Roland, comme on a pu le voir, avait depuis longtemps organisé à Venise une sorte de service occulte destiné à assurer ses allées et venues.
Outre la grande tartane sur laquelle nous l’avons vu prendre bord, il avait dans le Lido trois autres navires de grande taille qui pouvaient débarquer ensemble, à un moment donné, trois cents combattants.
Ces navires, que rien ne pouvait faire soupçonner, se livraient au cabotage régulier, mais ne s’éloignaient jamais bien loin. Leurs absences étaient courtes : au contraire, lorsqu’ils revenaient chargés de marchandises, le débarquement s’opérait avec une lenteur calculée. Il n’y avait jamais plus d’un navire absent sur les quatre, en sorte que Roland en avait continuellement trois à sa disposition.
Sur différents points de la ville, des gondoles à marche rapide l’attendaient en permanence pour lui faire, au besoin, traverser la grande lagune qui séparait Venise de la terre ferme.
En terre ferme, trois relais de chevaux étaient disposés depuis la lagune jusqu’aux gorges de la Piave.
Grâce à ces arrangements, Roland ou l’un de ses émissaires pouvait, en quelques heures, gagner la Grotte Noire et en revenir.
Ce fut vers l’une de ces gondoles que Roland et Scalabrino se dirigèrent. Celle-ci était amarrée au Grand Canal, non loin du palais Altieri.
Les deux hommes, après avoir échangé un signe de reconnaissance avec le patron de la gondole, embarquèrent, et les rameurs se mirent aussitôt à manœuvrer avec l’adresse et l’agilité qui distinguaient les marins de cette époque où l’homme n’avait pas à compter sur la force des machines.
Roland s’était jeté sous la tente.
Comme à son habitude, Scalabrino s’était assis à l’arrière.
L’embarcation passa devant le palais Altieri.
Roland ne souleva pas les rideaux de la tente. Il ferma les yeux comme s’il eût craint d’apercevoir le palais par une échappée.
Si ses yeux se fussent fixés à ce moment sur le sombre palais, ils eussent pu voir une fenêtre éclairée.
C’était celle de la chambre de Léonore.
Dans cette chambre, Léonore, couchée, pâle, faible, les yeux grands ouverts, songeait, tandis que son père, à quelques pas, assis dans son fauteuil, montait sa faction.
Léonore songeait… À quoi ?…
Hélas !… Son bonheur perdu, sa vie brisée étaient maintenant l’unique sujet de ses méditations, et ses pensées évoluaient autour de Roland.
Pourtant, elle tressaillit.
Dans le grand silence de la nuit, le bruit cadencé des rames avait frappé son oreille. Elle souleva sa tête, écouta.
Dandolo ne la perdait pas de vue. Il vit le mouvement, l’effort qu’elle faisait, alla à la fenêtre, souleva le rideau.
« Ce n’est rien, ma fille, dit-il… tranquillise-toi…
– J’ai entendu, murmura Léonore.
– Je vois une grande gondole qui passe dans l’ombre… Je vois son fanal rouge…
– Ah !…
– Elle va vite… elle disparaît… »
La tête de Léonore retomba sur les oreillers et Dandolo revint prendre sa place dans son fauteuil.
« Tu vois, dit-il, tu as tort de t’inquiéter ainsi au moindre bruit. D’ailleurs, je suis là, ne crains rien. »
Elle fit un léger signe, comme pour dire qu’elle avait confiance, et ferma les yeux.
La gondole avait passé, légère et rapide comme un oiseau de mer, sous les fenêtres du palais Altieri ; bientôt elle fut dans la lagune.
Il faisait nuit encore lorsqu’elle toucha terre.
Roland et Scalabrino sautèrent aussitôt à cheval, et à la pointe du jour, ils mettaient pied à terre devant la petite maison de Mestre.
« Mon père ? interrogea Roland au moment où Juana vint lui ouvrir.
– Sain et sauf, monseigneur, mais Bianca… »
Roland entra. Scalabrino, d’un signe, indiqua à la jeune femme que Roland était au courant de la disparition de Bianca.
Roland, en entrant, vit son père assis dans la grande salle du rez-de-chaussée, près d’un bon feu.
Il alla au vieillard, et le serra tendrement dans ses bras.
