XXXV UNE NOUVELLE ARÉTINE

Nous avons laissé Bembo sur le quai du port, attendant le résultat de la fouille opérée par la nuée de sbires qui s’était abattue sur la maison.

Ce résultat, il le connut bientôt, lorsque les assaillants redescendirent en désordre.

« Encore trois hommes tués, lui dit le chef de la troupe. Avec les quatre qui ont été précipités par la fenêtre, cela fait sept. Il ne faudrait pas beaucoup de nuits pareilles à celle-ci, monseigneur, pour que la police de Venise se trouve décimée.

– Et lui ! lui ! gronda Bembo.

– Celui que nous venions arrêter ? Envolé, disparu, réduit en fumée, c’est le cas de le dire !

– Que signifie ?

– Cela signifie que l’homme et son compagnon, car ils étaient deux, ont pris le chemin que prend ordinairement la fumée pour s’envoler au ciel…

– Ils ont fui par la cheminée ?

– Tout juste. »

Bembo étouffa un juron, donna l’ordre de fouiller tout le quartier et de laisser dans la maison des hommes en surveillance.

Puis il se retira, plus pâle peut-être de terreur que de colère.

Rentré dans son palais, Bembo fit fermer soigneusement toutes les portes, ordonna de n’ouvrir à qui que ce fût, sous aucun prétexte, avant le retour du jour, et alla s’enfermer dans son cabinet après s’y être fait servir près d’un bon feu ce qu’on appelait alors un en-cas.

Cet en-cas se composait d’un poulet froid, d’un pâté d’anguilles et d’un flacon de vieux vin de Bourgogne dont le cardinal avait une provision et qu’il affectionnait particulièrement.

Le poulet englouti, le pâté dévoré, le cardinal se versa une dernière et forte rasade, se renversa sur le dossier de son fauteuil, allongea les pieds vers le feu, et, levant son verre à la hauteur de ses yeux, en fit miroiter les rubis fondus devant l’incendie rouge du foyer.

« Voyons, dit-il en faisant tomber d’une chiquenaude des miettes de pain arrêtées au pli de son pourpoint de cavalier, envisageons froidement la situation… Il existe dans nos montagnes une race de mouflon, armés de cornes solides, puissantes… Le mouflon, traqué par le chasseur, commence par fuir ; puis, acculé, il tient tête, et ses cornes lui servent à éventrer les chiens imprudents qui se hasardent trop près de lui. Enfin, s’il devine qu’il va être vaincu, que fait le mouflon ? Il se jette dans quelque précipice, la tête en bas. Or, s’il tombe sur ses cornes dans un terrain dur et rocailleux, il se brise la tête. C’est fini. Un point, c’est tout. Oui, mais s’il tombe sur un terrain mou, les cornes s’enfoncent, le mouflon n’est pas tué, il se dépêtre comme il peut et s’en va, riant du chasseur et des chiens arrêtés là-haut, sur les bords du précipice… Pourquoi ne ferais-je pas comme le mouflon ? Je suis traqué par Roland Candiano. S’il m’atteint, il me fera piller par ses chiens. J’ai tenu tête comme j’ai pu. Il ne me reste plus qu’à tenter le coup du précipice… Voyons en quel précipice pourrai-je bien me jeter tête basse ? »

Il se mit à méditer longuement :

« Rome !… Rome avec sa cour pontificale, avec ses traquenards, ses rochers et ses terrains mous, ses cardinaux armés de poignards et de poison, ses postes et ses prébendes offerts au plus habile, à celui qui sait le mieux tomber, Rome, voilà le beau précipice où je dois me jeter !… Une fois là, si j’ai su tomber juste, et mon instinct est là pour guider ma chute, une fois perdu dans cette foule d’évêques, de cardinaux, de dignitaires, broussaille humaine, je me ris de Roland et de ses chiens… »

Bembo se leva, fit le tour de son cabinet en fredonnant un air de danse.

Tout à coup il tressaillit, retomba en pâlissant dans son fauteuil, et murmura :

« Bianca !… »

Il avait oublié sa passion. Il avait combiné, pensé, parlé, comme si une chaîne plus forte que les chaînes de la peur ne l’eût attaché sur ce rocher de Prométhée où le vautour – l’amour – lui rongeait la poitrine.

Bianca !… s’en aller, fuir à Rome, sans Bianca, vivre sans elle, vivre avec cette odieuse pensée qu’un autre la possédait, qu’un autre l’enlaçait de ses bras et la dévorait de ses baisers !…

Dès lors, l’image de Sandrigo remplaça l’image de Roland dans les évolutions de ses pensées. L’autre face du problème de sa vie l’absorba tout entier, et il se mit à préciser le plan qu’il avait ébauché depuis quelques jours pour que Bianca fût à lui.

C’est ce plan que nous allons voir se développer.

Bembo finit par se coucher plus calme, plus sûr de lui.

Le lendemain matin, vers dix heures, il courut au palais de l’Arétin.

Ce matin-là, maître Pierre Arétin s’était levé de bonne heure et s’était rendu au palais ducal où il s’était présenté pour toucher les mille écus que le cardinal lui avait promis.

À son grand étonnement, à peine eut-il dit son nom au trésorier que celui-ci, avec un sourire empressé, lui compta les mille écus. L’Arétin s’en retourna tout joyeux.

