IV LE SPECTRE

Roncherolles et Saint-André eurent le même soupir de soulagement. Ils échangèrent un regard qui signifiait :

– J’ai cru qu’on venait dire : L’ENFANT N’EST PAS MORT !

– Lagarde, êtes-vous sûr ? gronda Roncherolles.

– Je l’ai vu de mes yeux. Il est sorti des ruines et s’est évanoui. Alors est arrivée une femme accompagnée de je ne sais quel géant. Le Royal est grièvement blessé car il a fallu que le géant le prenne sur ses épaules pour l’emporter.

– Où cela ?… Où l’a-t-on emporté ?

– Les deux hommes que j’ai laissés en surveillance rue des Lavandières vont nous le dire.

– En route ! dit Saint-André. Une escorte, grand-prévôt.

– En route ! fit Roncherolles d’un ton bref.

Rue des Lavandières, devant les ruines de l’auberge, ils trouvèrent l’un de l’escadron de fer : lui et son camarade avaient suivi le géant qui emportait Beaurevers. Le camarade était resté en sentinelle devant la maison où était entré le géant.

– Conduis-nous, dit Roncherolles.

– Je me charge de l’achever, dit Saint-André.

– Non pas ! fit Roncherolles. Il faut que le drôle soit pendu. Il le sera. À l’aube prochaine, devant les fenêtres de mon hôtel.

À ce moment, Roncherolles frémit, s’arrêta et gronda :

– Ah çà, mais nous entrons dans la rue de la Tisseranderie !

– Tiens, c’est vrai, grimaça Saint-André.

– Lagarde ! fit le grand-prévôt, est-ce donc dans cette rue ?

– Il paraît !…

Roncherolles se pencha vers Saint-André, et, avec un soupir :

– Vingt-deux ans que je n’ai mis les pieds dans cette rue.

– Moi aussi ! dit Saint-André. C’est une occasion d’y rentrer.

– Messieurs, dit Lagarde, c’est ici.

– Quoi ! hurlèrent le maréchal et le grand-prévôt.

– Le Royal de Beaurevers est dans cette maison.

Ils levèrent les yeux sur la maison : puis ils baissèrent la tête ; ils eurent cette vague intuition que l’épouvante les avait conduits jusqu’à ces pierres qui semblaient crier : « Nous avons vu ! »

Car cette maison, c’était celle où ils avaient juré à Renaud de veiller sur Marie de Croixmart, où ils avaient poignardé la vieille Bertrande, où ils avaient conduit les deux jeunes princes pour leur livrer la femme de Renaud, c’était la maison devant laquelle ils n’étaient plus jamais passés.

– C’est un hasard, dit le maréchal, un hasard, voilà tout. Est-ce que nous avons peur d’un hasard ?

– Non ! gronda Roncherolles. Entrons. Et nous verrons. Lagarde, tenez-vous dans la rue avec vos deux hommes.

– Pourquoi entrons-nous seuls ? bégaya Saint-André.

– Un hasard nous conduit dans la maison. Si ce même hasard voulait qu’il soit resté une trace de ce qui s’est passé jadis, je ne veux pas de témoins. Entrons seuls.

Roncherolles heurta le marteau de la porte. Elle s’ouvrit à l’instant même. Ils entrèrent, et ne virent personne.

Saint-André repoussa la porte. Un cierge sur un bahut, éclairait la salle. Ils la reconnurent tout de suite. Au fond, le même escalier au pied duquel dame Bertrande s’était placée pour empêcher les deux princes de monter. Ils n’osaient se regarder, crainte de voir l’épouvante sur leurs visages. Le grand-prévôt fit un effort.

– Il s’agit, dit-il, d’arrêter Le Royal de Beaurevers et de le pendre, il ne s’agit pas d’autre chose.

– C’est vrai, fit le maréchal. Nous avons eu peur d’une ombre. Holà ! n’y a-t-il donc personne ?

– De par le roi ! cria de son côté Roncherolles très fort.

– On ne répond pas. Il s’agit de monter là-haut. Nous y trouverons le sacripant, et tu lui mettras la main au collet.

Chacun d’eux voulut prouver à l’autre qu’il était plus fort que la peur ! Ils montèrent.