« Qui m’embrasse ainsi ? demanda l’aveugle.
– Moi, fit Roland d’une voix étouffée, moi… votre fils…
– Mon fils ?…
– Hélas ! Ne reconnaissez-vous donc pas encore ma voix ? »
Le fou garda le silence.
Scalabrino et Juana contemplaient avec une indicible émotion cette scène poignante dans sa simplicité.
Cependant le vieux Candiano, de ses mains que la vieillesse faisait tremblantes, cherchait à attirer à lui Roland.
Son fils s’agenouilla.
Il y eut dans ce mouvement une sorte d’angoisse terrible.
« Père ! père ! » appela le fils de Candiano.
Le vieillard avait saisi la tête de Roland, il la touchait, la palpait comme font les aveugles qui, selon une admirable expression du peuple, cherchent à y voir clair avec leurs doigts.
« Oui, murmura-t-il, voilà certainement la tête d’un homme intelligent et bon. Si j’avais un fils, je voudrais qu’il fût tel.
– Ton fils est devant toi ! Ton fils est à tes pieds !
– Je me rappelle… oui, je crois me rappeler… J’ai dû avoir un fils autrefois… mais c’est là un rêve de fou peut-être… Quand je regarde en moi-même, quand je descends dans la nuit éternelle de ma cécité, quand j’évoque dans mon cœur des images lointaines, comme disparues, il me semble, en effet, que j’ai dû, jadis, il y a très longtemps, vivre comme les autres hommes, et que mes yeux, alors, se reposaient avec délices sur des êtres qui m’étaient chers… Qui êtes-vous ?… Pourquoi dites-vous que vous êtes mon fils ?… Et si j’en ai eu un, il est mort sans doute comme sont mortes les choses auxquelles il m’arrive de penser… Je n’ai plus de fils… »
Doucement, le fou repoussa la tête de Roland qu’il tenait dans ses mains. Son fils se releva. Un long soupir gonfla sa poitrine. Déjà le vieux Candiano ne s’occupait plus que de chauffer ses mains à la flamme du foyer.
Cependant, il ajouta :
« Juana, mon enfant, tâche de recevoir convenablement ce noble étranger ; malgré la folie qui le pousse à se dire mon fils, il doit être bien traité. Il me semble que jadis je n’avais qu’un signe à faire, et des nuées de serviteurs s’empressaient autour des étrangers qui me venaient visiter. Où est ce temps ? Et ce temps a-t-il jamais existé ? »
Roland secoua la tête.
Il lui parut évident que son père ne reviendrait jamais à la raison.
Il se tourna vers Juana comme pour lui demander son avis.
« Et pourtant, murmura celle-ci, il a, par deux fois, appelé son fils et maudit Foscari.
– Ainsi, tu penses ?
– Que des éclairs de raison illuminent parfois sa démence.
– Et c’est tout ?
– C’est tout ce que j’ai pu comprendre, monseigneur. »
Roland fit quelques pas silencieusement.
Puis, revenant à Juana :
« Il ne peut plus rester ici, dit-il.
– Je le crois aussi, dit Juana en pâlissant.
– Dis toute ta pensée, mon enfant, reprit Roland d’une voix très douce et en fixant son regard sur les yeux de Juana.
– Celui qui est venu peut revenir, dit-elle en baissant la tête.
– Et alors ?…
– Peut-être, alors, s’en prendrait-il au doge comme il s’en est pris une première fois à la jeune fille…
– Mais tu serais là pour le défendre…
– Monseigneur !…
– Je suis sûr que tu frapperais cet homme du coup mortel s’il avait l’audace de revenir ici…
– Monseigneur !…
– Eh bien ?…
– Je le frapperais, car j’ai juré de vous rendre votre père sain et sauf, mais je me frapperais ensuite. Demandez à Scalabrino pourquoi je parle ainsi… »
Juana prononça ces derniers mots d’une voix défaillante et se couvrit le visage. Elle ne pleurait pas. Mais de rapides frissons l’agitaient.
« Pauvre Juana ! pauvre petite Juana ! » songea Roland en fixant sur la jeune femme un regard d’infinie compassion.
Il lui prit les mains.
« Tu aimes donc bien cet homme !… murmura-t-il. Sais-tu qu’il a voulu tuer Scalabrino ? »
Elle ne répondit pas.