« C’est tout de même vrai, grogna-t-il en comptant sur une table les pièces blanches. Voilà bien les mille écus, pas un de moins… pas un de plus, dois-je ajouter pour être juste. Ce Bembo est un grand homme. Aurait-il vraiment la clef des trésors ? En ce cas, les neuf mille que je dois toucher encore seront bientôt dans mes coffres. »

Et se tournant vers les Arétines, qui, essaim de papillons, étaient accourues autour des piles d’écus comme autour d’une lumière :

« Vous autres, écoutez-moi bien. Lorsque Mgr Bembo me fera l’honneur de me rendre visite, j’entends que vous lui fassiez bon visage, comme à un digne et généreux seigneur qu’il est. Grâce à lui, je suis plus d’à moitié consolé de la mort de mon illustre ami Jean de Médicis, que Dieu ait pitié de sa belle âme ! Et je ne doute pas qu’avant peu le restant de la consolation ne vienne me trouver. Donc, lorsque ce cher cardinal paraîtra en ces lieux, qu’on sourie, qu’on prenne les guitares, qu’on revête les plus belles écharpes, qu’on se rue en cuisine, car le cher homme ne déteste pas plus que moi les fins morceaux, quelque belle langouste femelle, quelque tranche de venaison à point. Je pense que vous m’avez entendu, toutes ! Si j’en prends encore une à détourner la tête avec dégoût, je l’étrangle avec ses propres cheveux. Par tous les diables, qu’a donc Bembo, après tout, à exciter ces airs de pies déplumées qu’il vous plaît de prendre en sa présence ? À peine l’annonce-t-on que vous fuyez, telle une couvée de pintades. Il me paraît beau à moi, et je veux qu’on le trouve beau, qu’on le cajole et qu’il entre ici parmi vos sourires, comme Phébus lui-même parmi des rayons joyeux.

– Cher seigneur, répondit Margherita, j’aime mieux faire ma risette aux pourceaux que l’on conduit au marché.

– Oui, Pocofila, tonna Pierre, chacun sait que tes goûts vont aux groins qui grouinent plutôt qu’aux bouches qui parlent d’or.

– Bembo ne parle pas d’or, observa Chiara ; sa voix seule me donne la colique.

– Puisses-tu en avoir une colique telle qu’il faille t’ouvrir le ventre pour te l’extirper avec des tenailles rougies au feu !

– Il est laid comme un singe ! dit Paola.

– Tais-toi, guenon. N’injurie pas ton portrait.

– Il me fait peur, susurra Perina de sa voix douce.

– C’est toi qui fais peur aux miroirs, avec tes yeux verts de chatte enragée ! »

Inutile de dire que chacune des ripostes de l’Arétin ramenait un joli cri d’horreur aussitôt suivi d’un déluge de larmes.

« Ohimé ! tonitrua l’Arétin. L’infernale musique ! ô saints du paradis ! ô diables rouges de messire Satanas ! Qui me délivrera de ces misérables coquines qui vont me changer tout mon sang en bile ? Silence, pendardes ! silence, ou je vous conduis toutes ensemble à l’église, et vous condamne à vous confesser à Bembo ! »

La menace produisit son effet. Il y eut un silence général.

Pierre Arétin en profita pour continuer :

« À quoi êtes-vous bonnes, pendardes, si vous ne m’aidez à gagner honnêtement ma vie et la vôtre en recevant avec honneur les dignes amis qui m’assurent la pitance pendant les mauvais jours ! Par la vertu de ma mère, tout va de mal en pis. J’ai insulté le roi de France, et il ne m’a fait tenir qu’une pauvre chaîne, valant tout au plus deux cents ducats. J’ai couvert d’éloges Charles-Quint et j’attends encore sa réponse. Les temps sont durs, vous dis-je ! Ma garde-robe est en piteux état. J’en passai la revue ce matin au saut du lit. Savez-vous ce que j’ai vu ? Dites ! Parlez, fainéantes, savez-vous ce que j’ai vu ? De mes six pourpoints, l’un n’a plus d’aiguillettes, l’autre est déchiré aux jointures des crevés, un autre n’a plus de broderies ; il y a une grande tache d’huile à mon pourpoint de satin vert ; l’hermine de mon manteau d’hiver est toute dévorée ; mes hauts-de-chausses sont en piteux état. Et les plumes de mes toques, qu’en avez-vous fait ? Et mes trois justaucorps de laine qui ont des trous à y fourrer le poing ! Et mes huit jaquettes qui sont fripées comme si vous aviez dansé dessus ! Ah ! brigandes, vous me mettrez sur la paille ; je n’aurai bientôt plus un seul vêtement avec quoi j’ose me montrer en public. Jusqu’à mes chemises qui sont devenues de vraies loques ! Mais à quoi passez-vous le temps ? Dites-le un peu, osez le dire !… C’est bien, prenez garde ! Et pour commencer, je jette par la fenêtre le premier maure marchand de bijoux que vous aurez appelé. Je mets à la broche la première Égyptienne marchande d’écharpes à qui vous aurez fait signe. Je…

– Bravo, Arétin ! ricana une voix. Bravo ! c’est ainsi que doit parler un maître, sage administrateur de ses deniers. »

L’Arétin et les Arétines se retournèrent vivement et aperçurent Bembo qui, s’étant fait conduire par un valet, venait d’apparaître sans bruit.

