt : c’était Sandrigo.
« Mon ami, dit-il tranquillement au valet qui l’escortait, prends ces dix écus et réponds-moi. »
Le valet saisit l’argent et s’inclina en homme tout dévoué.
« Mon ami, reprit Bembo, l’homme qui vient de franchir cette porte, là… qui est-ce ?
– Je l’ignore, monseigneur. Je sais seulement que c’est un visiteur qui attendait pour être conduit auprès de la signora.
– Et il est en ce moment près d’elle ?
– Sans aucun doute.
– Cinquante doubles ducats pour toi, si je peux entendre ce que cet homme et la signora vont se dire…
– Cinquante doubles ducats !
– Oui ! me reconnais-tu ?
– Oui, monseigneur.
– Ce soir, en mon palais, tu toucheras la somme.
– Venez ! »
Le valet entraîna Bembo. Quelques instants plus tard, celui-ci se trouvait dans une étroite pièce, et le valet, mettant un doigt sur sa bouche, lui désignait d’un coup d’œil une tenture derrière laquelle on entendait un murmure de voix.
Le domestique s’inclina en murmurant :
« Quand vous voudrez vous retirer, vous ouvrirez cette porte ; je serai là et vous conduirai sans que vous soyez vu. »
Puis il disparut silencieusement.
Bembo, étouffant le bruit de ses pas sur le tapis épais du parquet, s’approcha lentement de la tenture, s’assit et écouta. L’homme qui parlait en ce moment à Imperia était en effet Sandrigo.
« J’avais hâte de vous revoir, disait-il.
– Et moi, je vous attendais », répondit Imperia de cette voix enveloppante qui était déjà une promesse de plus suaves tendresses.
Mais Sandrigo, faisant effort pour échapper à l’ensorcellement, reprit :
« Je me suis préoccupé de chercher un prêtre pour bénir mon union avec Bianca. »
La courtisane pâlit légèrement.
Et si, en ce moment, elle fût descendue au fond de son cœur, peut-être eût-elle été épouvantée d’y trouver l’aube livide d’un sentiment qui devait être de la haine…
Oui, elle était jalouse, maintenant… jalouse de sa fille.
« Un prêtre ! fit-elle. Et qu’importe le prêtre qui prononcera les paroles du rite ! Et puis, pourquoi tant se presser ?…
– La question du prêtre avait pour moi de l’importance, dit fermement Sandrigo en évitant de relever les derniers mots d’Imperia. Ou plutôt la question de la cérémonie. Je suis inconnu à Venise ; les rares personnes qui me connaissent sont des chefs de sbires et ils ne connaissent en moi que le bandit. Je veux donc une belle cérémonie, au grand jour, dans la plus belle église, et je veux un prêtre qui jouisse du respect universel.
– Et qui est ce prêtre ?
– Le cardinal-évêque en personne. Il consent à officier pour unir le lieutenant Sandrigo à la fille d’Imperia.
– Bembo ?
– Lui-même. »
Et Sandrigo eut un sourire de triomphe.
« Cela vous étonne, n’est-ce pas ? On fera pour moi ce qu’on ferait pour un fils de doge. Voyez-vous Saint-Marc pavoisé, illuminé de mille cierges, tout le clergé réuni, les chanoines, les diacres, et la haute société de Venise accourue, le capitaine général, le Grand Inquisiteur, peut-être le doge lui-même ! Et au maître-autel, entouré de ses dignitaires, l’évêque de Venise, le cardinal Bembo !… Qu’en dites-vous ?…
– Il vous a promis ?
– Ce matin même.
– Et il sait le nom de la fiancée ?
– Il le sait. »
Imperia passa ses deux mains sur son front.
L’étonnement qu’elle éprouvait tenait du cauchemar.