Un tressaillement plus fort indiqua seul les déchirements de son cœur.
« C’est un grand malheur », songea Roland.
Il reprit :
« Je vais conduire mon père en lieu sûr. Tu y seras toi-même à l’abri, mon enfant… Ma sœur bien-aimée, je respecte ta douleur et ton amour… Mais laisse-moi te guider… pars avec mon père… »
Juana le regarda en face.
Une douloureuse résolution se lisait sur son visage. Roland fut frappé de la pâleur et de l’amaigrissement de cette figure.
« Monseigneur, dit Juana d’une voix calme et comme si ce qu’elle allait dire eût été arrêté depuis longtemps dans son esprit, monseigneur, pardonnez-moi… j’attendais votre retour… pour vous dire…
– Parle, ma sœur bien-aimée, parle sans crainte… ose tout me dire, car, quoi que tu me dises, je te garde une reconnaissance qui ne finira qu’avec ma vie.
– Monseigneur, je ne puis rester auprès de votre père… monseigneur, pardonnez-moi, il faut que j’aille à Venise…
– Voilà ce que je redoutais », murmura Roland.
Et à haute voix, il continua :
« À Venise !… Eh bien, soit, tu y viendras avec moi… avec Scalabrino… avec tes deux frères qui t’aiment… qui te défendront, te protégeront… »
Juana secoua la tête.
« Il faut que j’aille seule à Venise, dit-elle.
– Pour le revoir, n’est-ce pas ? demanda très doucement Roland.
– Pour le défendre, monseigneur.
– Contre moi ? contre Scalabrino ? »
Elle tordit ses mains dans un geste d’angoisse confinant à la folie.
Et sanglotante, éperdue, elle balbutia :
« Puissé-je mourir de mille morts plutôt que de porter la main sur vous deux… sur vous, qui êtes tout ce que j’aime et vénère au monde. Puissé-je être foudroyée si une pensée criminelle m’anime jamais contre vous !… Mais il est, lui, le cœur de mon cœur, la pensée d’amour qui m’a fait palpiter depuis que ce cœur est capable d’aimer… Je pressens, je vois de sinistres événements… Ah ! vous êtes grand et fort, monseigneur. Dans votre âme, vous avez déjà pardonné à Sandrigo. Vous avez résolu de l’épargner… pour m’épargner moi-même. Je le vois dans vos yeux. Sandrigo n’aurait rien à redouter de vous… mais…
– Achève, Juana… parle… car mon cœur est en harmonie avec toutes tes paroles. »
Juana fit un effort, sécha les larmes qui brûlaient ses yeux.
« Oui, continua-t-elle, tandis qu’un frisson convulsif l’agitait, il faut que je répande toute ma pensée à vos pieds. Oh ! j’ai longuement réfléchi pendant les dix mortelles journées qui viennent de s’écouler. Je vois ce qui va arriver comme si déjà était accompli le drame que je redoute… Vous épargnerez Sandrigo, monseigneur, vous ferez cela pour l’amour de moi, je le sais. Mais lui ne vous épargnera pas. Fatalement arrivera l’heure où vous serez forcé de l’immoler. C’est cela que je veux empêcher… oh ! à tout prix… La seule pensée que Sandrigo et vous seriez en présence me glace et m’épouvante.
– Ainsi, tu veux aller à Venise ? Rien ne pourrait te faire changer d’idée ?
– Rien, monseigneur… J’irai. »
Ses doux yeux bruns s’éclairaient d’une étrange flamme.
À coup sûr, à ce moment, elle était dans l’état d’âme des premières martyres qui, loin de redouter le supplice, allaient à la mort avec une sorte d’ardeur enthousiaste.
« Pauvre victime ! murmura Roland. Soit, ajouta-t-il, tu es libre, Juana. Mais tu te souviendras toujours que tes deux frères songent à toi. Et si tu as besoin d’un sacrifice, si l’heure vient où, blessée en ton cœur, ne sachant plus où reposer ta tête meurtrie, tu sens le désespoir t’envahir, tu te rappelleras que c’est sur mon sein fraternel que tu pourras chercher un refuge… »
Les dents serrées pour ne pas éclater en sanglots, Juana fit un signe de tête.