« Toi ! s’écria Pierre, dont le visage se dérida.

– Moi qui viens m’inviter à ton déjeuner si tu veux bien de moi.

– Par les saints ! Si je veux de toi ! Vous avez entendu, vous autres ! »

Les Arétines firent à Bembo leur plus belle révérence et se précipitèrent vers les cuisines.

« Qu’ont-elles donc aujourd’hui ? fit Bembo. Elles daignent me saluer.

– Laissons cela et viens dans mon cabinet, nous y serons à l’aise pour causer. Quant aux Arétines, je t’assure qu’elles ont pour toi plus d’affection que tu ne penses, mais viens…

– Tu sais, insista ironiquement Bembo, que tes antichambres sont pleines…

– Des solliciteurs ! qu’ils aillent au diable !

– Non pas. J’ai vu deux envoyés du Grand Turc.

– Qu’ils attendent !

– Une douzaine de jeunes seigneurs qui ont sans doute quelque sonnet à te soumettre.

– Je n’y suis pas, tant que tu es là !

– De plus, il m’a semblé reconnaître les armes de l’empereur sur le pourpoint d’une sorte de laquais.

– Diavolo !… La réponse de Charles-Quint !…

– Va voir.

– Tu consens ? »

Et l’Arétin se précipita. Dix minutes plus tard, Bembo entendit ses hurlements de fureur. L’Arétin rentra en faisant violemment claquer les portes.

« Qu’y a-t-il ? fit le cardinal.

– Le misérable ! se jouer de moi à ce point ! Ah ! il verra de quel bois je me chauffe et que roi de poésie vaut bien empereur des Allemagnes ! Quelle insulte ! Je n’en dormirai pas tant que je ne me serai vengé…

– Mais, enfin, explique-moi…

– J’ai écrit à Charles-Quint, moi Pierre Arétin, pour lui dire que je l’admirais. Sais-tu ce qu’il me répond ? Tiens, lis ! »

D’une main tremblante d’indignation, l’Arétin tendit à Bembo la lettre que, depuis quelques minutes, il froissait dans ses mains.

Bembo, froidement, défripa le parchemin et lut :

Au seigneur poète Pierre d’Arezzo,

L’empereur mon maître m’ordonne de vous écrire qu’il a reçu et daigné lire la poésie que vous lui avez adressée. L’empereur mon maître, dans sa haute magnanimité, a bien voulu m’ordonner de vous remercier, ce que je fais par la présente. En vous envoyant ce témoignage de la satisfaction de mon maître, j’ose ajouter, seigneur poète, l’assurance de l’estime en laquelle je vous tiens moi-même.

SCHWETZER,

Valet de chambre de S. M. l’Empereur et Roi.

Bembo éclata de rire.

« Eh bien ! fit-il, je ne vois rien là que de très honorable.

– Me faire écrire par son valet de chambre !…

– Personnage plus influent qu’un premier ministre.

– Pas un liard ! Pas une baïoque !

– Honneur passe richesse. L’impériale satisfaction…

– J’aimerais mieux un plat de saucisses ! Vraiment ! l’impériale satisfaction ! Est-ce la satisfaction, si impériale qu’elle soit, qui me nourrira et qui nourrira ces coquines ! Tu n’as pas idée de ce qu’elles dévorent, avec leur air de faire la bouche en cul de poule. Il m’en faut de l’argent ! Ah oui ! Mais Charles verra ce qu’il en coûte de se moquer de moi. Par Satan, je veux lui faire suer de l’or ou des larmes. Je connais un secret tel que, si je le divulgue, il en sera atterré, tué, anéanti, et qu’il en sera réduit à se cacher, à fuir sous terre, à s’enterrer, vivant.

– Tu dis donc, reprit Bembo, qu’il te faut de l’argent ?

– Sans les mille écus que j’ai touchés grâce à toi, je me demande ce que je deviendrais… »

Bembo jeta un regard oblique vers un coffre devant lequel Pierre se plaça aussitôt.

« Tu regardes mon coffre ? demanda-t-il avec inquiétude. Je te jure qu’il est vide. »

Il mentait effrontément, Roland ayant fait porter chez lui les dix mille écus convenus au moment du départ pour le camp du Grand-Diable.

« S’il est vide, il faut le remplir, dit Bembo.

– Je sais bien qu’il me reste neuf mille écus à toucher au trésor ducal, insinua l’Arétin.

– Oui, fit le cardinal. Mais tu sais aussi à quelle condition ?

– Je ne l’oublie pas, dit l’Arétin en faisant une grimace de désappointement. Il faut, pour cela, que je livre Roland Candiano.

– Cette condition a l’air de te déplaire ?

– Non pas, diavolo ! s’écria l’Arétin avec empressement. Mais si ce Roland ne revient jamais ici ?… Que deviennent mes pauvres neuf mille écus ?

– Sois tranquille, dit Bembo d’une voix sombre, il reviendra.

– Tu crois ?

– J’en suis sûr… Cependant, il est un autre moyen pour toi de t’assurer chez le trésorier ducal l’accueil que tu rêves…

– Ah ! ah !… Je savais bien que nous dirions ce matin des choses intéressantes ! Voyons le moyen, Bembo de mon cœur ?

– Tu veux dire « de ton coffre » !

