II UNE VISION DE LA COUR ROYALE

Dans cette salle, que Pierre Lescot avait surchargée de sculptures, une foule brillante était là. Les éclatants coloris de ces costumes, la splendeur des robes féminines, la gaieté outrancière, le cadre somptueux de cette réunion étincelante, tout cela, c’était un magique tableau de la cour du roi.

Ce soir-là, on se montrait une médaille que le roi avait fait frapper en l’honneur de la duchesse de Valentinois. La médaille représentait les traits de Diane et portait ces mots : Diana, dux Valentinorum, clarissima.

Dans la salle qui précédait la galerie, la garde écossaise, corps d’élite, formait un double rang de statues aux somptueux costumes. Montgomery commandait ces hommes, et se tenait l’épée à la main, près de la porte, dont un seul battant était ouvert. À ses côtés, un héraut criait le nom des personnages qui faisaient leur entrée.

Non loin du fauteuil réservé à Henri II, cinq ou six jeunes gens d’une élégance raffinée, riaient à gorge déployée.

– Voyons, Biron, disait l’un d’eux, explique-moi un peu le clarissima de la médaille. Ce mot ne me semble pas clair.

– Mon cher Tavannes, je ne sais pas le grec !

– Ce n’est pas du grec, fit La Trémoille, c’est du latin.

– Du latin ? Voici l’abbé de Bourdeilles, seigneur de Brantôme, qui va nous donner la clef de clarissima.

– Holà ! Brantôme ! cria Biron. Tu rêves tout éveillé ?

– Non, messieurs, répondit Brantôme, je regarde…

– Il admire l’escadron volant de la reine ! fit Biron.

– En sa qualité d’abbé, il cherche un péché… à commettre ! fit La Trémoille.

– Messieurs, dit Brantôme, vous errez. Je regarde des masques, et des masques ! j’en vois partout, sans la grande lunette du seigneur Nostradamus. Seigneurs, valets, dames, capitaines, magistrats, je rêve de faire entrer tout ce monde dans un livre, et vous ne sauriez croire combien je m’amuse. Seulement, je ris en dedans, moi !

– Un livre ! Parbleu ! comme Plutarque ?

– Un livre qui s’appellera : La vie des Dames galantes !

Il y eut un éclat de rire. Puis, Biron reprit :

– Tout cela ne me donne pas la traduction de clarissima.

À ce moment s’approcha du groupe un être bizarre, vêtu d’un costume mi-partie jaune et rouge, le chef accommodé d’un bonnet à longues oreilles et d’une crête écarlate, une vessie au côté, une marotte à la main, qui long, mince, secouait en marchant mille grelots et sonnailles attachés à sa personne.

– Salut à Brusquet Ier, honorable bouffon de Sa Majesté, dit gravement Brantôme en se découvrant.

– Salut, abbé de ruelles, écouteur aux portes, flaireur de scandale, dit Brusquet. Pourquoi m’avez-vous appelé ?

– Brusquet, nous voulons savoir ce que signifie clarissima dans la médaille de la duchesse de Valentinois.

– Clarissima ne veut rien dire. Il y a une lettre de trop. Supprimez l dans clarissima, et vous obtenez carissima qui veut dire : très chère.

– Bravo ! Carissima : très chère au roi…

– Et à la France ! Demandez au grand trésorier…

– Oh ! dit La Trémoille, voici Roland de Saint-André !…

– Il est pâle ! Voici quinze jours qu’on ne l’a vu.

– Messieurs, dit Brusquet, le jeune Saint-André, fils du maréchal de Saint-André, a voulu faire la guerre comme son père. Seulement il a fait la guerre aux femmes, il se sera fait moucher, il aura eu quelque saignement de nez.

– Tais-toi, bouffon ! gronda Roland de Saint-André en s’approchant. Messieurs, j’ai manqué d’être occis par un chef de Petite-Flambe dont je vais demander la tête au roi.

– Raconte ! Raconte ! s’écrièrent les jeunes seigneurs.

– Le drôle s’appelle Le Royal de Beaurevers. Voici…

– Monseigneur le duc de Guise ! cria le héraut.

– L’artillerie de Metz ! fit Brusquet. Autrement dit monsieur de La Balafre !

– Monseigneur le cardinal de Lorraine ! cria le héraut.

– Les canons de l’église ! grinça Brusquet. Sauvons-nous !

Et il disparut, agitant ses sonnettes, grimaçant, gambadant, tantôt sur les mains, tantôt faisant la roue.

– M. le maréchal de Saint-André ! M. le connétable de Montmorency ! Messire le grand-prévôt baron de Roncherolles ! Noble demoiselle Florise de Roncherolles ! Messire de l’Hospital ! M. le chancelier Olivier !

Les divers personnages ainsi annoncés firent leur entrée.