Il n’y avait pas dix minutes que Bembo était là, penché sur elle, le visage convulsé, menaçant, lui disant :
« Je ne veux pas que Bianca soit la femme de Sandrigo, Bianca m’appartient ! »
Et maintenant, Sandrigo, remplaçant l’atroce figure du cardinal, lui disait :
« Bembo consent à bénir mon union avec Bianca. »
Il y avait là quelque terrible mystère, et sa première pensée fut que l’évêque avait donné sa promesse à Sandrigo pour ne pas éveiller ses soupçons…
« La chose, continuait Sandrigo, est en effet assez surprenante. Mais elle cessera de vous étonner quand je vous aurai dit que Bembo me doit la vie. »
Et, en peu de mots, il raconta son expédition aux gorges de la Piave.
Dès lors, il fut évident pour Imperia que Bembo avait promis tout ce que le bandit avait pu demander en feignant une vive reconnaissance, mais qu’il s’apprêtait à se débarrasser de lui.
Devait-elle prévenir Sandrigo ?
Oui, certes !… Tout lui dire, le mettre en garde, unir leurs deux efforts, leurs deux énergies contre Bembo.
Mais l’inévitable conclusion en cas de victoire, c’était le mariage de Sandrigo et de Bianca !
Elle ne trouva d’autre solution que de gagner quelques heures, pendant lesquelles elle pût réfléchir, prendre une détermination.
Avec l’instantanéité de son fougueux tempérament, elle écarta alors toute pensée, toute préoccupation pour se livrer entière à Vénus qui grondait en elle. Ces troubles profonds, ces terreurs successives avaient surexcité ses nerfs.
Pâle d’amour, languissante, elle se leva, se jeta sur les genoux de Sandrigo, l’enveloppa de ses bras et murmura :
« Qu’importe le prêtre qui t’unira à une autre.… Moi, je n’ai pas besoin de prêtre pour me donner à toi !… »
Lorsque Sandrigo s’éloigna, ivre de volupté, il se demanda laquelle maintenant tenait la plus grande place dans ses pensées surexcitées :
La mère ou la fille !…
Bembo, derrière sa tenture, avait assisté à tout cet entretien qui s’était terminé par une scène d’amour effréné, par une sauvage étreinte de deux impudeurs déchaînées.
Et il résolut de porter un grand coup.
Au moment où Imperia brisée, languissante, achevait de rajuster ses vêtements en désordre, il souleva la tenture et apparut.
Imperia fut si stupéfaite, si bouleversée de terreur qu’elle ne put faire un geste, prononcer un mot.
Déjà Bembo s’inclinait devant elle et disait :
« Madame, j’ai votre secret, maintenant. Vous aimez Sandrigo. Vous êtes la rivale de votre fille, et dans votre âme que la passion domine, une seule question domine toutes les autres : comment faire pour que Sandrigo n’aime plus Bianca, pour que votre amant soit à vous seule, tout entier !… Est-ce vrai, madame ?
– C’est vrai ! gronda Imperia parvenue à ces limites d’exaspération où la dissimulation est impossible.
– Eh bien, dit alors Bembo, la solution, je vous l’apporte, moi !…
– Vous !…
– Tenons pour nul et non avenu tout ce que nous avons dit tout à l’heure. Oubliez vos menaces. Soyons amis. Soyons alliés. Voulez-vous ?
– Je le veux…
– Eh bien, à vous Sandrigo… à moi Bianca. Je vous laisse l’un, je vous jure qu’il ne lui sera fait aucun mal… Donnez-moi l’autre ! Voulez-vous ? »
La mère frémissante, la courtisane déchaînée répondit :
« Je le veux !
– Bien ! Cessez donc de vous inquiéter. Sous peu, Bianca ne s’élèvera plus entre vous et votre amour. Est-ce conclu ? »
Imperia eut un tressaillement profond : peut-être un dernier soubresaut de son amour maternel. Bembo la dévorait du regard.
Elle dit enfin, audacieuse, frénétique :
« Conclu !… »
Et Bembo s’éloigna, ivre d’espoir, comme Sandrigo s’était éloigné ivre de volupté…