III DEUX VIEUX AMIS

À l’hôtel de la grande-prévôté, dans une vaste salle à manger d’une sévère magnificence, Roncherolles et Saint-André avaient soupé tête à tête.

Après le souper, Roncherolles fit apporter les vins d’Espagne et renvoya valets et maîtres d’hôtel. Alors, le grand-prévôt aborda la question du mariage de Roland avec Florise. Sa paternelle jalousie se déchaînait en lui. Mais ce fut avec un calme apparent qu’il établit ses conditions, et Saint-André, d’un bout à l’autre, fut charmant.

Premier point : Saint-André s’engageait à obtenir, pour lui, Roncherolles, un gouvernement éloigné de Paris, celui de la Guyenne par exemple.

– Eh bien, oui ! Tu auras ton gouvernement !… Il y a longtemps que c’est convenu avec le roi.

Deuxième point : Saint-André s’engageait à obtenir du roi qu’il renonçât à sa prétention de doter sa fille. Lui, Roncherolles, ne voulait pas accepter ce qu’acceptaient les plus fins gentilshommes.

– Et qui dotera Florise ? haleta Saint-André.

– Moi ! répondit rudement Roncherolles, moi seul.

Saint-André se chargea de la commission, avec assurance que le crédit du nouveau gouverneur n’en serait pas atteint.

Troisième point : Saint-André s’engageait à obtenir pour son fils Roland une importante charge dans la province.

– C’est fait ! s’écria joyeusement le maréchal en pensant que Roncherolles y venait tout seul !

– Cette charge, continua Roncherolles, serait, par exemple en la capitale de la Guyenne ? Dans le palais même du gouverneur, en sorte que Roland vivrait sous mes yeux.

– Soit encore !…

Quatrième et dernier point : Ces conditions seraient en vigueur dès le jour du mariage. Aussitôt après la cérémonie, lui, Roncherolles, partirait, pour prendre possession de sa charge. Roland voyagerait avec M. le gouverneur. Roland emmènerait sa jeune épouse.

– Ah ! fit Saint-André, à l’énoncé de la dernière clause. Difficile !… Diable !… Très difficile !…

Roncherolles se leva. Il saisit la main de Saint-André, et, d’un accent sauvage, les yeux dans les yeux :

– Dis au roi que s’il n’en était pas ainsi, je suis décidé à poignarder ma fille – et toi ensuite – entends-tu, vil courtisan ! lâche ruffian qui, pour dix écus, jetterais mon enfant aux bras de cette Majesté de l’ignominie. Et quant au roi, tu peux lui dire que je me charge de lui asséner un scandale tel, qu’il ne s’en relèvera pas !…

Saint-André avait un peu pâli. Il se borna à murmurer :

– Calme-toi, mon vieux camarade… tu déraisonnes.

Peu à peu, le grand-prévôt revint à lui. Saint-André, gaiement, emplissait les deux gobelets d’or.

– Par la sambleu, comme tu y vas ! Allons, je bois à ton gouvernement, à la charge de mon fils et à leur heureux départ le jour des noces, et sous ta conduite. Es-tu content ?

– Saint-André, si tu fais cela, tu me sauves la vie !

– Et je le ferai, vrai Dieu !…

Il était plus de 10 heures. Les deux amis trinquèrent.

– Comme nous faisions jadis à la Devinière, t’en souvient-il ? Maître Landry avait un fameux petit vin des coteaux de Saumur. C’était le bon temps. Nous étions le bec ouvert attendant la manne. Eh bien, moi riche et toi comblé d’honneurs, nous regrettons ce temps-là.

Saint-André décida d’accepter pour la nuit l’hospitalité que lui offrait son vieux camarade…

Brusquement, dans un remous de leurs consciences, le forfait monta à leurs lèvres. Roncherolles dit à voix basse :

– Penses-tu quelquefois à lui ?

– Lui ! balbutia Saint-André. Qui veux-tu dire ?

– Tu le sais. Je vois que tu le sais. Tu sues la peur !

– Et après, gronda Saint-André. Toi aussi tu as peur, hein ? Tu as peur que Renaud ne soit pas mort ! Renaud ne nous avait rien fait. Rien, sinon de nous sauver tous deux. Nous étions ses amis, ses frères. Il te donnait de l’argent. Nous l’avons trahi, nous avons livré sa femme. Nous sommes de fameux sacripants, mon brave prévôt. Plus de vingt ans ont passé et voici que tu me demandes si je pense à lui ! Tu te mets à avoir des remords. C’est trop beau pour moi : je n’ai pas de remords. Je ne pense jamais à lui. Voilà, mon camarade.

Roncherolles hochait la tête.

– Que diable veux-tu dire avec ton silence ? cria Saint-André.

C’était vrai. Le silence de Roncherolles était éloquent. Tout à coup, sans transition, Roncherolles dit :

– Je hais ce Nostradamus. Et toi, Saint-André ?

Le maréchal frissonna. Il répondit :

– Je le hais parce que, à la cour, il m’a fait peur.

– Il faut nous en débarrasser. D’ailleurs, le roi le veut.

– As-tu bien regardé ses yeux ? As-tu bien écouté sa voix ?

Saint-André frémit. Il fit oui de la tête.

– Eh bien, reprit Roncherolles, je jurerais que j’ai déjà vu ces yeux flamboyants, entendu cette voix d’airain. Saint-André, nous avons connu déjà ce Nostradamus !

Il y eut un long silence. Chacun d’eux se disait :

– Pourquoi le sorcier m’a-t-il menacé ? Pourquoi Nostradamus me hait-il ?

– Il faut, répéta Saint-André, nous débarrasser de cet homme.

Roncherolles, sans transition, dit tout à coup :

– Marie de Croixmart est morte. Dix fois j’ai été à son tombeau dans le cimetière des Innocents.

– Elle est dans le tombeau, fit Saint-André. Notre bon roi était amoureux. Il fit faire un tombeau à la morte.

– Celle-là est morte. Plus rien à craindre de ce côté.

– Et l’enfant est mort, ajouta Saint-André.

– Ce n’est pas nous qui avons tué Marie, gronda Roncherolles. Ce fut le dauphin qui, jaloux, la poignarda.

– Et ce n’est pas nous qui avons tué l’enfant, bégaya Saint-André. Ce fut Brabant-le-Brabançon qui s’en chargea.

– L’enfant, lui aussi, est mort…

– Il est mort…

À ce moment, un homme essoufflé d’avoir couru fut introduit. C’était le baron de Lagarde. Il dit :

– Le Royal de Beaurevers est sorti vivant des décombres de l’auberge incendiée. Prenez garde. Il est vivant !…

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