– C’est la même chose. Parle donc. Mes oreilles s’ouvrent, telles des escarcelles avides de s’emplir. »

À ce moment, un valet en grande livrée entra, ouvrit toute grande une porte à deux battants qui donnait sur la salle à manger du palais et prononça gravement :

« Les viandes du seigneur d’Arezzo sont sur la table.

– Monseigneur, dit l’Arétin en reprenant ce ton de respect qu’il affectait en public pour Bembo, tout indigne qu’elle soit d’un vénérable prince de l’Église, ma table sera infiniment honorée si vous consentez à prendre place devant elle.

– J’accepte votre invitation, mon cher poète, dit Bembo. Encore que la bonne chère ne soit pas mon péché habituel, et j’en rends grâces au Ciel, le plaisir que j’éprouve en votre société me fait un devoir de m’asseoir à votre table. »

Ayant échangé ces phrases alambiquées, comme avaient d’ailleurs l’habitude d’en échanger les seigneurs de l’époque, les deux compères entrèrent dans la salle à manger.

Une table y était magnifiquement dressée. Elle supportait en de grands plats d’argent deux langoustes, un cuissot de chevreuil entouré d’alouettes rôties, un pâté à la croûte dorée, et une véritable collection de pâtisseries variées que la Margherita et la Chiara excellaient à préparer.

Plusieurs flacons au ventre arrondi et au mince goulot que l’on brisait d’un coup sec offrirent à l’œil expert de l’Arétin les rubis du bordeaux ou du bourgogne, les topazes des vins du Rhin, et l’or fondu des xérès.

L’Arétin faisait servir ses convives par ses Arétines, admirables servantes, maîtresses dressées à l’art de plaire et d’enivrer, toutes dignes du pinceau d’un génial artiste, puisque Titien les prit pour modèles, toutes expertes aux sourires qui enchantent, aux regards qui brûlent, aux attitudes innocemment perverses qui grisent, en sorte que, généralement, les convives princiers que le maître poète admettait à sa table s’en allaient ravis, en extase, préoccupés du présent qui serait digne de récompenser ces enchantements.

Chacune des Arétines avait sa fonction bien précise.

La Margherita découpait les viandes.

La Franceschina versait les vins rouges.

La Marietta versait les vins blancs.

La Périna offrait des tranches de pain dans une corbeille d’osier doré.

La Paolina et l’Angela servaient dans les assiettes les mets que la Margherita avait découpés.

La Chiara était préposée aux sauces, condiments, conserves, fruits et pâtisseries.

Toutes ensemble, dès que le xérès qui couronnait le repas avait été versé, prenaient leurs guitares et chantaient des poésies de la façon de leur maître.

Il va sans dire que, pour ces solennités gastronomiques, les Arétines revêtaient des costumes dont la somptuosité voilait à peine la légèreté.

« Peste ! s’écria Bembo en s’asseyant et en jetant un coup d’œil sur la table, je vois, mon cher poète, que vous avez fait des folies de victuailles.

– Je vous en demande pardon, monseigneur, dit l’Arétin, cette table est au contraire pauvrement servie et l’on ne vous attendait pas.

– Je vous fais compliment d’une telle pauvreté.

– C’est que tous les jours l’Arétin dîne chez l’Arétin. Mais attaquons ces langoustes de Corse qui sont, comme vous le savez, les plus savoureuses de la Méditerranée. »

Autour de la salle à manger, des valets en grande livrée, immobiles, solennels.

« Allez dire aux antichambres que je ne reçois pas aujourd’hui », dit l’Arétin.

L’un des valets se détacha et bientôt on entendit sa voix :

« Les audiences du seigneur Arétin sont terminées pour ce jour.

– On ne fait pas mieux au palais ducal, dit Bembo.

– Eh ! monseigneur, l’Arétinal ne vaut-il pas le Ducal à mes yeux, lorsque vous l’honorez de votre présence ?

– Bravo pour l’Arétinal ! »

Pierre s’inclina modestement.

Le reste du repas fut ainsi un échange de compliments alambiqués.

L’Arétin récita ensuite des vers. Bembo, qui se piquait de poésie, lui soumit un sonnet que le compère déclara sublime, glorieux comme le soleil et tendre comme la lune.

Enfin, sur un signe imperceptible de Bembo, l’Arétin ordonna aux valets et aux Arétines de se retirer.

Alors, le cardinal rapprocha son siège du feu, et l’Arétin vint s’asseoir près de lui.

La physionomie de Bembo était redevenue sombre.

« Par tous les diables, s’écria le poète, viens-tu de faire Quatre-temps ? As-tu déjeuné d’une sardine et d’un oignon comme jadis ? Était-ce de l’eau de puits qui ruisselait de ces flacons ? As-tu été servi par des guenons d’auberge puant la mauvaise cuisine ? Enfin, de quoi te plains-tu, avec ta mine de carême ?

– Pierre, dit Bembo, ton Arétinal est la plus magnifique auberge qui se puisse concevoir pour héberger un roi. Donne-moi une plume, de l’encre, du papier… Il faut que je paye mon écot royalement.

– Voici ! » fit l’Arétin en apportant avec empressement les objets demandés qu’il prit sur un dressoir.

Car, dans toutes les pièces du palais, l’Arétin voulait toujours avoir sous la main ce qu’il appelait ses armes de bataille.

