VI LE SANGLIER FORCÉ

Catherine conduisit le jeune homme jusqu’à une porte bâtarde pratiquée dans cette partie du Louvre où l’on travaillait encore aux travaux de réfection. Elle avait suivi un chemin qu’elle devait bien connaître. Elle ouvrit elle-même la porte. L’instant d’après, Beaurevers était dehors. Une ombre se dressa près de Catherine.

– Suis-le ! gronda-t-elle. Et sur ta vie sache où il gîte !

Lagarde s’élança. Catherine revint sur ses pas, traversa une galerie, où l’on criait, gesticulait :

– Et pourtant, il a franchi les planches de la poterne !

– Il est dans le Louvre, c’est sûr !

– Il y était !…

Catherine passa près du grand-prévôt. Elle répéta :

– Il y était.

– Madame… bégaya Roncherolles. Oh ! Ma vie, madame, je donnerais ma vie pour savoir ce que vous savez !

– Demain matin, Lagarde vous dira où trouver l’homme.

Catherine passa et regagna ses appartements, tandis que d’étranges pensées se présentaient au cerveau du grand-prévôt…

Vers six heures du matin, l’hôtesse de L’Anguille-sous-Roche entr’ouvrit la porte de l’étroite chambre où Le Royal avait pris gîte pour la fin de la nuit. Le jeune homme s’était jeté tout habillé sur la couchette et avait dû s’endormir aussitôt d’un pesant sommeil. Myrta, dans l’entre-bâillement de la porte, le contempla, silencieuse. Son sein se soulevait d’un rythme plus rapide qu’à l’ordinaire.

– S’il voulait ! songeait Myrta. Nous nous connaissons depuis l’enfance. Ensemble, nous avons joué. Il me défendait. Quand il est parti, il m’a embrassée et m’a dit : « Je t’aime bien, ma petite Myrta… » Moi, je ne lui ai rien dit. Mais j’ai pleuré. Je ne pouvais pas dire : Je vous aime bien… mais je l’aimais… S’il voulait !… mais il ne voudra jamais, et moi jamais je ne lui dirai : Voulez-vous que nous unissions nos deux existences ?

Myrta poussa un soupir et, très doucement, referma la porte. Au fond, elle était contente. Le Royal de Beaurevers était là, chez elle.

Achevons d’un mot l’esquisse de Myrta : Myrtho, sa mère, la belle Grecque, avait exercé le métier de ribaude. Myrta n’avait eu autour d’elle que des ribaudes. Eh bien ! jusqu’à ce jour, Myrta, vaillante, résolue et belle, s’était conservée pure dans un milieu qui ignorait la pureté…

Myrta jeta un coup d’œil dans la rue. Précipitamment, elle rentra et fit tomber le châssis. Elle palpitait, très pâle.

– Que veulent ces gens ?…

À travers les vitres elle les étudia. Ils étaient cinq qui semblaient inspecter le cabaret. Parmi eux se trouvait un homme que Myrta reconnut sur-le-champ : le grand-prévôt !

– Pour quoi, pour qui sont-ils là ?… Oh ! pour lui ! Pour lui !…

Un groupe de trois hommes arriva et se joignit aux premiers.

– Le sire de Lagarde ! murmura Myrta. Que veulent-ils ?… Oh ! ils attendent du renfort.

Bientôt ils furent dix. Elle courut à la petite chambre qu’occupait Le Royal. Mais, à la porte, elle s’arrêta.

– Non, qu’il dorme, le pauvre petit. C’est peut-être son dernier sommeil de vivant ! Je l’éveillerai quand il sera temps. Personne dans l’auberge, pas un homme pour mettre l’épée à la main près de lui. Vierge puissante ! sauvez-le.

Elle courut à la fenêtre : ils étaient quinze, maintenant. Roncherolles donnait des ordres, Myrta dégringola l’escalier, se jeta dans la salle commune ; il y avait deux fenêtres au rez-de-chaussée, solidement grillées ; la porte était massive, renforcée de barres de fer.

– Cela tiendra une heure, dit-elle. Que faire ? Ils veulent l’avoir. Pourquoi ? Pour le pendre. Oh ! le voir au gibet !

Elle eut autour d’elle un regard terrible.

– On se défendra ! rugit-elle.

L’escalier de bois était au fond de la salle, à l’angle gauche. Le trou de descente aux caves était à l’angle droit. Myrta souleva la trappe debout contre le mur. Il y avait dans la salle des bancs, des tables, des escabeaux, deux bahuts, une armoire. Elle traîna l’armoire ; elle traîna l’autre bahut.

