Lorsque l’émotion soulevée par ce dernier incident se fut calmée. Brusquet s’écria :
– Ah ! çà, Henri, nous feras-tu dire la bonne aventure par le grand Nostradamus, venu tout exprès de l’Arabie. Valois, je veux Nostradamus, moi ! Qu’on me donne du Nostradamus !…
Le roi lança un coup d’œil à Saint-André pour lui rappeler ce qui était convenu au sujet du sorcier. Le bouffon surprit ce coup d’œil : c’était une condamnation à mort. Il s’avança en gambadant au-devant de Nostradamus et, exécutant devant lui une culbute :
– Tenez-vous bien ! murmura-t-il. Le roi vous veut la malemort. Et je ne voudrais pas qu’on vous fasse du mal.
– Merci, monsieur Brusquet, dit Nostradamus. Sire, je remercie votre ambassadeur qui me prévient que vous me mandez.
Aussitôt la foule reflua vers le fauteuil royal et il se fit autour du sorcier un grand cercle d’ardente curiosité.
– Monsieur, dit rudement Henri II, puisque vous prétendez tout savoir, dites-nous ce qui vous arrivera à vous-même dans les huit jours qui vont suivre ?
– Impossible ! répondit Nostradamus le cœur contracté.
– Ah ! ah ! murmura-t-on tout autour. Déjà pris au piège !
– Sire, continua Nostradamus, je puis lire dans la destinée des autres, mais la mienne m’est voilée. Mille fois, j’ai essayé : jamais je n’ai réussi. C’est une faiblesse. Je m’ignore dans mon avenir. C’est terrible. Figurez-vous, sire, que vous y voyez très clair autour de vous et que vous devenez aveugle dès que vous voulez vous regarder vous-même dans un miroir. Si j’avais des parents, un fils, une femme, un père, il me serait également interdit de pénétrer leur avenir. Ma science s’arrête au seuil de ma propre famille. Heureusement je suis seul au monde.
– Ainsi, votre science ne peut s’appliquer à vous-même, ni à aucun des vôtres au cas où vous auriez des parents ?
– C’est vrai, répondit Nostradamus dont cette étrange déclaration était parfaitement sincère. Pour le reste, vous pouvez m’interroger.
– Soit. Ai-je des amis ici ?
– Oui, sire, vous avez un ami. Votre bouffon.
L’attention était si intense, que cette réponse ne provoqua aucune protestation dans la foule des courtisans.
– Ai-je des ennemis ici ? reprit Henri.
– Au moins un, sire. Qui vous tuera, si vous ne le tuez.
Montgomery devint livide. Guise se recula de quelques pas.
– Monsieur, gronda le roi, je vous somme de le nommer.
– Je ne vous ai pas dit que je le connaisse. Mais il y a ici en ce moment, près de vous, un ennemi qui donnerait jusqu’à la dernière goutte de son sang pour vous tuer.
Le roi jeta dans le cercle des courtisans un long regard sanglant. Ce regard bondissait de l’un à l’autre.
– Tenez, sire, ne cherchez pas, reprit Nostradamus. Vous êtes dans la main du destin. Lors même que vous enverriez à l’échafaud tout ce qu’il y a de personnes ici présentes, l’ennemi dont je parle vous courbera sous sa main puissante. Il vous pulvérisera, tout roi que vous êtes…
– Nommez-le ! Nommez-le ! râla Henri, terrifié.
– Impossible. Ce soir, du moins ! Mais je vous le nommerai quand l’heure sera venue. Je vous le jure !
– Et cette heure ! bégaya le roi.
– Ce sera mon heure, non la vôtre ! Ne cherchez pas à soulever le voile de l’invisible qui consume les imprudents qui osent s’en approcher.
– Dieu me damne ! Vous et vos pareils ne parlez que par mystérieuses paroles pouvant s’appliquer à tout ce qui peut arriver, en sorte que, parfois, vous semblez avoir prédit une vérité.
– Sire, dit Nostradamus, je vois l’avenir, aussi vrai que la terre tourne autour du soleil !
– Comment ! ricana Saint-André. C’est la terre qui tourne autour du soleil, maintenant ? Voilà du nouveau !
– Monsieur le maréchal, dit Nostradamus, si, comme moi, vous aviez lu Coppernicus , vous sauriez sans avoir recours à la magie que le soleil est le centre de notre monde, que la terre tourne sur elle-même, et qu’elle accomplit son orbe autour du soleil en un an ; que Jupiter… Mais je ne veux pas ce soir vous entraîner dans la marche des mondes. Cette terre et ces insectes qui se traînent à sa surface seront un suffisant spectacle. Et, puisque je regarde un de ces insectes, vous, maréchal, je vous dis : « Prenez garde ! Je vous vois couvert de sang parce que vous êtes couvert d’or ! »
Saint-André se recula tout effaré.