En haut, personne. Leur terreur s’évanouit. Trois portes s’ouvraient sur la salle où ils se trouvaient. Celle du milieu donnait sur la chambre où ils avaient vu jadis Marie endormie.

Au même instant, tous deux furent pétrifiés. La terreur qu’ils oubliaient rentra dans leurs esprits exorbités. Ils n’eurent pas la force de se sauver. Ils se sentirent prisonniers de l’horreur, et, dans un souffle, bégayèrent :

– Marie de Croixmart !…

Elle était debout. Elle portait les mêmes vêtements de deuil qu’elle n’avait pas voulu quitter, même la nuit du mariage. Seuls les cheveux gris eussent dénoncé les années qui pesaient sur ce front ; mais un voile noir la cachait. C’était bien elle ! Ils se sentirent devenir fous.

À ce moment, ils éprouvèrent comme un choc terrible : le spectre parlait !… Et voici ce qu’il disait :

– Marie de Croixmart est morte. Vous le savez bien, Gaétan de Roncherolles, Albon de Saint-André. Elle est morte, puisque vous l’avez assassinée. Et je vais vous le prouver.

Le spectre commença à descendre l’escalier.

– Venez ! dit le spectre en se retournant.

Ils se mirent en route, d’une secousse. De toutes leurs forces, de toute leur volonté, ils essayèrent de résister. Mais ils suivirent, toujours se tenant par la main, enchaînés l’un à l’autre par la même horreur, comme ils l’avaient été par le même crime.

Le spectre franchit la porte de la rue : ils la franchirent. Et, derrière eux, la porte se referma. Lagarde et ses deux compagnons les virent passer. Lagarde voulut s’élancer. Mais il les vit si mornes, si décomposés, qu’il s’arrêta frappé de stupeur. Il eut la sensation qu’il se passait quelque chose d’effroyable, et, de loin, il suivit le groupe fantastique.

Le spectre arriva au cimetière des Innocents et y entra. Le grand-prévôt et le maréchal entrèrent… Lagarde regardait.

– Elle va au tombeau ! râla le grand-prévôt.

– Oui. À son tombeau ! souffla le maréchal.

Le spectre atteignit la tombe. Les deux damnés s’arrêtèrent à dix pas. Ils étaient résolus à mourir plutôt qu’à faire un pas de plus. Cette idée que le spectre les avait attirés là pour les faire entrer VIVANTS DANS LA MORT, leur tenaillait le cerveau.

– Pas un pas de plus, Saint-André !

– Non ! Si elle nous appelle, tue-moi, Roncherolles !

Le spectre se retourna vers eux. Ils voyaient distinctement son visage que les clartés de la lune faisaient plus pâle. Alors le spectre leur parla. Il disait :

– Marie de Croixmart est morte. Pourquoi l’avez-vous appelée ? Je suis morte. Vous le savez. J’ai été tuée par vous. François ne fut que le poignard qui frappe. Vous fûtes la pensée qui tue. Je suis donc morte, et voici ma tombe… Écoutez ce que votre maître Henri a fait graver sur la pierre : Ici repose Marie… Puisse-t-elle, du haut des cieux, pardonner à ceux qui l’ont tuée… Les vivants se chargent de la venger.

Ils étaient âgés. Le spectre, d’une voix sourde, reprit :

– Puisse-t-elle pardonner à ceux, qui l’ont tuée ! Écoutez, vous qui m’avez tuée ! Cette prière est vaine. Je n’ai point pardonné ! Je ne pardonnerai jamais !…

Presque aussitôt, sa voix devint un cri terrible :

– Les vivants se chargent de me venger !…

Dans le même instant, le spectre disparut.

– Elle est rentrée dans la tombe ! dit Saint-André.

– Rentrée chez les morts ! dit Roncherolles.

Alors, lentement, ils arrivèrent à la porte du cimetière. Là, ils trouvèrent Lagarde qui voulut hasarder une question. Mais ils ne répondirent pas.

– Ils sont possédés du diable ! grommela le baron.

Pensif, il les regarda s’en aller d’un pas titubant.

Lagarde et ses deux hommes coururent à la maison de la rue de la Tisseranderie ; ils trouvèrent la porte entr’ouverte. Ils entrèrent, visitèrent la maison. Ils ne trouvèrent personne ; ni le géant, ni Le Royal de Beaurevers.

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