Ces meubles, elle ne les plaça pas devant là porte ; elle en fit une ligne de circonvolution autour de la trappe de la cave, divisant la salle en deux parties ; double rempart. Elle les dissémina çà et là, obstruant d’obstacles la première moitié de la salle devenue ainsi une sorte d’avancée.

– Des armes, maintenant !

Près de la trappe, elle plaça deux haches à fendre le bois, des couteaux de cuisine, des lardoires, de gros poids à peser le blé.

Quand elle eut fini, elle remonta en haut, et se jetant à la fenêtre, en passant, elle renversa un gros sac… Elle inspecta la rue : ils étaient toujours quinze. Il lui fut évident qu’ils attendaient encore du renfort, car Roncherolles et Lagarde regardaient vers le bout de la rue. Myrta jeta un coup d’œil sur les maisons d’en face. Toutes étaient closes. Les habitants ne tenaient nullement à voir. Quand on a vu, on a été témoin. Une seule fenêtre était ouverte. Une femme immobile regardait – une femme à cheveux blancs, à figure pâle… Myrta murmura :

– La dame sans nom ! Oh ! Elle va nous porter malheur !… Si Myrta avait considéré avec attention la Dame sans nom, elle eût vu que cette femme ne regardait rien que deux hommes, et que l’œil, de cette femme se posait sur eux comme une malédiction… Et elle eût vu que ces deux hommes, c’étaient le maréchal et le grand-prévôt, Jacques d’Albon de Saint-André et Gaétan de Roncherolles.

Myrta, en reculant, se heurta à ce sac qu’elle venait de renverser. Ses yeux venaient de se fixer sur le sac, un sourire éclaira soudain son visage. Dans un coin de cette pièce, il y avait un de ces moulins à manivelle destinés à moudre les épices. Saisir le sac et verser le quart de son contenu dans la gorge du moulin, ce fut l’affaire d’un instant. Myrta commença à moudre avec frénésie. Quand ce fut fini, elle versa la poudre obtenue dans une caisse, puis, de nouveau, emplit le moulin qui rendait un ronflement sourd.

– Holà ! ho ! Myrta ! Ma jolie Myrta ! Est-ce ton habitude d’éveiller ainsi à grand ronflement tes pauvres hôtes ?

Et Le Royal de Beaurevers se montra, souriant :

– Quelle occupation est-ce là ? reprit-il.

– Vous le voyez, je mouds des épices, répondit Myrta.

– Au diable ton moulin ! ma petite Myrta.

– Il faut des épices dans une auberge, dit-elle.

– Oh ! mais tu as donc à épicer des gens pareils à ceux dont parle messire Rabelais dans ses fabliaux ?

– Je ne connais pas, mais j’ai à épicer une bande de loups.

– Bon. J’ai faim, donne-moi à manger. Oh ! comme tu es pâle, ce matin !

– Je fais un mauvais rêve et cela me retourne le cœur.

– Myrta, ma petite Myrta, j’enrage de faim.

– Descendez, la table est toute prête.

– À la bonne heure ! J’ai la tête vide. Mon cœur est trop plein.

Myrta pâlit à ce mot. Beaurevers descendit, joyeusement. L’instant d’après, il remonta, les sourcils froncés, courut à la fenêtre, inspecta la rue, puis il ceignit sa rapière ; son visage flamboyait.

– Ils me veulent. Cela dure depuis hier. Traqué, poussé, cerné, acculé à la mort. La rue Calandre. Les toits. La Seine. Le Louvre. J’ai fait grâce au roi, Myrta, et à la reine. Et voici la mort. Et, Myrta, sais-tu qui me traque et m’accule à la mort ? Le père de celle que j’aime !…

Myrta baissa la tête. Deux larmes jaillirent de ses yeux… Son pauvre rêve d’amour s’écroulait. Beaurevers vit cela. Il vit ! Il comprit ! L’effroyable fureur qui le faisait trembler s’affaissa. Il s’approcha de Myrta, timidement.

– Myrta ! murmura-t-il.

– Laissez-moi…

En bas, un grand coup ébranla la porte.

– Myrta ! répéta Beaurevers.

– Songez à vous défendre.

Les coups de madrier sur la porte se succédaient. Cette fois, Roncherolles avait condensé son plan. Il n’avait qu’une vingtaine d’estafiers. Pas de cris. La besogne méthodique de gens qui connaissent leur affaire. La porte gémissait. Elle s’éventrait, se lézardait. Elle était à l’agonie.

