I CATHERINE SENTAIT LA MORT

Dans sa chambre à coucher ce matin-là, le soleil entrait à flots. Catherine de Médicis était assise devant un grand miroir. Une servante peignait sa belle chevelure noire. Une autre fardait ses joues, peignait ses lèvres au carmin, rehaussait d’un trait la splendeur de ses yeux. Une autre emprisonnait ses jambes en des bas de la plus fine soie.

Pendant qu’on habillait la reine, Henri, le fils préféré, assis sur un tabouret, regardait et prenait peut-être là le goût de cette coquetterie, qui, plus tard, devait faire d’Henri III le roi des Mignons. Parfois, sa mère lui jetait un regard passionné. Quant aux trois autres fils de Catherine, deux d’entre eux étaient au manège, et l’aîné, François, âgé d’une quinzaine d’années, avait été conduit auprès de sa femme, la jeune reine d’Écosse, à laquelle, tous les matins, il allait faire son compliment.

Au moment où la reine s’apprêtait à se rendre à son oratoire, une porte s’ouvrit et l’officier de garde cria :

– Le roi !…

Demoiselles d’honneur, suivantes se retirèrent. L’une des filles d’honneur emmena l’enfant. Henri II entra.

Pourpoint de velours lamé d’argent, manteau court doublé de satin blanc, col empesé, chaîne d’or, toque de velours noir ornée de plumes blanches, maillot de soie noire, haut de chausses à crevés, épée au ceinturon de cuir doré – une tête pâle qu’encadre une barbe peu touffue et coupée court, le nez long et tombant – un nez à la François Ier – un front chargé de tristesse, des yeux vagues, une bouche amère – demi-gestes irrésolus et flottants – sur cet ensemble d’élégance et de faiblesse, la lueur violente, parfois, d’une crise de fureur ou le voile morne de quelque souvenir terrible… C’était Henri II à quarante-deux ans.

– Madame, dit-il d’un ton indolent, j’ai cru bon, avant de la rendre publique, de vous faire part d’une décision d’État à laquelle je me suis résolu.

Catherine esquissa une révérence. Elle était peu habituée à être mise au courant des décisions d’État.

– Sire, dit-elle, c’est là une haute faveur.

Henri II jeta autour de lui un regard indifférent.

– Daignez vous asseoir, madame, reprit-il.

Catherine prit place dans un fauteuil. Par une flatterie qui étonna Catherine et la mit sur ses gardes, Henri II resta debout. Et il laissait errer ses yeux partout, les arrêtant sur tous les objets de la chambre – excepté sur elle.

– Madame, reprit-il, d’étranges pressentiments me visitent. J’ai cette intuition que bientôt je vais mourir.

Catherine tressaillit. Une légère pâleur s’étendit sur son front. Mais elle ne prononça pas un mot.

– Cela étant, continua le roi, j’ai voulu assurer à chacun de mes serviteurs et amis une récompense qui me rappelât à leur souvenir… quand je n’y serai plus. Parmi ces amis, il en est une que vous avez daigné honorer de votre faveur.

– Diane ! fit la reine d’un ton parfaitement paisible.

– Oui, madame ! dit Henri II en s’inclinant.

– Je serai heureuse de tout ce qui pourra encore advenir d’heureux à cette fidèle conseillère de Votre Majesté.

La voix de la reine était calme. Mais si le roi eût entendu le rugissement de rage qui grondait dans la conscience de Catherine, peut-être eût-il cru à son pressentiment de mort.

– À quel nouvel honneur destinez-vous notre favorite ?

– Je lui donne le duché de Valentinois ! répondit Henri II avec une violence indiquant une résolution irrévocable.

Catherine se leva, frémissante. Un instant, la haine qu’elle déguisait depuis des années monta à ses lèvres. Mais brusquement l’éclair de ses yeux s’éteignit.

– Il sera beau, dit-elle, que la fille du sire de Saint-Vallier succède à César Borgia dans la possession de ce duché.

Et en elle-même, tandis qu’elle s’inclinait, elle murmura :

– Après le forban papal, la royale ribaude !

– Ainsi, dit le roi tout joyeux, vous approuvez ?

– C’est-à-dire, mon cher sire, que je regrette de n’avoir pas eu, la première, cette pensée vraiment belle.