Le connétable de Montmorency et le maréchal de Saint-André se dirigèrent aussitôt vers le duc de Guise avec lequel ils commencèrent un conciliabule à voix basse. Groupe menaçant : Le Balafré, grand, hautain, l’œil dur, la blessure qu’il avait reçue au siège de Boulogne lui entaillant le front. Le vieux connétable de Montmorency, formidable de stature. Le maréchal de Saint-André, figure de courtisan rompu à toutes les malices du métier.

– Place ! Place ! mordious ! criait Brusquet en faisant le vide autour de ce groupe sombre. Ne voyez-vous pas les triumvirs qui conspirent l’extermination de l’hérésie ! Place au triumvirat !

Saint-André sourit. Montmorency fronça les sourcils. Guise d’une secousse envoya le malheureux bouffon rouler au loin. On entendit des aboiements plaintifs, des miaulements enragés : c’était Brusquet qui gémissait sur sa mésaventure. Mais tandis que tout le monde riait, le fou avait lancé à Guise un regard de colère aiguë.

Le cardinal de Lorraine, frère du duc de Guise, dès son entrée, s’était lancé sur la piste d’une très jolie fille avec laquelle, maintenant, il était en conversation sérieuse. Cette fille que le cardinal, très somptueux dans sa robe rouge, écoutait, l’œil allumé, c’était l’une des demoiselles d’honneur de la reine, l’une des espionnes de l’escadron volant…

Le chancelier François Olivier, septuagénaire aveugle, à longue barbe blanche, avait été guidé par Michel de l’Hospital jusqu’à un fauteuil où il s’assit en disant :

– Demeurez, mon enfant, j’ai à vous parler des affaires de l’État. Je vais ce soir remettre mes fonctions au roi, et vous êtes mon seul successeur possible.

Il appelait son enfant L’Hospital qui venait de passer la cinquantaine. C’était une figure franche et rusée.

Quant au grand-prévôt, Gaétan, baron de Roncherolles, il avait fait asseoir sa fille non loin du fauteuil que devait occuper le roi. Florise était pâle. Peut-être savait-elle ce qui l’attendait. Depuis que son père l’avait surprise au moment où elle allait délivrer Le Royal et ses acolytes, jusqu’à cette soirée où les cinq compagnons étaient sortis des caves de l’hôtel, Florise était demeurée gardée à vue dans sa chambre.

Pourquoi, ce soir-là, son père la menait-il à la Cour ?… De tristes pressentiments l’assaillaient. Et lorsqu’elle voulait chercher un refuge dans son cœur, elle éprouvait comme un vague effroi. Pourquoi, tous les soirs, un nom nouveau s’ajoutait-il à ceux que, dans sa foi naïve, elle mettait sous la protection des anges ? Ce nom !… Celui d’un truand ! Pourquoi, oh ! pourquoi dans ses rêves de vierge le voyait-elle comme un fils de roi – non comme un fils de truand ?…

« Le Royal de Beaurevers ! »… Ce nom, elle le prononçait tout bas, tandis que le grand-prévôt se dirigeait tout droit vers le jeune Roland de Saint-André. À sa vue, le vicomte Roland blêmit.

– Il sait tout ! gronda-t-il. C’est le père de Florise, oui, mais malheur à lui si…

– Vicomte, dit Roncherolles, un mot, voulez-vous ?

– Parlez monsieur, frémit Roland.

La Trémoille, Brantôme, Tavannes et Biron s’écartèrent.

– Voulez-vous épouser ma fille ? reprit Roncherolles.

Roland de Saint-André bondit. Ses yeux se fixèrent sur le grand-prévôt avec une expression de terreur, d’espoir…

– Cela vous étonne. Vous m’avez trois fois demandé Florise et je vous ai toujours répondu qu’elle n’était pas pour vous. Poussé à bout, vous avez profité d’un voyage que ma fille a dû faire à Fontainebleau, pour essayer de l’enlever. Le truand que vous avez payé pour cette besogne vous l’a enlevée à vous-même. Maintenant, je vous répète : Voulez-vous épouser ma fille ?… Pourquoi j’ai changé d’avis, peu importe. Répondez à ma question. Un mot. Oui ou non.

Roland jeta un regard enivré du côté de Florise, qui baissa la tête comme si de loin, elle eût entendu…

– C’est oui, répondit-il, c’est cent fois oui ! Oh ! monsieur…

– Nous causerons de cela tout à l’heure, devant le roi.

Et le grand-prévôt rejoignit sa fille, laissant Roland stupide de bonheur… À ce moment, le héraut criait :

– Son Altesse Royale, monseigneur le dauphin ! Sa Majesté la reine d’Écosse !

Un long murmure d’admiration salua l’entrée de Marie Stuart.

