VI LE NOM MAUDIT

Un inexprimable attendrissement lui vint. Elle posa le flambeau loin du lit, et elle-même s’assit loin du lit, les yeux fixés sur ce visage placé ainsi dans la pénombre. Parfois un brouillard s’étendait devant elle, et alors cette figure semblait s’animer. Elle souriait. Elle ouvrait les yeux…

Et ce n’était pas le regard de Beaurevers !… Dans un de ces moments, Marie se leva toute droite, terrifiée.

Le brouillard disparut… Le visage redevint ce qu’il était : celui de Beaurevers… d’un inconnu. Elle murmura :

– J’ai cru… chimère de mon pauvre cerveau affolé… oh ! j’ai cru que là, sur ce lit, c’était RENAUD !…

Les heures s’écoulèrent. Le jour vint. Marie était restée là. Elle n’éprouvait aucune fatigue. Elle continuait à fixer ce jeune visage. Elle luttait contre un mirage. Mais le mirage fut le plus fort. Tout à coup, Marie de Croixmart s’approcha du lit et balbutia :

– Quoi que je fasse et dise, cet inconnu ressemble… oui, c’est vrai… ce jeune homme RESSEMBLE À RENAUD !…

Brusquement, la suggestion fut complète.

– Est-ce toi, Renaud ? demanda-t-elle.

Et elle avait cette même voix de rêve qu’elle avait jadis lorsque Renaud l’endormait. À ce moment, Le Royal ouvrit les yeux. Cette figure pétrifiée, ces yeux qui ne voyaient pas et qui pourtant se fixaient sur lui, cette voix qui ne ressemblait à aucune des voix qu’il avait entendues, cela lui produisit une prodigieuse sensation d’étonnement mêlé d’effroi. Il tint les yeux fixés sur la voyante. Elle parlait lentement.

– C’est donc toi, mon bien-aimé ? Tu m’as donc entendue enfin ? Oh ! comme je t’ai appelé ! Comme j’ai pleuré ! Renaud, n’as-tu jamais eu pitié de ta femme ? Écoute ! Ce qu’il y avait sur la lettre, c’était vrai ! Je suis Marie de Croixmart…

– Marie de Croixmart ! répéta sourdement Le Royal.

En une seconde, l’affreuse légende qui s’était faite sur ce nom s’échafauda dans son esprit. La conversation que devant lui, dans les caves de la grande prévôté, avaient eue Trinquemaille, Corpodibale, Strapafar et Bouracan se retraça dans sa mémoire. Et aussi son indignation ! Et aussi la promesse qu’il avait faite de punir Marie de Croixmart ! La dénonciatrice ! Ses poings se crispèrent.

– Si c’est elle, par tous les diables d’enfer, je…

– Renaud, disait Marie. J’avoue. Je suis la fille du grand juge. Je porte ce nom abhorré de Croixmart…

– Enfer ! hurla Beaurevers. C’est bien elle !

Marie s’était abattue sur les genoux. Elle sanglotait. Elle répétait la scène de la lecture. Son esprit repassait par toutes les phases de cette scène. Et c’était à faire frissonner de pitié…

Et Le Royal de Beaurevers frissonnait. Et lorsque Marie revint à la vie normale, lorsqu’elle se releva effarée, il n’y avait plus que de la pitié dans l’âme du jeune homme. D’avoir entendu de pareils sanglots, Le Royal de Beaurevers pleurait… Et il murmurait :

– Pauvre femme !…

– Vous êtes réveillé, dit Marie de Croixmart en tremblant. Depuis quand ? Qu’ai-je fait depuis que vous êtes réveillé ?

– Rien, madame, dit doucement Le Royal.

– Rien ? Est-ce bien sûr ? J’ai dû parler, dire des choses… extravagantes, sans doute. Qu’ai-je dit ?…

– Rien, madame…

– N’ai-je pas dit que je m’appelais… j’ai dû dire un nom…

– Madame, dit Beaurevers, je sais que vous vous appelez la Dame sans nom. Moi, je m’appelle Le Royal de Beaurevers. Vous m’avez offert un abri. C’est tout ce que je sais.

Un joyeux sourire éclaira cette pâle physionomie. Elle s’occupa aussitôt de défaire le bandage de la blessure pour renouveler la compresse. Le Royal de Beaurevers songeait :

– Non, je ne punirai pas cette pauvre femme. Si Trinquemaille et ses acolytes osaient venir lui demander compte de son passé, ils auraient affaire à moi !… Mais puis-je demeurer sous le même toit que la fille de ce grand juge dont la mémoire suscite encore des malédictions !… Non, je ne resterai pas ici… et pourtant… qui sait ce qu’elle a pu souffrir !…

– Vous sentez-vous mieux ? fit Marie de Croixmart.

– Si bien, madame, que je vais pouvoir me retirer…

– Vous voulez vous en aller ! Blessé comme vous êtes !

– J’en ai bien vu d’autres. Que de fois il m’est arrivé de monter à cheval tout saignant et de faire l’étape sans autre baume qu’un linge mouillé sur la blessure !

– Mais vous êtes traqué ! Vous ne vous en irez pas !

– Il le faut. Et quant à ceux qui me poursuivent, le mieux qui puisse leur arriver, c’est de ne pas me rencontrer. Au surplus, il faut tôt ou tard que cela ait une fin.

Marie de Croixmart, en proie à une exaltation mystérieuse, lui saisit la main, hésita, balbutia, puis, tout d’un coup :

– Avez-vous connu votre mère ?…

– Oui, dit simplement Beaurevers. Elle s’appelait Myrtho. Elle habitait dans la Cour des Miracles. C’est là, que j’ai été élevé. Vous voyez, je suis un homme de sac et de corde. On me l’a dit, le métier que j’exerce est plus horrible encore que le métier du grand-prévôt…

Marie de Croixmart laissa tomber ses bras découragés.

– Sa mère s’appelait Myrtho, murmura-t-elle. Chimère de mon cerveau !… Dites-moi, mon enfant, alors, cette femme qui était avec nous dans les ruines de l’auberge…

– Myrta ?…

– Oui. Vous êtes son frère ?… fit Marie palpitante.

– Bonne Myrta. Oui, madame, je suis son frère…

Marie de Croixmart secoua la tête et murmura :

– Ressemblance ? Rêve !… Et puis, quand même il y aurait ressemblance ?… Est-ce la première fois que les traits d’un visage répètent Vaguement les traits d’un autre visage ?…

Elle sortit de la chambre. Le Royal de Beaurevers s’habilla. Dans la salle du bas, il trouva la Dame sans nom.

– Merci, de votre hospitalité, de votre baume, et adieu.

Les mains jointes, d’une voix de caresse, elle implora :

– Vous reviendrez, n’est-ce pas ?…

– Je ne crois pas, fit-il brusquement.

Marie baissa la tête et ses larmes coulèrent… Le Royal, à la porte, hésita. Ces larmes lui faisaient mal. Brusquement, d’un bond, il fut près d’elle, lui saisit les deux mains, se Courba, baisa ses mains diaphanes, et, sanglotant, sans savoir pourquoi :

– Eh bien, oui, oui ! Je reviendrai, je vous le jure ! Et il s’élança au dehors…

Share on Twitter Share on Facebook