Bembo écrivit :

De par Son Excellence le doge, plaise au trésorier ducal de payer à Pierre d’Arezzo, poète et scribe, quatre mille écus à valoir sur le crédit qui m’est ouvert à moi, Bembo, cardinal-évêque de Venise.

Il signa et tendit le papier à l’Arétin qui ouvrit des yeux ébahis.

« Or çà, tu as donc vraiment un crédit sur la caisse ducale ?

– Il y paraît. »

L’Arétin serra dans son pourpoint le précieux papier, et murmura :

« Reste à cinq mille.

– Que tu toucheras quand tu auras gagné ces quatre. Je paie toujours d’avance, moi.

– Per bacco, ce n’est pas comme moi ! Mais voyons, que dois-je faire pour avoir honnêtement gagné la rutilante signature ?

– Je vais te le dire.

– Il ne s’agit pas de ton Roland Candiano, n’est-ce pas ?

– Non, il s’agit de tes Arétines.

– Ah ! ah !… Est-ce que tu me les achètes ? s’écria Pierre, non sans inquiétude.

– Au contraire. Je veux que tu les conserves.

– Tu me rassures. C’est que, vois-tu, je ne les céderais ni pour or ni pour argent. Elles sont dressées. Elles comprennent mon petit doigt qui remue, mes yeux s’ils s’ouvrent ou se ferment ; ma façon de marcher leur indique ce que je veux, et un seul de mes jurons est pour elles tout un discours à la Cicéron.

– Et, dis-moi, sont-elles farouches, tes Arétines ? »

L’Arétin ouvrit de grands yeux.

« Que veux-tu dire ?

– Ceci : puisque tu les as si bien dressées, tu as dû leur apprendre à tout entendre et à tout comprendre ?

– Elles entendent tout sans faire semblant de rougir, c’est vrai. Ce ne sont pas de ces bégueules qui, au moindre mot, se couvrent le visage.

– Très bien. Supposons maintenant… combien sont-elles ?

– Sept. Je veux aller jusqu’à neuf, et alors je donnerai à chacune le nom de l’une des muses… Clio, Terpsichore…

– Fais-moi grâce du reste… Je disais donc : supposons que tu leur amènes une nouvelle compagne…

– Cela m’en ferait huit, et il n’en resterait plus qu’une à trouver… la neuvième muse.

– Écoute-moi bien, Pierre. Il s’agit d’une jeune fille pure comme les lis, immaculée comme le nuage blanc qui traverse l’azur, farouche comme une gazelle qui n’a jamais vu le chasseur.

– Et belle ?

– Belle à ravir les démons en extase.

– Quel feu ! Quel enthousiasme ! Quelles métaphores ! » s’écria l’Arétin réellement étonné de l’ardeur de Bembo.

Le cardinal, en effet, se livrait. Il éprouvait, comme tous ceux qui aiment, le besoin irrésistible, absolu de dire sa passion, d’entendre lui-même parler de la femme aimée.

Un charme puissant l’emportait.

L’Arétin se tut, examinant avec curiosité la physionomie bouleversée de Bembo. Il comprenait qu’un mot pouvait rompre le charme, arrêter l’élan, et il voulait savoir, flairant vaguement dans cette passion qu’il découvrait au cardinal un moyen assuré d’augmenter ses revenus.

« Tu me demandes si elle est belle, continua Bembo. Tous ceux qui ont pu seulement l’apercevoir un instant la comparent aux madones les plus accomplies de l’Urbin, et aux Vénitiennes les plus langoureuses du Titien. Pour moi, j’ignore si elle est belle. Qu’est-ce que la beauté, d’ailleurs ? Est-ce pour l’ovale de son visage que je l’aime ? Est-ce pour la pureté de son front ou pour la splendeur de sa chevelure ? Est-ce pour les reflets magnétiques de ses yeux qui m’attirent, et dont un regard me rendit fou ? Est-ce pour le subtil parfum qu’elle dégage d’elle, pour la grâce infinie de ses mouvements ? Je ne sais pas, Pierre. Je ne sais pas et je ne veux pas le savoir ! Je sais seulement que je l’aime, moi qui jamais n’aimai, que mes sens, mon imagination, mon corps tressaillent et vibrent douloureusement à la seule évocation de cette fille… »

Bembo s’arrêta haletant.

Il remplit un verre de xérès et l’avala d’un trait.

La pâleur louche de ses joues se plaqua de tons rouges.

« Comprends-tu cela ? reprit-il en ricanant. Moi qui me croyais fort parmi les forts, moi qui voulais n’avoir d’autre passion que la noble ambition de dominer et d’écraser des peuples, je suis arrêté par cette fille. Ah ! Pierre, tu ne sais pas, toi, heureux homme, tu ne sais pas ce que c’est que l’amour…

– Moi ! Par Vénus, tu profères là un blasphème abominable !

– Tu ne sais pas, continua Bembo sans relever l’interruption, peut-être sans l’avoir entendue, laisse-moi te dire, laisse-moi rire et pleurer. Laisse-moi devant toi lacérer ma poitrine… Tu ne sais pas, te dis-je. C’est un feu, une lave dévorante, et je te jure que cela me brûle réellement. Une fièvre continuelle, une exaspération de tout ce qu’il y a en moi de sens et de sentiment. Une torture qui n’est comparable à aucune autre. J’ai souffert de la faim et de la soif ; j’ai souffert du chaud et du froid, j’ai subi des humiliations qui me lacéraient l’âme comme des coups de fouet lacèrent le dos nu du condamné. Tout cela n’est rien, tout cela c’était de la joie en comparaison de ce que je souffre maintenant. »

En parlant ainsi, Bembo pleurait réellement, versait de grosses larmes qu’il ne songeait pas à essuyer.