– Myrta, ma petite Myrta, ma grande sœur, ce n’est pas ma faute. Tu as été pour moi comme une mère. Tu me pansais quand j’étais blessé. Tu me donnais à manger quand j’avais faim. Tu m’ouvrais ta maison quand j’étais sans gîte. Et moi j’aimais à être grondé par toi. Quand tout me manquait, je me disais : J’ai Myrta. Et j’étais consolé. Je t’aimais plus que tout le monde. Et je t’aime, Myrta, comme la meilleure créature qui soit sous le ciel pour moi. Je viens de voir ce que tu as fait en bas. Pendant que je dormais ! Ô Myrta, ce n’est pas ma faute si je l’ai rencontrée, elle, et si… Myrta, je mourrai heureux si c’est toi qui es près de moi pour me fermer les yeux…

Ces derniers mots firent tressaillir Myrta. Elle songeait :

– Je ne veux pas qu’il meure ! Et c’est moi, moi Myrta qui le sauverai. Non pas elle !…

Elle descendit la première. Sur sa robuste épaule, elle portait la caisse qu’elle avait remplie de cette poudre qu’elle avait obtenue de son moulin. C’était du poivre.

Beaurevers avait compris. Il descendit et vit Myrta qui, au pied de l’armoire et des bahuts, entassait de la paille ; sur la paille, des copeaux ; sur les copeaux, du bois sec. Près du trou de cave, elle plaça une cire allumée.

Sous un coup de madrier, la porte se fendit. Dans la rue, une voix brève et rude jeta :

– Attention ! Entrez de front !

La porte tomba. Trois hommes entrèrent de front, la brette au poing. Trois autres venaient derrière. Ils étaient de l’escadron de fer. En un clin d’œil tout l’escadron fut dans la salle, écartant à coups de pied escabeaux, tables et bancs, se ruant sur Le Royal. Sa rapière siffla, s’allongea trois fois. Il y eut trois râles. Le Royal se redressa, hurlant :

– Beaurevers ! Beaurevers !

Le temps de jeter ce cri de guerre, et il retomba en garde ; brusquement, un rire féroce : sa rapière venait de se briser !

– Désarmé ! Désarmé !

– Prenez-le !

Ils étaient une huitaine qui marchaient sur lui, soutenus par une autre huitaine. Il reculait vers le rempart des bahuts. Après la clameur, il y eut un silence plein d’angoisse. Ils marchaient. Il était désarmé. Il reculait. Mais cette figure convulsée, cet être dont chaque geste portait la mort leur faisaient peur.

– Sang et tonnerre ! Prenez-le donc ! rugit Roncherolles.

La bande entière eut un en avant ; il y eut une ruée silencieuse et soudain une reculade furieuse, un infernal feu d’artifice d’imprécations, de hurlements, de grognements : je n’y vois plus ! je suis aveugle ! à moi ! de l’eau, de l’eau ! mes yeux !…

À poignées, Myrta lançait le poivre ! À rudes et violentes envolées, en plein dans les yeux, elle épiçait la bande !

– Les haches ! dit-elle froidement.

Beaurevers vit les haches, en saisit une et se jeta à l’abordage. Alors, ce fut effroyable. Dans la mêlée tourbillonnante, on entendit des coups sourds de crânes fracassés, d’épouvantables râles ; dix ou douze hommes sur le carreau se roulaient dans les convulsions suprêmes. À poignées furieuses, Myrta aveuglait les combattants. La hache se levait, s’abaissait, frappait, coupait, tranchait, et dans ce tumulte sans nom, le cri strident, féroce :

– Beaurevers ! Beaurevers !

Dans cette seconde, il tomba derrière le bahut, la hache lui échappa… Lagarde, d’un coup furieux, venait de l’abattre.

Les combattants n’avaient pas vu tomber Beaurevers. Ils l’avaient simplement vu disparaître derrière les bahuts. Haletants, ils contemplèrent un instant les cadavres, les murs éclaboussés, l’énorme désordre. Tous regardaient cette fortification derrière laquelle Beaurevers attendait. Puis, assurant leurs armes, ils se ramassèrent pour l’assaut… À ce moment, une fumée noire, épaisse, envahit la salle.

– Le feu ! Le feu !…

Les flammes tout à coup fusèrent. Les bahuts flambaient. La grosse armoire flambait. En quelques secondes, la salle fut en feu. Les assaillants battaient en retraite dans la rue.

– Mille écus à celui qui a mis le feu ! cria Roncherolles.

– C’est moi ! répondit un survivant de l’escadron.

Des maisons voisines, des cris de terreur partirent.

De toutes parts, on accourait pour combattre l’incendie. Le dizainier de la rue s’avança vers Roncherolles et dit :

– Monseigneur, nous allons attaquer le feu…

Roncherolles répondit :

– Laissez brûler !

– Monseigneur !… les voisins…

– Et moi je dis, entendez-vous ! je dis : laissez brûler !

Et on laissa brûler ! Le soir, trois maisons étaient détruites. Quant au cabaret, ce n’était plus qu’un amas de décombres.

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