Reine presque dès le jour de sa naissance, venue en France pour y faire son instruction, la nièce du duc de Guise et du cardinal de Lorraine possédait une grâce harmonieuse, une beauté douce et radieuse. Elle avait alors un peu plus de seize ans, et sa majesté s’estompait d’une mélancolie voilée, tandis que ses yeux brillaient de toute sa gaie jeunesse. Son mari, le dauphin François – époux encore in partibus – la conduisait par la main, béant d’admiration…

– Ah ! monsieur Ronsard, fit tout à coup Marie Stuart.

Et elle traversa les groupes inclinés pour se diriger vers deux ou trois hommes qui se tenaient en arrière.

– Savez-vous bien, maître Ronsard, reprit-elle, que j’ai pris un plaisir extrême à lire votre Bocage Royal ?

– Madame, dit Ronsard qui n’avait pas entendu un mot, ce sont cette fois des Églogues, et j’y mets la dernière main.

– Excusez-le, madame, dit un jeune homme à figure mélancolique et tendre, notre cher maître est sourd.

C’était du Bellay, le doux poète, qui venait de parler.

– Il a perdu l’ouïe à écouter les dieux, fit Marie.

– C’est la plus belle louange qu’aura reçue le chef de la Brigade.

– La Brigade ? fit la reine d’Écosse. C’est le nom que vous donnez, je crois, au groupe de charmants poètes dont vous faites partie ? Le mot est joli, sans doute. Mais le nom qui vous convient, c’est aux étoiles qu’il faut l’emprunter. Pour moi, vous n’êtes pas la Brigade, mais la Pléiade.

Il y eut un cri d’admiration, mais déjà la jeune reine se dirigeait vers un autre groupe, et là, c’étaient des artistes, Pierre Lescot, Germain Pilon, Jean Goujon, Philibert Delorme. Et pour chacun, elle disait le mot qui flatte, qui touche le cœur.

– Ah ! messieurs, dit-elle en s’éloignant, que ne puis-je vous emmener en Écosse ! Ou plutôt que ne puis-je rester toujours dans ce pays de France, séjour de l’art et de la poésie !…

– Et de l’hérésie ! compléta Brusquet qui, en même temps, se fendit par le grand écart, jusqu’à s’asseoir sur le sol.

Au moment où une rumeur d’indignation commençait à monter, très menaçante pour le pauvre bouffon, la voix d’un moine s’éleva, martelant les mots avec dureté :

– Ce fou est le seul sage de cette assemblée !…

– Malheur à moi si je suis devenu sage ! cria Brusquet. Je perdrai mon emploi, le meilleur de cette cour de fous !

Tout le monde s’était tourné vers lui, prêt à relever cet anathème. Mais tout le monde frissonna, se courba sous la menaçante bénédiction du moine vêtu avec pauvreté – et, de bouche en bouche, courut le nom de cet homme qu’on disait maître de l’esprit du roi :

– Monsieur de Loyola !…

Le héraut cria :

– Son Altesse Royale Mme Marguerite !… Mme la duchesse de Valentinois !…

Marguerite de France, fiancée du duc de Savoie, entrait avec Diane de Poitiers. Alors âgée de vingt-sept ans, Marguerite était jolie, lettrée, spirituelle, aimée, admirée. Mais en cette soirée, l’attention publique se reportait sur celle qu’elle accompagnait, la nouvelle duchesse. Tous les regards se tournèrent vers Diane de Poitiers, vers la maîtresse du roi qui, donnant la main au connétable de Montmorency, s’avançait d’un pas majestueux.

La duchesse de Valentinois avait tout près de soixante ans ! Elle les avouait, les proclamait sachant bien que c’était une rare merveille à proposer à l’admiration que ce corps demeuré ferme et pur, que le miracle de ce visage resté radieusement jeune.

La duchesse de Valentinois s’était assise dans le fauteuil placé à gauche de celui qui était destiné au roi. Quant à Marguerite, elle avait modestement gagné sa place, donnant la main à son fiancé, Emmanuel de Savoie, adversaire du royaume de France, réconcilié par politique.

– Messieurs, la reine ! place à la reine !…

Et c’était Catherine de Médicis, escortée de ses filles d’honneur. Souriante, elle marcha à Diane de Poitiers, qu’elle embrassa.

– Oh ! murmura Brantôme, elle va l’étouffer !

Quelqu’un, plus avidement que toute la cour, avait regardé Catherine de Médicis. C’était le baron de Lagarde ! Il ferma les yeux, ébloui comme s’il avait vu la foudre ! Un frisson le saisit à la nuque !… Au corsage de Catherine, il avait vu la rose. Et cette rose lui donnait un ordre terrible. Et, en lui-même, il rugissait :

– Il est temps ! L’heure est venue ! Il est temps de tuer…

– Le roi ! tonna le héraut. Messieurs, place au roi !…

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