« Est-ce que je te parais ridicule ? demanda-t-il brusquement.

– Jamais tu ne m’as paru plus digne de mon amitié, dit sincèrement Pierre Arétin, ou, si tu aimes mieux, de ma pitié.

– Oui, Pierre, je suis à plaindre. Je le sais. Jamais tu ne me plaindras autant que je me plains moi-même.

– Ah çà ! pourtant, je ne vois pas dans tout cela ce qu’il y a de si terrible ! Tu aimes cette fille ; elle est belle, je veux bien, autant que toutes les Arétines ensemble. Mais pourquoi diable pleurnicher ? »

Bembo jeta un regard d’indicible désolation sur l’Arétin.

« Suppose que toutes tes Arétines se réunissent pour te cracher au visage…

– Je les fouetterais, les coquines !

– Suppose que la femme que tu as le plus aimée dans ta vie t’ait dit qu’elle préférait rencontrer un crapaud que de te voir…

– Je lui eusse envoyé cent crapauds dans un sac et j’en eusse cherché une autre.

– Tu vois bien que tu n’as jamais aimé ! Moi je serais heureux qu’elle me crache au visage ! Moi, elle ne m’a même pas dit qu’elle me trouvait plus laid que le crapaud. Ce n’est pas de l’effroi qu’elle témoigne lorsqu’elle me voit. Ce n’est pas du mépris. C’est quelque chose de plus bas encore et de plus triste… C’est du dégoût !

– Eh ! mort-diable, prends-la par la force ! Je t’assure qu’après cela quand tu lui auras prouvé que tu es redoutable, elle te trouvera aimable.

– J’ai essayé…

– Eh bien ?

– J’ai été vaincu.

– Diavolo, cela se complique.

– Ce n’est pas tout, Pierre. J’ai un rival.

– Aimé ?…

– Je ne sais pas, je ne crois pas… non… je ne puis croire que Bianca aime ce Sandrigo.

– Bianca, dis-tu ?

– Tel est son nom.

– La fille d’Imperia ?

– Elle-même ! La connaîtrais-tu d’aventure ?

– Non, mais je sais qu’Imperia a une fille et que cette fille s’appelle Bianca. Mais tu disais donc que tu as un rival ?

– Un rival dont je ne puis, pour le moment, me débarrasser, un rival qui nous est utile… comprends-tu ? Eh bien ! c’est moi qui vais être forcé de bénir leur union !…

– Pourquoi ce rival est-il utile ?

– Parce que je compte sur lui pour prendre Candiano s’il ne vient ici.

– Cornes du diable ! Choisis entre l’amour et la haine…

– Je ne veux pas choisir. Je veux que ma haine et mon amour reçoivent la même satisfaction, que Candiano meure et que Bianca soit à moi. Je veux ces deux choses. C’est toute ma vie qui tient là… Pour Candiano, je compte sur Sandrigo.

– Ton rival ?

– Oui. Et pour Bianca je compte sur toi.

– Tu sais combien je te suis dévoué…

– Oui, mon cher Pierre. Je vais donc maintenant te dire ce que j’attends de toi… Le mariage de Bianca et de Sandrigo doit avoir lieu. Il faut qu’il se fasse…

– Quand ?

– Je ne sais. Cela dépend de Sandrigo. Mais aussitôt après la cérémonie, Bianca disparaîtra.

– Comment ?

– C’est mon affaire. Donc j’aurai donné pleine satisfaction à Sandrigo, mais du mariage rien ne s’accomplira que la cérémonie.

– Que deviendra Bianca ?

– C’est toi qui lui donneras l’hospitalité.

– Ah ! ah !

– Tu commences à comprendre ?

– Je t’admire, Bembo. J’ai toujours songé que si le sort t’eût fait naître près du trône, tu eusses escamoté le trône à ton profit.

– Es-tu résolu à m’aider ?

– Oui, en cela, complètement. »

Bembo tressaillit. Une lueur de défiance s’alluma dans ses yeux d’un gris pâle.

« Pourquoi dis-tu « en cela ». Y a-t-il donc quelque chose en quoi tu ne puisses m’aider complètement ? As-tu des engagements ? Parle…

– Compère ! s’exclama l’Arétin épouvanté de l’imprudence qu’il venait de commettre, tu es trop habile à te tourmenter pour rien. »

Bembo passa une main sur son front.

« C’est vrai, balbutia-t-il.

– Au surplus, si tu te défies de moi, adieu ! »

Et l’Arétin se leva, se promena à grands pas, donna deux ou trois coups de poing sur la table.

« Dévouez-vous donc, grommela-t-il. N’ayez qu’un ami au monde, et cet ami un beau jour vient vous insulter !

– Allons, la paix !

– Ah ! Bembo, c’est très mal, très mal…

– Reviens t’asseoir, et qu’il n’en soit plus question.

– Tu disais donc, fit l’Arétin en revenant prendre place auprès de Bembo, que les cinq mille écus me seraient versés du jour où Bianca entrerait ici ? »

Ce fut au tour du cardinal de jeter sur son compère un regard d’admiration.