– Et moi, reprit Henri, ne me direz-vous rien pour me consoler des ennuis, des chagrins qui me dévorent ?
– Non, sire, je ne vous dirai rien, à vous !
– Ah ! vous parlerez, monsieur, ou je croirai…
– Vous parlez de chagrins et d’ennuis ! Jamais homme, au contraire, ne fut plus favorisé par la fortune.
Un silence frémissant pesait sur cette foule qui n’avait entendu personne, pas même les princes du sang, parler ainsi au roi.
– Et que seriez-vous, poursuivit Nostradamus, si la fortune ne vous avait conduit jusqu’au trône ? Un personnage puissant, certes. Mais, surveillé, épié… frappé peut-être depuis longtemps… Enfin, au lieu d’être le roi, vous ne seriez que le frère du roi !…
On entendit un faible gémissement. Et Catherine seule s’aperçut que ce gémissement, c’était le roi qui l’avait poussé.
– Car enfin, sire, continua Nostradamus, vous n’étiez pas le dauphin ! Le dauphin, c’était votre frère François ! Plus fort, plus vivant que vous, ce frère semblait destiné à vivre un siècle. Or, votre frère arrive à Tournon, plein de santé. Une petite fièvre se déclare. Voici la petite fièvre qui accomplit son œuvre. Vous devenez dauphin ! C’est vous que le destin marque au front pour régner ! Ah ! sire ! vous êtes ingrat envers le destin.
– Misérable ! râla le roi livide, oses-tu bien insinuer que j’ai dû me réjouir de la mort de mon bien-aimé frère !…
– Oh ! non, sire ! Non, de par Dieu ! J’atteste au contraire devant tous, j’affirme, moi qui lis à livre ouvert dans votre cœur, que la mort de votre frère est le deuil incurable de votre vie !… D’autres eussent oublié déjà ! Mais vous, sire, j’atteste que vous portez royalement votre douleur ! J’atteste qu’au sein même des fêtes, votre pensée se reporte vers Tournon ! J’atteste que la nuit, votre frère vient se pencher sur vous et que vous mêlez vos larmes à celles du fantôme. Oh ! vous êtes un bon frère ! Jamais vous n’oublierez !…
Henri II leva sur Nostradamus un regard vitreux. Chose terrible, il sembla que ce regard demandait grâce.
– Pour Dieu, Henri ! murmura Catherine à son oreille, soyez fort ! Ou, de par Notre-Dame votre propre cour va se dresser devant vous pour vous chasser du Louvre !
Ces paroles cinglèrent le roi. Il réussit à sourire.
– Allons, dit-il, je vois que vous avez bien lu dans mon cœur qui portera toujours un deuil incurable.
– Maître, dit à ce moment le duc de Guise d’un ton goguenard, je voudrais bien, moi aussi, savoir ma bonne aventure !
– Seigneur duc, on vous surnomme Le Balafré !
– Je m’en vante ! Ma balafre est visible, je pense !
– Pas aux yeux de tous, duc ! Votre balafre, je la vois là, un peu au-dessous de l’épaule. Elle est profonde. Vous êtes étendu sur l’herbe, et vous mourez, désespéré de voir à cette minute que jamais les merlettes de Lorraine ne porteront leur vol aussi haut que vous l’espériez !
– Silence ! gronda le duc de Guise à demi-voix.
– Et moi ! Et moi ! s’écria Marie Stuart. Nostradamus s’inclina, et, avec une ineffable douceur :
– Madame, vous aimez la France, restez-y. Si vous retournez en Écosse, évitez l’Angleterre ! Prenez garde à une femme jalouse. Vous aussi, je vous vois rouge de sang !…
Marie Stuart pâlit. Mais elle se prit à rire en disant :
– Vraiment, messire, vous nous feriez presque peur, si nous ne savions qu’un voile impénétrable couvre nos destinées futures. Car enfin, tout ceci n’est qu’un jeu, n’est-ce pas ?
– Un jeu ? prononça Nostradamus. Vous avez dit le mot, madame. Seulement, c’est un jeu de mathématique. Ou un jeu de vision. La vie est une plaine, madame. Les hommes sont les tiges de blé qui hérissent cette plaine. Les événements sont les ondulations de ce vaste champ de blé. La plupart des esprits ne voient guère que les épis qui les entourent. Il y a des esprits qui voient jusqu’au bout de la plaine. Je suis un de ces esprits, madame. Je vois accourir du bout de l’horizon les souffles qui vont l’agiter…
– Vous avez dit : jeu de mathématique, observa Diane de Poitiers dans le profond silence.
