Nous sommes dans ce galetas de la rue Calandre où nous fîmes connaissance avec Brabant-le-Brabançon, en cette nuit où le bravo adopta pour fils, le petit diablotin qui devait s’appeler Le Royal de Beaurevers.
Brabant n’aimait guère moisir dans la même ville. Mais, en somme, Paris était son centre d’opérations, – le port d’attache d’où le pirate s’élançait joyeusement, mais pour y revenir se reposer. Brabant avait donc toujours gardé son logis de la rue Calandre. Brabant mort, Le Royal de Beaurevers garda le logis.
Ce logis, Trinquemaille, Corpodibale, Strapafar et Bouracan, associés de Brabant d’abord, puis de Beaurevers, le connaissaient très bien. Après leur rencontre avec la Dame sans nom qui leur avait laissé sa bourse, après l’adieu de Beaurevers, les quatre compères furent comme des corps sans âme. Leur âme, c’était Le Royal. L’âme partie, ils se livrèrent sans compter aux orgies les plus dignes de leur état. Tout le contenu de la bourse de la Dame sans nom y passa.
Un soir, les quatre compagnons se trouvaient réunis dans une de ces tavernes où l’on donnait à manger, à boire, à dormir, et le reste. La cabaretière, les pensant cousus d’or, leur avait demandé ce que Leurs Seigneuries voulaient ce soir-là. Trinquemaille, aussitôt, dressa un menu mirifique. Et Bouracan descendit à la cave d’où il remonta chargé comme un âne. Tous quatre firent comme il sied honneur au splendide festin.
Mais quand vint le moment de régler leur dépense, représentant une somme coquette, dont ils s’aperçurent alors qu’ils n’avaient pas le moindre sol, l’hôtesse indignée ayant appelé ses gens à la rescousse, ils ne trouvèrent d’autre solution à leur embarras que de s’enfuir, non sans avoir roué de coups et l’hôtesse et les gens.
Cette aventure mit un terme à la bonne fortune des quatre compères. Et c’est alors que, sans un sou, sans gîte, après avoir erré deux jours à l’aventure, ils eurent l’idée de se réfugier au logis de la rue Calandre. Au moins y étaient-ils à l’abri de la pluie et du guet. Par-dessus le marché, ils avaient l’espoir d’y revoir Le Royal et de raccrocher leur infortune à sa fortune.
Le soir où nous les retrouvons – c’était trois jours après la visite faite par Nostradamus au Louvre – Bouracan dormait ; Strapafar fredonnait en allant et venant une chanson languedocienne ; Corpodibale fourbissait sa dague et invectivait contre la Vierge qui n’en pouvait mais ; enfin, Trinquemaille accroupi dans un coin, raccourcissait sa ceinture et invoquait saint Pancrace.
– Cela ne peut pas durer, grommela Strapafar après le quinzième couplet de sa chanson. Un morceau de vieille carne baptisée lard par la tripière à qui je l’enlevai, et de l’eau ! de l’eau ! Voilà de quoi nous nous sommes sustentés hier !
– Et aujourd’hui, porco dio, rien ! grogna Corpodibale.
– Eh ! tripes du pape ! s’écria le dévot Trinquemaille, en s’administrant une douzaine de Mea culpa sur l’estomac.
Strapafar ayant achevé un dix-huitième couplet, reprit :
– J’ai une idée !…
– Voyons l’idée, fit Corpodibale d’un air de doute.
– Quia peccavimus tibit acheva Trinquemaille.
On entendit un point d’orgue accompagnant les psaumes de Trinquemaille. C’était Bouracan qui ronflait.
– Il est heureux, lui ! fit Corpodibale avec un soupir.
– Voyons l’idée ! grogna Trinquemaille.
– Mais, dit Strapafar, tu renonçais aux pompes de Satan ?
– Sans doute. Mais cela n’a rien de commun avec la bourse qu’il s’agit de subtiliser… car c’est là ton idée.
– Il paraît que tu prends des accommodements avec le ciel ?
– Eh ! tripes du pape ! s’écria le dévot Trinquemaille. C’est ce qui me distingue de vous autres païens. M’est-il jamais arrivé d’aller planter ma dague entre deux épaules sans avoir tout d’abord récité un bon De profundis et ensuite un Deo gratias, lorsque toutefois l’opération est profitable ? Des accommodements avec le ciel ou avec Satan ! Quel est le bon chrétien dûment baptisé qui n’en prend pas ? Voyons l’idée !
– Voici, dit alors Strapafar. Il y a trois jours, lorsque l’idée nous est venue de prendre ce logis pour notre forteresse…
– C’est moi qui y ai pensé ! dit Corpodibale. Malheureusement, celui que j’espérais y trouver n’y était pas. Ah ! s’il était là, nous ne serions pas à demi morts de faim et de soif.
– Donc, il y a trois jours, reprit Strapafar, vous m’avez vu sortir sur le coup de 9 heures, té ? Je cherchais de tous mes yeux. Rien ! Pas le moindre bourgeois à me mettre sous la dent. Je m’en retournais tête basse, lorsque soudain je vois deux hommes. Je les suis. Ils arrivent aux abords de l’hôtel du grand-prévôt Roncherolles…
– Hon ! Mauvaise affaire !…
– Les mauvais bougres auraient crié et j’aurais eu toute la prévôté sur les bras. Et pourtant, les deux compères doivent avoir une fortune sur eux. Un reflet de lune a frappé sur la poignée de leurs épées. Il y a pour deux mille écus de diamants sur ces poignées…
– Et tu les as laissés échapper ! rugit Corpodibale.
– Attends ! fit Strapafar. Le lendemain, je suis encore sorti pour chercher. Rien, toujours ! Et voilà que l’idée me vient d’aller rôder un peu autour de la grande prévôté, pour voir ! Et qu’est-ce que je vois ? Mes deux parpaillots !
– Toujours avec les mêmes poignées d’épées ?
– Toujours, té ! Est-ce que j’en parlerais, sans ça ? Hier, même coup d’œil ! Les deux endiamantés étaient là ! Qu’y font-ils ? Voilà qui m’est égal ! Mais je me dis qu’il n’y a aucune raison pour que les deux coquins n’y soient pas encore ce soir, et à la même heure, c’est-à-dire vers minuit. Qu’en dites-vous ?
Il était à ce moment 11 heures. Pour toute réponse, Trinquemaille se jeta autour du cou le chapelet qu’il avait coutume d’emporter à chaque expédition importante, et s’arma d’une rapière. Quant à Corpodibale, il avait achevé de fourbir sa dague. Bouracan, réveillé, mis au fait, s’arma à son tour. Puis les quatre sacripants s’élancèrent au dehors et prirent le chemin de la grande prévôté.
– Silence ! dit tout à coup. Strapafar.
Et il leur montra deux hommes marchant devant eux. Ils les suivirent, les mâchoires serrées… Les deux inconnus s’arrêtèrent sous une fenêtre éclairée de l’hôtel Roncherolles.
– Attention ! commanda Strapafar.
Ils s’apprêtèrent à bondir… À ce moment, d’une ruelle, débouchèrent trois hommes, ramassés eux aussi pour le bondissement sur la proie. Ces trois furent suivis de deux autres… Les quatre malandrins espéraient que ces nouveaux venus étaient des passants attardés ; mais soudain, cinq autres de ces passants surgirent, puis encore trois !
– Malédiction ! gronda Trinquemaille.
– Bah ! fit Bouracan. Attaquons tout de même. J’aime mieux crever de ça que de faim !…