« Soit ! dit-il enfin, mais ton amitié, en cette occasion, m’aura coûté cher.

– De quoi te plains-tu ? C’est le trésor de la république qui paie ! Allons, la paix, comme tu disais. Et achève de me révéler ton plan.

– Tu donneras donc l’hospitalité à Bianca. Tu la présenteras à tes Arétines comme une nouvelle compagne que tu leur amènes.

– Il y aura des pleurs et des hurlements de rage.

– Tu sais l’art de sécher les uns et de faire taire les autres. Bianca une fois installée chez toi, me réponds-tu que nul, hormis les Arétines, ne la verra ni ne l’approchera ?

– Je t’en réponds.

– Bien, c’est en somme la partie la plus facile de l’opération. Reste une deuxième partie plus délicate…

– Explique nettement, et quant à la délicatesse, ne t’en inquiète pas.

– Voici donc ce que je veux. As-tu, parmi tes Arétines, une ou deux filles intelligentes, dévouées, capables de tout comprendre et de tout entreprendre pour te complaire ?

– Elles sont toutes ainsi ! fit l’Arétin, non sans un naïf orgueil.

– Sont-elles capables d’entreprendre la destruction lente d’une vertu jusqu’ici impossible à entamer ?

– J’en réponds.

– Tu penses donc qu’au bout d’un mois…

– Au bout de quinze jours, ta farouche Bianca ne sera plus reconnaissable.

– Tu penses donc qu’une quinzaine parmi tes Arétines…

– Je pense que la vertu est un mot, la résolution des femmes une plume qui tourne au vent. Le tout est que le vent souffle du bon côté. Je pense qu’une jeune fille qui doit avoir en elle des ardeurs ignorées d’elle-même prend son ignorance pour de la fermeté. Toi-même tu t’y es trompé. Qu’est-ce que Bianca ? Une fille de l’amour. Crois-moi, sous cette neige immaculée couve le feu que lui a transmis sa mère. Il ne faut que faire fondre la glace, et ce sera l’œuvre de mes petites Arétines, filles expertes, non seulement savantes, mais capables d’enseigner leur science. Amène-nous ton élève : les maîtresses d’amour l’attendent.

– Ce n’est pas tout, dit alors Bembo.

– Diable ! tu as l’amitié tyrannique.

– Nous ferons le compte de ton amitié et de ma tyrannie, et si l’une des deux balances l’emporte, eh bien ! je rétablirai l’équilibre à poids d’or.

– Voilà, s’écria l’Arétin, la comparaison la plus poétique, la plus magnifique qui ait jamais été brodée. Ni l’Arioste, ni le Tasse, je dirai plus, ni moi-même… »

Bembo calma d’un geste impatient l’enthousiasme de Pierre Arétin.

« Écoute-moi, compère, est-ce que tu ne t’ennuies pas à Venise ?

– Moi ! m’ennuyer dans cette ville du rire, de l’amour et des arts !

– Eh bien, cher ami, je m’y ennuie, moi.

– Voyage !

– C’est justement ce que j’ai l’intention de faire. Seulement, si je voyageais seul, je m’ennuierais encore plus.

– Ah ! ah ! tu veux donc que je t’accompagne ?

– Tu l’as deviné.

– C’est facile. Il n’est rien que je ne fasse pour toi.

– Oui, mais toi-même, je suis sûr que tu ne voudrais pas laisser ici tes Arétines pendant que tu serais au loin ?

– Je l’ai fait pour aller accomplir une mission auprès du Grand-Diable. Je puis le refaire encore.

– Crois-moi ; cette fois, il faudra que tu voyages avec les Arétines.

– Bon ; j’ai compris. Tu veux que je fasse sortir Bianca de Venise et pour que nul ne s’en doute, elle passerait parmi mes servantes ?

– C’est cela même.

– Où faudra-t-il la conduire ?

– Je te le dirai quand le moment sera venu. Je résume : tu as touché mille écus ; je viens de te remettre un bon de quatre mille. Total, cinq mille.

– Tu calcules admirablement.

– Il te reste donc cinq mille écus à toucher. Je te remettrai le bon hors de Venise.

– Donnant donnant. C’est parfait.

– Ainsi, tu acceptes toutes mes propositions ?

– Toutes. Ne suis-je pas ton véritable ami ? »

Les deux compères se serrèrent la main. Puis Bembo se retira, escorté par l’Arétin, qui lui prodigua ses marques de respect devant les valets qui s’inclinaient.

Bembo rentra à son palais, content de sa journée.

Il trouva Sandrigo qui l’attendait.

Le cardinal prit son air le plus riant, entraîna l’ancien bandit dans son cabinet et lui demanda :

« Eh bien, mon cher lieutenant, à quand ce mariage ? »

Sandrigo regarda fixement le cardinal et répondit :

« Cela dépend de vous, monseigneur.

– Comment votre mariage dépend-il de moi ? fit Bembo en pâlissant. Le drôle se douterait-il de quelque chose ? acheva-t-il mentalement.

– Voici, monseigneur, dit Sandrigo. Je sors de chez la signora Imperia. Et comme je la pressais de me fixer elle-même la date de mon bonheur, elle a fini par me répondre textuellement : « Allez demander conseil au cardinal Bembo avant que nous arrêtions rien de définitif. » Je suis donc venu, je vous ai attendu, et sans vouloir vous rappeler nos conventions…

– Que je n’ai pas oubliées, croyez-le bien, cher ami.