– Oui, madame. Dans l’ordre mathématique, la vie se compose d’éléments. Un colosse lève son poing sur la tête d’un enfant. Les éléments sont : la force du colosse, la faiblesse de l’enfant, le poing énorme. Le dernier des ignorants, par un inconscient calcul, connaîtra la résultante de ces éléments : il prédira que l’enfant va être assommé. Nul ne songe à s’étonner de cette prédiction. Prenez des éléments plus compliqués. Si vous êtes douée d’une force de calcul suffisante, vous en connaîtrez la résultante. Dans le fait du colosse et de l’enfant, la résultante s’accomplit à l’instant même. Mais si les éléments sont plus nombreux, elle ne s’accomplira qu’au bout d’une heure, par exemple. Si vous avez calculé assez vite, vous aurez donc connu une heure à l’avance l’événement qui va s’accomplir. Multipliez les éléments, et vous obtenez des résultantes qui s’accompliront seulement au bout d’un mois, d’un an, de dix, de vingt ans, d’un siècle… L’analyse me donne les éléments qui composent la vie d’un individu ou d’un peuple. Le calcul me permet de faire la synthèse de ces éléments, et de connaître leur résultante aussi lointaine qu’elle soit…
– Calculez donc, alors, l’avenir de Paris ! cria quelqu’un.
– Ah ! voilà une question qui me plaît ! répondit Nostradamus. Il ne s’agit plus de savoir, sire, si vous mourrez d’une fièvre ou d’un coup de lance ! Il ne s’agit plus de savoir, sire, si votre fils François succombera à une maladie naturelle ou à une volonté meurtrière ! Il ne s’agit plus de savoir, reine d’Écosse, quelle est la femme qui vous guette de l’autre côté du détroit ! quel est le poignard qui vous balafrera, seigneur duc de Guise ! Quelle épée rencontrera votre poitrine, monsieur le maréchal ! De quel amour vous allez mourir, maître Du Bellay ! Quelle lutte fratricide va vous jeter l’un sur l’autre, Tavannes, Biron, La Trémoille ! Ce qu’on veut savoir, c’est la destinée de Paris ! Du sang ! Toujours du sang ! J’entends les tocsins mugir ! J’entends par les rues le galop des chevaux, le crépitement des coups de feu ! Je vois les brasiers des incendies, je vois la Seine couler toute rouge ! Des cadavres s’abattent sur les chaussées ! On tue ! La moitié de Paris assassine l’autre ! Ah ! Prenez garde, messieurs ! Voici, parmi vous, un spectre qui marque les uns du signe indélébile des assassins, et les autres du signe fatidique des victimes ! Amis, frères, ruez-vous les uns sur les autres ! Vous êtes tous marqués pour le meurtre ! Le spectre est là ! La mort vous compte et vous parque !…
Il y eut un vaste silence plein d’angoisse et d’horreur. Cette parole d’airain épandait de la terreur. Seule, Catherine de Médicis, tandis que tous pâlissaient regarda le devin en face et dit :
– Est-ce vrai, messire ?
– Aussi vrai, madame, que les pensées et les actes des hommes sont des nombres qui se combinent ! Aussi vrai que celui qui connaît ces nombres connaît leur résultante ! Aussi vrai que les trônes des rois s’écrouleront un jour à grand fracas ! Aussi vrai qu’on verra un jour des voitures sans chevaux, et que l’homme réalisera le rêve d’Icare ! Nostradamus marcha au maréchal de Saint-André.
– Aussi vrai, lui gronda-t-il, que tu seras tué par l’homme que tu réduiras à la pauvreté en le dépouillant ! Aussi vrai que toi-même, tu perdras les trésors que tu voles à ton roi !
Saint-André, livide, écrasé, jeta sur Henri II un regard de damné. Mais le roi n’avait pas entendu. Alors, le maréchal s’éloigna, se faufila, courut jusqu’à son hôtel, où, parvenu dans une cave secrète, il ouvrit des coffres pleins d’or, y plongea frénétiquement les bras, et, des éclairs au yeux, il rugit :
– Mon or ! Qu’on vienne donc me l’enlever !…
Nostradamus, l’avait regardé fuir avec un sourire de triomphe, et, alors, il marcha à Roncherolles :
– Aussi vrai, lui dit-il, que ton cœur sera broyé, parce que tu perdras ton trésor, toi aussi !
– Mon trésor ! balbutia Roncherolles.
– Ta fille !…
– Ma fille ! rugit Roncherolles éperdu.
Et lui aussi, subjugué par cet homme, qui mettait à nu la passion de sa vie, s’élança hors du Louvre, courut à la grande-prévôté, se rua jusqu’à la chambre de Florise, et, la voyant à genoux sur son prie-Dieu, éclata d’un rire nerveux…
– Fermez les portes ! Mettez des postes d’arquebusiers dans les cours, et feu, feu ! sur quiconque s’approchera !…