– Merci, madame ! dit Henri II avec empressement. Diane avait continué de vivre à la cour, sous le même toit que Catherine. Mais maintenant que la maîtresse était délaissée du roi autant que l’épouse, la cour se demandait quelle nouvelle divinité allait régner sur le cœur du souverain. Catherine le savait, elle !… Elle savait que ce titre de duchesse jeté à Diane, c’était son congé. Et elle murmurait :

– Florise ! Florise ! C’est donc toi qui vas succéder à Diane… si je ne m’en mêle pas !

Henri II, dans un mouvement de joie, lui avait pris la main et la baisait avec ferveur. Au moment où le roi se redressait, elle retint sa main. Elle le vit ému. Elle espéra que son mari… peut-être !… allait lui revenir à elle seule ! Pensées de meurtre, pensées de vengeance, tout s’évanouit. Elle ne fut plus Catherine de Médicis. Elle fut une femme.

Son sein palpita. Sa beauté se revêtit de tendresse. Henri la considéra, étonné. Elle lui apparut vraiment belle. Il frémit. En un instant, ce qui se leva en lui, ce fut le désir… il répondit à la pression de la main de sa femme !…

– Henri, murmura-t-elle, éperdue, avez-vous jamais songé que nous sommes unis dans l’éternité, non seulement par le nœud du mariage, mais aussi par des liens que Dieu lui-même serait impuissant à rompre ?

– Que voulez-vous dire, fit le roi gagné par l’ivresse.

– Henri, mon roi… si vous le vouliez ! tout serait effacé… vos amours dont j’ai tant souffert, les dédains dont j’ai été accablée… Vous apprendriez ce qu’il y a de force et de dévouement dans ce cœur qui vous appartient ! À deux, nous serons plus forts pour repousser le spectre de votre frère qui parfois se penche sur ma couche solitaire et qui vous escorte, vous, jusque dans le lit de vos maîtresses…

– Madame ! râla le roi, livide. Ah ! madame, quels sanglants souvenirs osez-vous évoquer !

– Croyez-vous donc, reprit-elle, que je n’aie pas deviné le tourment de vos jours, la terreur de vos nuits ! Henri ! c’est moi qui vous consolerai ! C’est moi seule, qui puis endormir sur mon sein d’amante les terreurs que, épouse, je dois partager avec vous !…

– Oui, oui ! Tu as raison et je t’aime ! bégaya Henri II.

Au fond d’elle-même, Catherine poussa un cri de triomphe. L’instant d’après leurs lèvres s’unirent… Des lèvres de Catherine, les lèvres d’Henri II montèrent jusqu’à ses yeux, puis jusqu’à son front… Sa bouche allait toucher ce front… Soudain, Henri se recula. Puis il se rapprocha… Une formidable curiosité contractait son visage.

– Madame, murmura le roi avec une incompréhensible terreur, là, sur votre front, qu’est-ce que cette tache livide ?…

– Une tache ?… Sur mon front ? balbutia Catherine.

– On dirait la trace d’un doigt qui reste imprimé sur votre front !

Une légère secousse agita Catherine. La trace d’un doigt !… Quel doigt… Oui, quel doigt ? sinon le doigt de François ! le doigt du mort ! le doigt du spectre qui l’avait touché au front ! D’un effort de volonté, elle tâcha de se cramponner au rêve un instant espéré.

– Folie ! murmura-t-elle avec un sourire. Mon cher Henri, s’il y a une marque sur mon front, effacez-la avec vos lèvres !

Henri de toute la sincérité de ce désir qui venait de naître en lui, approcha ses lèvres du front de sa femme, et tout à coup, il la repoussa d’un geste impulsif. Et il râla :

– Je ne peux pas !… Non… je ne peux pas !

– Pourquoi ! Pourquoi ! rugit-elle.

– Parce que, madame, parce que vous sentez la mort !…

Catherine de Médicis tomba tout d’une pièce sur le tapis, tandis que le roi s’enfuyait de cette chambre où il lui semblait que tout était imprégné d’une odeur de cadavre.

Lorsqu’elle fut revenue au sentiment, Catherine se regarda dans le miroir et n’aperçut aucune trace de cette tache qu’avait vue le roi. Mais quand vint le moment de se montrer à la cour du roi, Catherine épingla à son corsage une rose d’un rouge sanglant.

– Puisque je sens la mort, gronda-t-elle, il est juste que je porte la mort sur moi  !

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