– J’en suis sûr, fit Sandrigo avec un sourire narquois. Donc, sans vouloir vous rappeler ce que vous m’avez promis et que vous me devez la vie en somme…

– Vous ne voulez pas me le rappeler, interrompit encore Bembo en souriant avec contrainte, mais vous ne faites pas faute de me répéter ce que je vous dois…

– Que voulez-vous, monseigneur ! Je ne crois guère à la reconnaissance, moi, et j’estime que celui qui a rendu service doit, en bon comptable, tenir note de ce qu’on lui doit encore. Je poursuis en vous priant de fixer vous-même la date de la cérémonie.

– Eh bien…, répondit Bembo sans hésitation, mais le plus tôt possible ! »

La physionomie de Sandrigo s’éclaira.

« Rude jouteur, pensa le cardinal, autrement redoutable que ce brave Arétin. »

Tout psychologue qu’il fut, le cardinal se trompait.

Sandrigo parlait en brute.

L’Arétin pliait comme le roseau pour se redresser après la bourrasque.

« Le plus tôt possible ! s’écria l’ancien bandit. Ah ! voilà enfin une parole raisonnable. Mais qu’est-ce exactement que ce plus tôt ?

– À mon tour, cher ami, de vous rappeler nos conventions.

– Faites.

– Vous avez juré de nous amener Roland Candiano mort ou vif.

– Ainsi ferai-je. Mais c’est donnant donnant. Qu’on me donne Bianca et moi je donne Candiano. Quinze jours après la cérémonie publique de mon mariage, Roland sera ici pieds et poings liés – à moins que je ne sois forcé de le tuer, auquel cas je vous apporterais sa tête. »

Ces effroyables paroles furent prononcées avec une simplicité sinistre. Bembo les écouta sans étonnement.

« Et aucun obstacle ne pourra vous arrêter ? »

Sandrigo sourit dédaigneusement.

« Aucun événement ne pourra vous empêcher de tenir parole ? insista Bembo.

– Aucun, rien au monde.

– Il faut tout prévoir, lieutenant.

– J’ai tout prévu, monseigneur.

– Même… il faut tout prévoir, vous dis-je, même la mort de votre fiancée ?

– La mort même de Bianca ne m’arrêterait pas, dit Sandrigo qui cependant ne put réprimer un tressaillement.

– Je vois que vous êtes réellement décidé, mon cher. Je retiens donc votre parole. Dans la quinzaine qui suivra la cérémonie, Candiano sera à nous. Dans ces conditions, notre intérêt est de hâter votre mariage. Prenons jour, si vous voulez. Nous sommes aujourd’hui mardi. Voulez-vous samedi ?

– Samedi me convient… Je compte donc sur vous pour lever les dernières hésitations de la signora Imperia.

– Cela me regarde, soyez tranquille.

– Et aussi pour décider Bianca.

– Diavolo, mon cher, mais je ne la connais pas…

– Vraiment ? fit Sandrigo en dardant un regard aigu sur le cardinal.

– Je ne puis me charger de cette partie de la combinaison, affirma Bembo.

– Soit, fit Sandrigo qui parut soulagé d’on ne sait quel grave soupçon. Ne vous occupez donc que de la mère. Et à samedi !

– À samedi, heureux triomphateur ! »

Sandrigo sourit, serra la main que lui tendait le cardinal et s’éloigna, pleinement rassuré.

Dès qu’il fut parti, la figure de Bembo se décomposa.

« J’ai plus souffert en ces quelques minutes, gronda-t-il, que pendant les journées et les nuits funèbres où j’attendais la mort dans mon cachot de la Grotte Noire. Donne-moi Roland Candiano, misérable bandit ! Et je me charge de toi !… De bonnes chaînes au fond des puits… ou plutôt non, la chaise de pierre du Pont des Soupirs !… Toi, l’époux de Bianca !… »

Bembo éclata d’un rire terrible, tandis qu’un frisson convulsif l’agitait.

Peu à peu, cependant, il se calma.

Il se rendit chez Imperia.

Et son premier mot fut celui-ci :

« Samedi, nous marions notre ami Sandrigo et votre chère Bianca.

– Samedi ! s’écria la courtisane en pâlissant.

– Ce sera votre rôle que de décider votre fille à ce mariage.

– Est-ce vous qui parlez ? » fit-elle avec stupéfaction.

Bembo se pencha vers la courtisane.

« Bianca est à moi, murmura-t-il, Sandrigo à vous. Ce sont bien là nos conventions, n’est-ce pas ? »

Elle fit un signe de tête affirmatif.

« Ne vous inquiétez donc de rien, reprit-il. La cérémonie aura lieu samedi, si vous décidez votre fille… et il faut que vous la décidiez. Seulement, après la cérémonie, Bianca s’en ira d’un côté, Sandrigo de l’autre. Vers qui s’en ira Bianca ? C’est mon affaire. Vers qui s’en ira Sandrigo ? Faites-en votre affaire à vous !… »

Imperia muette d’étonnement, frappée de cette terreur qui s’emparait d’elle dès qu’elle se trouvait en présence de Bembo, n’eut que la force d’esquisser un geste de soumission.

Déjà Bembo avait disparu

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