« Tu connais la maison Dandolo, en l’île d’Olivolo ? reprit Roland.
– Oui…
– C’est là qu’à toute heure, de jour ou de nuit, tu pourras nous retrouver. Ou du moins il y aura toujours là quelqu’un pour nous prévenir. Tu m’as bien compris, ma sœur ?
– Oui, monseigneur.
– Bien… Maintenant, quand veux-tu partir ?
– Tout de suite.
– Tout de suite ! Comment ! Laisse-moi au moins te préparer…
– J’ai tout prévu, monseigneur. Il y a trois jours, qu’après de longues discussions avec moi-même, j’ai arrêté mon projet. Et il y a trois jours qu’une voiture m’attend à la prochaine auberge pour me transporter au bord de la lagune. Là, je m’embarquerai dans la gondole publique qui fait le service de Venise. Oh ! ajouta-t-elle fébrilement, il n’y a pas un moment à perdre. Peut-être y en a-t-il trop de perdus… Adieu, monseigneur ; adieu, Scalabrino. »
Le géant étreignit Juana en grondant de sourdes imprécations.
Roland la serra à son tour dans ses bras.
Alors Juana se dirigea lentement vers le vieux Candiano.
Elle s’agenouilla et murmura :
« Vous que j’aimais, vous qu’aima jadis la morte que mon cœur révère, pardonnez-moi de m’éloigner de vous. L’âme de celle qui m’appela sa fille en me bénissant, si elle palpite autour de nous, comprend mon âme et sait quels déchirements j’ai soufferts pour me décider… »
Fût-ce un geste volontaire ?
Fût-ce quelque vague expression d’une pensée de fou ?
Les bras du vieillard s’étendirent et ses mains maigres se posèrent sur la tête de Juana comme pour une bénédiction.
Alors, elle se releva et s’éloigna, en faisant un dernier signe à Roland et à Scalabrino.
Un instant plus tard, elle avait franchi le jardin et disparaissait sur la route. Pendant de longues minutes, les deux hommes demeurèrent silencieux.
Un mouvement que fit l’aveugle rappela l’attention de son fils.
Roland se tourna vers lui.
Au même moment Scalabrino lui désignait d’un geste le vieillard comme pour lui demander à quelle résolution il s’arrêtait.
« Monseigneur, dit-il, si vous le voulez, je me charge de conduire le vieux doge à la Grotte Noire. »
Roland secoua la tête.
« Monseigneur, fit Scalabrino, se méprenant sur la signification de ce geste, je vous affirme que votre père sera en parfaite sûreté à la Grotte Noire. Ce qui est arrivé pour l’enlèvement de Bembo a mis les chefs en garde. Nous avons toujours, maintenant, une réserve d’hommes à la Grotte, et vous savez combien elle est facile à défendre.
– Mon père viendra à Venise, dit Roland.
– À Venise !…
– Prépare-toi. Frète dans Mestre une voiture quelconque pour nous transporter tous les trois.
– Et nos chevaux ?
– Tu les laisseras au relais. Nous partirons de façon à rentrer dans Venise à la nuit tombante. »
Scalabrino s’éloigna rapidement.
Une heure après, il revenait avec une sorte de carriole que conduisait un paysan.
Roland calcula l’heure du départ sur le moment indiqué pour arriver à Venise. Quand cette heure fut venue, il fit monter son père dans la voiture.
Le vieillard n’opposa aucune résistance. Il se contenta de demander :
« Où me conduit-on ? »
Roland eut une lueur d’espoir et répondit :
« À Venise, père ! À Venise, entendez-vous ? À Venise où vous avez régné, où vous avez habité le palais ducal avec votre femme Silvia et votre fils Roland. »
Mais le vieillard esquissa un geste indifférent.
« Venise ! dit-il. J’ai entendu dire que c’est une belle cité…
– Hélas ! hélas ! » murmura Roland.
Il prit place près de son père avec Scalabrino, retrouva sa gondole où il l’avait laissée et rentra dans Venise deux heures après le coucher du soleil, c’est-à-dire à la nuit noire.
Ce fut dans la maison d’Olivolo que Roland installa son père.
Qui sait si quelque secret espoir ne l’avait pas poussé à cette détermination ?…